Pourquoi les dépenses militaires russes sont bien plus importantes qu'il n'y paraît

On lit souvent que la « menace russe » serait un fantasme parce que les dépenses militaires de la Russie ne pèsent pas lourd face aux dépenses cumulées de l'OTAN. Le niveau de l'effort de défense russe est en réalité sous-estimé. Voici pourquoi.

Pourquoi les dépenses militaires russes sont bien plus importantes qu'il n'y paraît

C'est sans doute l'argument le plus répandu pour minimiser la puissance militaire de la Russie et la menace que celle-ci ferait peser : les dépenses militaires russes, bien que parmi les plus élevées au monde et en très forte progression depuis une vingtaine d'années, ne pèsent pas grand chose face aux dépenses cumulées des différents États européens et surtout face à celles des États-Unis. Avec un budget militaire proche de celui de pays comme la France, l'Allemagne ou le Royaume-Uni et dix fois inférieur à celui de Washington, comment la Russie pourrait-elle représenter une quelconque menace ? Cet argument se retrouve aussi bien dans la bouche des détracteurs du Kremlin, pour relativiser la réalité de la puissance dont se vante celui-ci, que dans celle de ses défenseurs, qui voient dans la faiblesse des dépenses militaires russes vis-à-vis de celles de l'OTAN une preuve que la Russie serait injustement instrumentalisée comme un danger par des dirigeants occidentaux cyniques ou tout simplement mal informés.

De même, on entend souvent que la force dont Moscou fait étalage reposerait sur des bases bien fragiles au motif que l'économie russe ne serait pas capable de soutenir un effort de défense aussi massif. En menant une politique de puissance au-delà de ses moyens, la Russie courrait même le risque de se ruiner comme l'URSS auparavant : elle n'aurait donc à terme le choix qu'entre revoir à la baisse ses ambitions, ou sacrifier son économie sur l'autel de la puissance. Au vu du ralentissement dans la hausse des dépenses militaires russes qui ont explosés depuis les années 2000, Moscou aurait d'ailleurs entamé la réduction de son effort de défense face aux contraintes financières.

En réalité, la Russie consacre à sa puissance militaire des moyens bien plus élevés qu'on ne le dit souvent. Les statistiques qui placent la Russie à des niveaux de dépenses militaires proches des nôtres se basent sur des modes de calcul inadaptés à un pays aussi différent et qui ne reflètent pas la réalité de la puissance russe. Cet effort de défense est aussi plus soutenable financièrement qu'économiquement admis, et les structures de l'économie russe elles-mêmes favorisent le maintien d'une politique militariste sur le long terme. Voici pourquoi.

Les dépenses militaires russes sont sous-estimées par les statistiques couramment employées

S'agissant des dépenses militaires, la Russie ne fait pas le poids face aux Occidentaux : il y a là-dedans une part de vérité si l'on en croit les classements internationaux de référence. En 2019, selon les estimations de l'OTAN1, les dépenses des États européens membres de l'Alliance atlantique étaient de 287 milliards de dollars, auxquels s'ajoutaient 22 milliards pour le Canada et plus de 730 pour les États-Unis. Selon le rapport du Stockholm International Peace Research Institute d'avril 20202(à noter que le SIPRI fait souvent l'objet de critiques pour sa propension à surévaluer les dépenses militaires, entre autres, de la France, et à sous-évaluer celles d'autres pays comme le Royaume-Uni), la Russie est revenue en 2019 dans le top 5 des plus gros budgets militaires, en quatrième position avec un budget de 65,1 milliards en hausse de 4,5% par rapport à 2018, très loin derrière les États-Unis (732 milliards) ou l'Europe occidentale et centrale (282 milliards). L'édition 2020 du célèbre « Military balance » édité par l'International Institute for Strategic Studies estimait quant à elle3les dépenses militaires russes à 61,6 milliards de dollars contre 684,6 pour les Etats-Unis, 54,8 pour le Royaume-Uni ou 52,3 pour la France. Malgré le poids des dépenses militaires russes et leur progression constante depuis le début du millénaire, il n'y aurait donc pas lieu de s'inquiéter. Sauf que les données citées plus haut, que l'on retrouve le plus souvent dans le débat public, ne sont pas les mieux indiquées s'agissant de la Russie. Elles sont même trompeuses.

