Pourquoi l'invasion de l'Ukraine est le scénario le plus probable
Depuis plusieurs semaines, Moscou fait planer la menace d'une invasion de l'Ukraine. Il y a un an, j'expliquais sur ce site comment la Russie pourrait envahir un Etat voisin au nom de la défense du « monde russe ». Ce scénario va probablement se concrétiser en Ukraine.
Depuis plusieurs semaines, Moscou fait planer la menace d'une invasion de l'Ukraine. Il y a un an, j'écrivais sur ce site que la Russie pourrait envahir un Etat voisin pour défendre le « monde russe ». Ce scénario va probablement advenir en Ukraine.
Dans un article publié en mars 2021 (« Entre défense du "monde russe" et irrédentisme, l'impérialisme russe à l'origine d'une prochaine "surprise stratégique" ? »), j'avançais l'idée que la Russie pourrait lancer dans un futur proche une intervention militaire dans un Etat européen voisin au motif d'y protéger des Russes ethniques (russkiji) et des russophones, dans le cadre de la défense du « monde russe ». J'avais défendu cette hypothèse une première fois à l'automne 2018, dans un article qui ne s'étendait pas sur la manière dont pourrait se dérouler une telle opération et se contentait d'ouvrir la porte à un scénario aussi improbable : « après avoir risqué par deux fois une réponse armée de l’OTAN qui s’est contenté d’une escalade verbale et d’un renforcement de ses dispositifs orientaux, pourquoi Vladimir Poutine se refuserait-il à faire basculer dans le giron russe de nouvelles régions de son "étranger proche", dont l’Ukraine méridionale ? Pensons l’impensable ».
En avril 2021, une première concentration de troupes russes à la frontière ukrainienne sur fond d'aggravation du conflit dans le Donbass avait mis sur la table l'hypothèse d'une attaque russe. Une telle éventualité avait été écartée par la quasi-totalité de ceux qui avaient analysé avec sérieux le regain de tensions entre Kiev et Moscou. Ceux qui n'excluaient pas totalement une attaque russe jugeaient très peu probable cette hypothèse extrême. Si j'avais publié une analyse sur ce site à cette période, j'aurais écrit que la probabilité d'une invasion au printemps 2021 était proche de zéro du fait de la faiblesse du dispositif russe et surtout du manque de préparation (notamment logistique).
Lorsqu'en novembre de la même année, la Russie a de nouveau massé des troupes aux frontières, ma position initiale était la même : la Russie n'attaquerait pas l'Ukraine cet hiver. Trop tôt. Dans divers articles publiés sur ce site, j'ai décrit plusieurs scénarios dans lesquels la Russie pourrait engager une opération militaire en Europe, y compris contre un Etat membre de l'OTAN (dans le cas où les dirigeants russes estimeraient pouvoir éviter une guerre ouverte contre l'Alliance). A l'exception de l'hypothèse d'un incident (évoquée ici avec l'exemple des provocations russes en Europe du Nord) pouvant se matérialiser n'importe quand, tous ces scénarios avaient en commun de se produire dans un futur proche, mais dans des conditions qui ne sont pas (ou ne semblent pas être) réunies en cet hiver 2021-2022.
Premièrement, le pouvoir russe doit estimer qu'il a davantage à gagner qu'à perdre à lancer une intervention militaire. Ceci exige d'en arriver à une situation où le régime de Vladimir Poutine estimerait que « le risque encouru en vaut la peine, ou soit dans une situation suffisamment critique » pour lancer une opération qui pourrait tout aussi bien signifier sa perte (dans l'idée que le Kremlin « pourrait être tenté par une aventure extérieure, une fuite en avant ou une tentative de fait accompli qui pourraient toutes dégénérer ») : le scénario d'une intervention visant à « renforcer le régime par un nouveau coup d'éclat » était à mes yeux le plus crédible, mais avait très peu de chances de se matérialiser avant 2024. Au minimum. En effet, l'année 2024 verra selon toute vraisemblance Vladimir Poutine solliciter un nouveau mandat : si sa popularité devait décliner au point où la manipulation des élections ne suffirait pas à lui garantir un nouveau plébiscite et un cinquième mandat où son pouvoir serait incontesté, engager une aventure extérieure dans les mois précédant l'élection pourrait être envisageable. Si l'initiative devait se retourner contre le régime russe, ce serait après la réélection de Vladimir Poutine, ou le report des élections. Dans un scénario plus plausible, une intervention extérieure aurait lieu après la réélection du Président russe (voire l'élection de son dauphin) dans deux ans, dans le cadre d'un cinquième mandat où l'autorité du régime s'étiolerait durant le reste de la décennie. Mais l'élection présidentielle de 2024 étant prévue au printemps, je n'imaginais pas une aventure extérieure être déclenchée avant fin 2023 au plus tôt, sauf si une crise de régime devait survenir d'ici-là. En effet, dans le cas où Vladimir Poutine raterait son pari (recul sous la pression internationale, enlisement, défaite militaire, poids des sanctions sur le quotidien des Russes), l'opinion publique pourrait se retourner contre lui en quelques mois. Lancer une opération un, voire deux ans avant la prochaine échéance présidentielle me paraissait dénué de toute logique. Et le régime russe ne semble pas être aujourd'hui au pied du mur.