Tout d'abord, parce qu'il vaut mieux calculer le budget militaire russe en parité de pouvoir d'achat (PPA), et non en valeur nominale. Le recours à la parité de pouvoir d'achat est d'abord un bon indicateur pour rendre compte de la taille réelle des économies dans la mondialisation : avec ce mode de calcul, la Russie, dont on entend souvent qu'elle est un nain économique, avait en 2019 le sixième produit intérieur brut au monde, quatre places devant la France, alors qu'elle n'était qu'au onzième rang, cinq places derrière notre pays, si l'on raisonne en PIB nominal qui reste un indicateur pertinent. La PPA est surtout particulièrement appropriée pour évaluer le niveau des dépenses militaires. Dans Vers la guerre : l’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide ?, Graham Allison cite un propos que lui a confié le grand économiste Stanley Fisher : « Si l'on souhaite comparer la taille de plusieurs économies nationales […]notamment en vue d'évaluer le potentiel militaire relatif, alors, en guise de première approximation, le meilleur critère reste la PPA. Elle évalue le nombre d'appareils, de missiles, de navires, de marins, de pilotes, de drones, de bases et autres matériels militaires que peut s'offrir un État et le prix auquel il devra les payer dans sa monnaie4 ». Allison rappelle que l'IISS cité plus haut partage cet avis : « Le recours à la PPA est particulièrement indiqué dans le cas de la Chine et de la Russie5 ».

En France, un tableau produit par Ministère des Armées estime qu'en montants convertis aux taux de parité de pouvoir d'achat, le budget militaire de la Russie était en 2019 de 117,6 milliards d'euros, contre 44,3 pour la France et 48,2 pour l'Allemagne6. Soit plus de 130 milliards de dollars à l'époque. D'autres estimations donnent des montants plus élevés encore. Selon Michael Kofman (un analyste militaire reconnu pour sa pondération et ses publications relativisant certains aspects de la « menace russe » exagérés par des think tanks ou médias américains) et Richard Connolly, en calculant en termes de parité de pouvoir d'achat, le budget militaire de la Russie serait près de trois fois supérieur à ce qui est présenté dans les statistiques internationales, grimpant à 150 voire 180 milliards de dollars7. Il est également très probable qu'à l'instar de la Chine, la Russie masque le niveau réel de ses dépenses militaires, ne serait-ce que pour ne pas provoquer de remous dans l'opinion publique (la Chine masquant les siennes entre autres pour cultiver l'image d'un pays consacrant à sa puissance militaire une part bien plus faible de sa richesse nationale que les États-Unis). Quoiqu'il en soit, le calcul des dépenses en parité de pouvoir d'achat est bien plus pertinent que la valeur nominale : de même, le différentiel entre un budget militaire russe supérieur à 100 milliards d'euros en PPA et des dépenses françaises inférieures à 50 milliards d'euros permet de mieux rendre de l'écart de puissance entre deux pays que les classements internationaux situent généralement au même niveau en termes de dépenses militaires en se basant sur des méthodes de calcul inadaptées.