Ensuite, Vladimir Poutine doit avoir suffisamment de garanties sur la capacité de ses armées à remporter une victoire rapide. Je m'inscris dans l'idée que la puissance militaire réelle de la Russie est sous-estimée à divers égards : préparation des forces à un potentiel conflit majeur (modernisation, équipement, entraînement, professionnalisation...), niveau de de l'effort de défense (bien plus élevé que ne le laissent penser les statistiques les plus couramment employées), technologies de rupture capables de faire basculer la situation sur un champ de bataille (missiles hypervéloces, guerre électronique, A2/AD), capacités en matière de cyberguerre... Les forces russes sont probablement mieux préparées à mener un conflit de haute intensité que n'importe quelle armée européenne : les deux seules puissances militaires disposant d'un modèle d'armée complet (France et Royaume-Uni) manquent de masse et d'épaisseur pour tenir dans la durée, tandis que les autres armées européennes sont soit trop réduites pour l'emporter dans un conflit majeur, soit incapables d'en mener un. Mais au moment d'écrire ces lignes, il n'est pas sûr que l'armée russe soit en mesure d'obtenir une victoire rapide en Ukraine et de contrôler de larges territoires. Plus précisément : nous pouvons avancer que les forces russes seraient capables d'écraser les armées ukrainiennes en quelques semaines, mais au prix de lourdes pertes et de combats acharnés dans les plus grandes villes ; si l'armée russe semble capable d'envahir la majeure partie du pays (ce qui semble se profiler aujourd'hui), elle ne pourra en occuper qu'une portion réduite. Il faudra par exemple attendre encore plusieurs années avant que la Russie ne puisse équiper massivement ses forces de missiles hypersoniques et de missiles de croisière supersoniques, de blindés et avions de nouvelle génération, d'aguerrir suffisamment ses troupes ; la Russie sait aujourd'hui conduire des exercices militaires géants qu'aucune armée européenne ne serait en mesure de réaliser, mais la réalité du combat est bien différente. Le conflit syrien a offert une expérience du combat à (semble-t-il) 90% du personnel volant, ainsi qu'à plusieurs milliers de soldats des forces terrestres (lesquelles ont aussi été impliquées dans la guerre du Donbass), mais la majorité de l'armée russe est impréparée aux exigences de l'invasion et de l'occupation d'un pays plus grand que la France métropolitaine. L'armée russe est une armée à plusieurs vitesses, et il lui faudra encore quelques années (moins qu'aux armées européennes cependant) avant d'être véritablement prête à un conflit majeur. S'il est probable qu'elle emporterait une victoire militaire en Ukraine en quelques semaines (sans exclure la possibilité d'un enlisement dans une guérilla menée par le restant des forces ukrainiennes régulières et par une résistance civile), elle serait incapable d'occuper la majeure partie du pays. La Russie n'est donc probablement pas encore en capacité d'obtenir une victoire éclair et sans appel en Ukraine.