Concrètement, comment la PPA permet-elle de mieux rendre compte de la puissance militaire russe ? Celle-ci intègre la réalité des coûts dans le pays. Ainsi, les frais d’équipement et d’entretien, d’entraînement ou de R&D, et le coût de la masse salariale (pensions de retraite des militaires incluses) coûtent bien moins cher au budget militaire russe qu’ils ne coûtent aux budgets militaires des États européens et de leurs deux alliés américains au sein de l’OTAN. Comme l’on peut s’y attendre, les soldes et pensions versées aux militaires et anciens combattants coûtent moins cher en valeur absolue, ne serait-ce qu’en raison d’un coût de la vie inférieur en Russie et d'un besoin de proposer des rémunérations attractives moins prononcé qu'en Europe (sans compter le fait que l'Etat russe ait rehaussé les pensions à un niveau inférieur à la fois à celui de la croissance économique et à celui de l'inflation). Surtout, l'infériorité des coûts par rapport à ce qu'on retrouve dans les armées occidentales permet aux forces russes d’acheter davantage d’armements conventionnels pour un même budget. Ainsi, le nouveau Soukhoï Su-57 ne coûte « que » 31 à 31,5 millions d’euros l’unité : cet avion de combat de cinquième génération, parmi les plus performants au monde, coûte donc moitié moins cher que des équivalents occidentaux de la génération précédente (F-16 et F-18 américains, Rafale français…), et trois fois moins cher que des F-35 dont le coût a suscité la controverse aux États-Unis et chez leurs clients étrangers, alors même que le F-35 déçoit sur le plan technologique. On parle ici des coûts « fly away », c’est-à-dire sans prendre en compte les frais de personnel, l’entraînement des équipages ou les frais d’entretien ou de réarmement ; ceux-ci coûtent également bien moins cher en Russie, malgré un haut niveau d’excellence. Ensuite, le rouble fluctuant davantage que le dollar, l'euro, la livre ou le yuan, cela ne facilite pas le calcul de l'effort de défense russe et le minimise souvent ; le fait que l'immense majorité des commandes militaires russes soit passées auprès d'entreprises russes et payées en rouble les met à l'abri des fluctuations du taux de change du rouble avec le dollar, ce qui réduit globalement leur coût. On peut encore citer l'abondance dans le sous-sol russe de matières premières et d'énergies nécessaires pour les industries de défense, l'immensité du pays ou encore l'héritage industriel soviétique.

Autre avantage sous-estimé des armées russes, que ne reflète pas non plus le budget qui leur est alloué : la capacité du CMI russe à moderniser le parc d’équipements hérité de l’Armée rouge et à produire de nouveaux équipements à partir du socle industriel soviétique. L’armée russe a hérité de 30 000 vieux chars T72 et T80, pour l’essentiel obsolètes ; ayant modernisé une partie d’entre eux ou produit de nouveaux chars modestement renforcés sur le plan technologique, elle dispose aujourd’hui de 3 000 chars T72B3M et T80BVM relativement bon marché mais capables de faire face à des MBT (main battle tank, char de combat principal) occidentaux de meilleure qualité. Le nouveau char T90, les avions de combat Su-34, Su-35 et Mig-35 et même le fameux T14 Armata, pourtant l'un des plus performants parmi ceux qui seront bientôt mis en service dans le monde, sont beaucoup moins chers à produire en quantité que des équipements de dernière génération occidentaux tout en restant d’un niveau technologique respectable.

Comparer les budgets militaires de la Russie et des États européens membres de l’UE ou de l’OTAN a sinon peu de sens si l’on se penche par exemple sur les capacités réelles des armées en question. À titre d’exemple, en additionnant les dépenses militaires de la plupart des pays européens dont les armées ne peuvent pratiquement rien faire seules, de la Slovénie à Malte en passant par la Tchéquie, on obtient un total équivalent au budget militaire français : aucun des pays concernés ne dispose de nos capacités, la plupart d’entre eux ont un armement extrêmement réduit, sinon obsolète, et aucun n’est capable de planifier et conduire une opération, sauf s’agissant de participer de manière limitée (voire anecdotique) à une intervention lancée par un pays allié. Si les budgets militaires additionnés des petits États européens peuvent égaler celui de la France, aucun de ces pays ne dispose évidemment de l’arme nucléaire ou d’un groupe aéronaval comme le nôtre. Toutes proportions gardées, il en va de même lorsque l’on compare les efforts de défense combinés de différents États européens avec celui de la Russie. Àl'inverse, certains États ayant un budget militaire supérieur au nôtre (Royaume-Uni, voire Allemagne selon certains classements) affichent des capacités inférieures aux nôtres (Londres étant cependant en train de combler ses lacunes capacitaires) ; l'Arabie saoudite, qui truste depuis plusieurs années le top 5 des budgets militaires par pays où elle a plusieurs fois devancé la Russie (en valeur nominale), possède une armée médiocre qui s'inclinerait probablement face à des voisins bien moins dépensiers, dont son ennemi juré, l'Iran, ou contre Israël. De même, la Russie garde l'ascendant sur des pays dépensant davantage qu'elle pour leur défense.

A noter aussi que pour un pays à revenu médian dont près d'un tiers des forces sont encore constituées de conscrits, la Russie consacre proportionnellement moins que la plupart des pays occidentaux – dont la France – au maintien et à l'entretien de son matériel et de ses infrastructures militaires, ou à la conduite des opérations. Elle dépense beaucoup pour la R&D, les équipements, le renouvellement de son matériel qui depuis plusieurs années se modernise plus vite que dans les armées occidentales, etc. Dans une moindre mesure (on parle ici de coûts très réduits par rapport au budget des armées russes), il faudrait également prendre en compte l'activité des sociétés militaires privées, comme le fameux Groupe Wagner actif en Ukraine, en Syrie, en Libye, au Soudan et au Venezuela, car ceux-ci obtiennent sur le terrain des résultats non-négligeables.

Un effort de défense lourd, mais soutenable sur le long terme

Il convient en outre de souligner à quel point la Russie sanctuarise son effort de défense et garde quoiqu'il advienne le cap de sa remontée en puissance militaire. En témoignent la mise en œuvre des GPV (programmes d'armement russes équivalant aux lois de programmation militaire – LPM – françaises, mais portant sur des périodes plus longues et présentant la particularité d'être respectées par le pouvoir politique, contrairement à l'usage en France depuis une quarantaine d'années). Le montant de la GPV courant de 2011 à 2020 avait été fixé au début de la décennie 2010 à 600 milliards de dollars, sur la base d'une croissance annuelle moyenne du PIB de 6% sur la période. Évidemment, la Russie n'a pas renoué avec de tels niveaux de croissance qui étaient ceux du début des années Poutine. Au lieu de réviser la GPV pour revoir ses ambitions à la baisse proportionnellement à la dégradation de la situation économique, ce qu'aurait fait n'importe quel gouvernement européen, le Kremlin a maintenu ce montant de 600 milliards. L'effort de défense russe a ainsi atteint en 2015 (année catastrophique sur le plan économique) l'équivalent de 5% du PIB, contre les 3% prévus par la GPV. Ceci montre l'importance qu'accorde la Russie à son redressement militaire, au-delà de tous les arbitrages de politiques publiques.

Les dépenses militaires russes sont plus soutenables qu'il n'y paraît d'autant qu'elles sont stables voire en légère diminution en pourcentage de PIB. La GPV 2018-2027 (les GPV peuvent se chevaucher, une nouvelle commençant alors que l'autre n'est pas encore terminée) tournera ainsi autour de 270 milliards de dollars, soit plus de deux fois moins que la précédente. Cette diminution tient essentiellement au fait que les armées aient atteint leurs objectifs de remontée en puissance dans plusieurs domaines (selon le mot d'Igor Delanoë, le plan d'armement 2011-2020 élaboré par l'ancien ministre de la Défense Anatoli Serdioukov « peut être considéré comme plus réussi de l'époque post-soviétique8 »).