Dernière condition, moins importante que les deux autres abordées à l'instant, la Russie doit se sentir épaulée sur la scène internationale, ou à tout le moins ne pas risquer un isolement complet y compris de la part de ses plus proches partenaires. A commencer par la Chine. Je défends l'idée que le rapprochement entre la Russie et la Chine est à la fois plus profond, plus large et plus durable qu'on l'imagine généralement, au point qu'il ne faut pas exclure l'hypothèse d'une véritable alliance militaire à horizon quinze, vingt ans. Le plus probable est qu'une telle alliance serait contractuelle de facto plutôt que de jure (à défaut de signer un traité, les deux puissances s'entendraient pour s'épauler mutuellement, voire se prêter assistance sans devenir cobelligérantes), et surtout ponctuelle (liée à une crise militaire où les deux parties auraient des intérêts communs). Comment pourrait se matérialiser cette alliance non-contraignante et de circonstance ? Dans le scénario le plus plausible, la Chine pourrait affaiblir la réaction occidentale à une intervention russe en Europe en faisant planer la menace d'une opération séparée en Asie-Pacifique, et inversement. Même dans le cas où les principales puissances occidentales éviteraient toute implication militaire directe, la perspective d'avoir à gérer deux conflits d'ampleur en cas de réaction trop ferme à une première agression pourrait être suffisamment dissuasive (du moins aux yeux des dirigeants russes et chinois). Infliger des sanctions massives à la Russie et à la Chine garantirait un choc économique majeur. Surtout, la crainte d'une escalade militaire contre les deux géants à la fois obligerait à limiter l'assistance militaire aux pays agressés sous un certain seuil, potentiellement jusqu'à l'impuissance. Dans le scénario du pire, Chine et Russie pourraient coordonner des actions d'un bout à l'autre de l'Eurasie. Sans s'étendre sur ces hypothèses encore éloignées, il semble néanmoins clair que le pouvoir russe devrait d'abord s'assurer de la bienveillance (à défaut du soutien) de ses principaux partenaires avant de lancer une telle opération, et ce pour au moins trois raisons : éviter un isolement complet sur la scène internationale, pour être avantagé dans les rapports de force ; limiter le poids des inévitables sanctions, surtout à long terme (par exemple en conservant des fournisseurs pour les technologies de pointe ou les investissements, et des débouchés pour les exportations) ; corollaire du premier point, préparer l'après-conflit en conservant des alliés sur la scène internationale. Ces dernières semaines, le gouvernement chinois a surenchéri dans l'expression de sa proximité avec le Kremlin ; la déclaration conjointe de Vladimir Poutine et Xi Jinping rendue publique il y a une quinzaine de jours marque une nouvelle étape dans le rapprochement russo-chinois. Mais il est très, très peu probable (pour ne pas dire inconcevable) que la Chine aille jusqu'à soutenir une éventuelle invasion de l'Ukraine dans les conditions actuelle. On peut envisager que la Chine jettera le blâme sur l'Occident pour relativiser la portée de l'agression russe, invoquera le principe de non-ingérence pour ne pas avoir à condamner Moscou, et contournera du mieux qu'elle pourra les sanctions infligées à la Russie, mais n'ira pas plus loin que ce que ses intérêts commandent. Même si l'armée russe remporte la victoire en quelques semaines, afficher une quelconque complicité avec l'action de Moscou en Ukraine sera préjudiciable à l'image et aux intérêts de la Chine pour plusieurs mois. Quant à imaginer que la Chine lancerait une opération militaire dans son voisinage dès 2022, il s'agit d'un scénario insensé : autant l'armée russe est capable de gagner une guerre classique en Ukraine (ou du moins peut-elle le penser), autant l'armée chinoise est incapable d'envahir Taïwan (et elle le sait très bien). La Russie est donc tout sauf assurée de pouvoir compter sur des alliés de poids pour lancer une intervention militaire risquée dès cette année.
Les conditions que j'imaginais nécessaires à une future aventure extérieure russe ne sont donc pas remplies au moment d'écrire ces lignes. Et pourtant, le scénario que j'imaginais se produire dans plusieurs années, voire dans la décennie suivante, va se produire dès ce début d'année 2022.
Mon opinion a changé à partir de la mi-décembre. Et ce pour trois raisons principales : la consolidation du dispositif militaire russe (au-delà du nombre d'hommes et de matériels, le déploiement de capacités logistiques et de cohérence opérationnelle donne un tout autre sens à cette concentration de forces) ; les exigences de la diplomatie russe, difficilement acceptables au point de constituer des lignes rouges, voire des casus belli (le Kremlin ne peut revenir sur de telles revendications sans se décrédibiliser) ; l'intensification de la « guerre de l'information » à l'étranger et le durcissement de la propagande en Russie même, semblant préparer l'opinion russe à une guerre au point qu'un éventuel apaisement (improbable au vu des exigences russes) démonétiserait la parole du régime.
Contrairement au scénario que j'avais avancé il y a un an, l'offensive russe ne se concentrera pas seulement sur les régions russophones de ce qui constituait autrefois la « Nouvelle Russie », d'Odessa à Marioupol. Tout porte à croire que la Russie compte envahir l'ensemble du pays. Même si l'armée russe ne cherche pas à occuper l'Ukraine entière (ce qui est hors de portée), elle s'apprête à attaquer sur tous les fronts. Même si Moscou ne parvient pas à renverser le pouvoir démocratique de Volodymyr Zelensky (obtenir la victoire militaire est une chose, imposer un changement de régime dans un pays hostile en est une autre), il est probable que l'armée russe prendra Kiev et vaincra les armées ukrainiennes « régulières » en quelques semaines. Ou du moins pense-t-elle pouvoir le faire.