Moscou favorise sinon de plus en plus les dépenses militaires rentables sur le plan économique : on est loin de la situation d'une URSS engloutissant des dépenses insoutenables dans des équipements lourds de plus ou moins bonne facture et un arsenal nucléaire gargantuesque. On parle souvent, depuis le tournant 2017-2018, d’un recul des ambitions militaires russes illustré par une stagnation des crédits alloués à la défense. Il est vrai que la Russie s’est engagée récemment dans un freinage contrôlé (en tout cas en apparence) de ses dépenses militaires, les problèmes intérieurs du pays revenant au premier plan et la population affichant un mécontentement croissant concernant la gestion de ceux-ci, mécontentement accru par la crise du COVID-19. Poutine avait déjà annoncé en 2016 qu’il fallait trouver un « juste milieu » entre puissance militaire et traitement des difficultés sociales. Les avertissements de 2019 – manifestations à Moscou, mauvais résultats aux élections locales – et 2020, avec la gestion très discutable de la pandémie de coronavirus par le Kremlin et l'érosion accélérée de la popularité de Poutine, rappellent cette nécessité. Face au mécontentement issu de sa gestion de la crise économique, l'exécutif russe a dévoilé en septembre 2020 des arbitrages budgétaires marqués par une inflexion sociale inédite, allant du renforcement des dépenses pour les plus démunis à l'introduction d'une dose de progressivité dans l'imposition des hauts revenus en passant par l'acceptation du recours à l'endettement après des années d'austérité prolongée. Surtout, le Kremlin a annoncé une baisse de 5% des crédits militaires pour 20219, une baisse d'ailleurs voisine de celle du PIB sur l'année 2020. Entre l'impératif de dégager plus de moyens pour répondre aux attentes de la population (services publics, prestations sociales, soutien à l'économie) et les difficultés que poseront aux finances publiques les bas prix des hydrocarbures, qui rapportent près de la moitié des recettes de l’État, faut-il donc s'attendre à une stagnation des dépenses militaires russes ? La réalité est plus compliquée.

Certes, la croissance à marche forcée des dépenses militaires n'est pour le moment plus d'actualité, mais il ne s’agit ni d’un désarmement, ni d’une forme de retour sur terre (contrairement à certaines idées reçues, les dépenses militaires russes courantes, soit hors investissements et achats de matériels, ne diminuent pas, elles continuent d'augmenter). L’effort de défense considérable de la Russie ces dix dernières années a d'abord obéi à une logique de modernisation et de restructuration. Après l’effondrement de l’URSS, la Russie n’avait plus les moyens de financer l’héritage de la gigantesque Armée rouge, et a sous-investi dans sa Défense pendant une douzaine d'années : c’est d’ailleurs pendant cette période de décrochage militaire, illustrée par le naufrage médiatisé du sous-marin Koursk et par les lourdes pertes russes en Tchétchénie, que la Russie a adopté une attitude prudente sur la scène internationale, notamment vis-à-vis de l'Occident. La réparation des dégâts de plusieurs années de sous-investissement a entraîné des surcoûts. Les forces russes ont déjà largement réussi leur remontée en puissance malgré un long chemin restant à parcourir, et le pays se concentre désormais essentiellement sur des technologies de rupture et sur la future mise en service à grande échelle d'armements parmi les plus performants au monde. Ajoutons également que les réformes au sein des armées russes ont permis de dégager des économies de fonctionnement, réalisées également sur la réduction du nombre de conscrits, dans le cadre de la professionnalisation des armées, et sur l'abandon de certains matériels vieillissants, dans le cadre de la modernisation technologique. Si sur le papier, les dépenses militaires du Kremlin stagnent après une croissance exponentielle, il faut y voir la fin d’un cycle de modernisation réussi, qui rééquilibre le rapport de forces en faveur de Moscou et crédibilise ses ambitions internationales pour les prochaines années.