La Russie va déclencher dans les semaines, voire les jours à venir, le pire conflit qu'ait connu l'Europe depuis 1945. Le mois de février ou de mars 2022 aura peut-être dans l'Histoire la même résonnance que le mois de novembre 1989, refermant tragiquement la parenthèse de paix ouverte avec la chute du rideau de fer. Nul ne sait comment va se terminer ce conflit. L'Europe se montrera-t-elle à la hauteur ? Vladimir Poutine aura-t-il pris le risque de trop, celui qui entraînera sa chute ? La Russie obtiendra-t-elle une victoire rapide, qui permettra au régime de masquer de futures déconvenues (guérilla, résistance...) auprès de la population, ou bien l'offensive elle-même sera-t-elle une déception ? La Chine ne lâchera pas la Russie, ni ne la soutiendra au-delà de ce que lui dictent ses intérêts, mais quel sera l'impact de cette guerre sur le partenariat sino-russe ?
Il y a un an presque jour pour jour, je publiais un article expliquant pourquoi la possibilité de nouveaux conflits majeurs ne doit pas être sous-estimée. J'y avançais que les principaux facteurs censés nous prémunir d'une telle catastrophe (mondialisation, interdépendance, développement, évolution des mœurs, démographie, démocratie aversion aux pertes) étaient en réalité bien plus fragiles qu'il n'y semble. Sur la base de précédents historiques (1914, 1870), je défendais l'idée que des dirigeants de grandes puissances du XXIe siècle, avec leur rationalité propre, pourraient commettre des erreurs de calcul ou d'appréciation qui pourraient les conduire à une guerre dont ils ne veulent pas, ou à une guerre qu'ils estiment pouvoir remporter aisément. En écrivant que « la possibilité que surviennent des conflits majeurs impliquant des puissances comme la Russie, la Chine et des membres de l'OTAN est bien plus crédible qu'on ne le croit », je me projetais sur un futur plus éloigné de quelques années au minimum. A partir de 2024 pour une aventure militaire russe (comme expliqué plus haut), et même plus tard pour un conflit majeur impliquant la Chine. Je me suis trompé sur ce point. Une seule certitude, sauf si l'invasion de l'Ukraine devait se traduire par un tel échec qu'elle entraînerait la chute du régime russe (hypothèse plausible mais peu probable), voire dissuaderait des puissances comme la Chine de recourir à la force (très peu probable), des conflits pire encore que la guerre qui s'annonce ont des chances significatives d'éclater dans les décennies qui viennent :
Le caractère inédit de la longue période de paix que nous traversons ne la rend pas éternelle. Le fait que la paix soit devenue une dynamique, la norme plutôt qu’un état transitoire, ne la rend pas immortelle. Le monde est moins violent qu’on ne le dit, mais risque de le devenir beaucoup plus qu’on ne le croit. Si le temps long montre une claire tendance à la pacification du monde, il porte aussi les indices d’un potentiel embrasement. La possibilité d'un XXIe siècle sans guerres entre grande puissance et à l'issue duquel la guerre elle-même aura été marginalisée reste sérieuse : il y a de quoi sourire au vu d'autres perspectives moins encourageantes. N'allons cependant pas substituer à un pessimisme excessif sur l'état du monde, qui nous fait oublier à quel point nous jouissons d'une période de paix, une confiance imprudente en la solidité de celle-ci.
L'invasion de l'Ukraine va avoir lieu. Quelle que soit son issue, elle marquera pour de bon l'entrée dans un nouveau cycle de conflictualité, un nouveau cycle des relations internationales. Le réveil sera extrêmement brutal pour les Européens, qui ont pour l'essentiel d'entre eux (à l'exception notamment de la France et du Royaume-Uni) communié dans une forme d'irénisme. Alors que les Ukrainiens vont au-devant de souffrances, de malheurs et probablement d'humiliations, souhaitons que ce réveil soit salutaire pour l'avenir de l'Europe et de la France dans un monde toujours plus dangereux. Le malheur de l'Ukraine va-t-il enfin pousser les Européens à retrouver la pleine maîtrise de leur destin, fût-ce dans une alliance transatlantique renforcée ? Ce printemps 2022 va probablement ouvrir une nouvelle ère dans l'Histoire de l'Europe.
Aurélien Duchêne