Le poids du secteur de la défense pousse à une politique toujours plus agressive et militariste, mais la Russie ne se ruinera pas comme l'avait fait l'URSS

L’effort de défense, s’il est soutenu par la majorité de la population, fait régulièrement grincer des dents au regard des besoins en dépenses civiles. La politique de puissance du Kremlin et ses ambitions militaires seraient-elles intenables ? Pourtant, les structures de l’économie russe en elles-mêmes confortent pour l'heure une stratégie de confrontation avec l’Occident et de tension permanente. On explique souvent, à raison, que la politique étrangère des États-Unis est fortement conditionnée par le complexe militaro-industriel (CMI) américain contre lequel Eisenhower avait mis en garde dans son dernier discours de président le 17 janvier 1961. L'importance du CMI américain et des lobbies qui lui sont liés obligent en effet la Maison-Blanche à employer l’outil militaire plus que de raison et à justifier des dépenses militaires hallucinantes. Il en va en vérité de même pour la Russie, qui a hérité d’une URSS militariste où le CMI (VPK en russe) était surpuissant et irriguait toute l’économie. L’industrie de défense conserve un poids énorme et les dépenses militaires font tourner de nombreux secteurs stratégiques : de même que Poutine a cyniquement intérêt à maintenir la confrontation verbale avec l’Occident pour faire oublier dans la mesure du possible les difficultés internes et renforcer sa stature césarienne, des pans entiers de l’industrie russe ont besoin d’une situation internationale tendue qui légitime un effort de défense conséquent. L’État russe investit chaque année 15 milliards de dollars en équipements militaires. En Europe, nous voyons généralement les dépenses de défense comme un fardeau ; même maintenant que la hausse des dépenses militaires apparaît à nouveau comme une nécessité, l'effort de défense est toujours vu comme un poids, la classe politique française n'ayant pas totalement quitté la logique des « dividendes de la paix10 » et de la réduction des crédits militaires qu'à la faveur des attentats islamistes de 2015. La nécessité de reconstituer notre outil de défense a beau être redevenue consensuelle après avoir été méprisée pendant 25 ans, beaucoup peinent encore à comprendre qu'en France, les dépenses militaires sont parmi les plus bénéfiques sur le plan économique (comme le rappelle le général Vincent Desportes, chaque euro investi dans les équipements de Défense en rapporte entre 1,2 et 1,511). En Russie, les dépenses militaires sont vues comme un investissement productif, et même comme un outil de stimulation économique (autre raison pour laquelle le Gouvernement russe ne sacrifie pas ces dépenses en cas de coup dur économique, contrairement à ce que font souvent les gouvernements européens).

La BITD russe emploie entre 1,5 million et 3 millions de personnes selon les méthodologies employées pour calculer leur nombre ; les activités qui lui sont directement liées font vivre autour de 10 millions de travailleurs ; en incluant les effectifs militaires et les personnes travaillant dans des secteurs encore plus ou moins dépendants de l’effort de défense, on atteint un total de 15 millions d’actifs vivant de la puissance militaire russe. Pour rappel, la Russie compte autour de 145 millions d’habitants, la part des retraités y étant particulièrement élevée. À cela s’ajoute le fait que les exportations d’armements parviennent à couvrir une bonne partie du surcoût représenté par les dépenses militaires, ce qui rend celles-ci plus supportables pour les finances publiques. Ombre au tableau : le CMI russe est endetté à hauteur de 36 milliards de dollars, au point que le Vice-premier ministre Iouri Borissov a évoqué en 2020 le rachat par l’État de 11 milliards de dettes auprès des banques privées. Voulant à tout prix éviter l'affaiblissement du secteur militaro-industriel pour continuer la montée en puissance des armées russes, l’État fédéral s'est vite attelé à réduire la dette du CMI (à hauteur de 300 milliards de roubles12) et à réformer ses relations avec les entreprises de la BITD russe. L'industrie russe de défense reste confrontée à des problèmes structurels, comme la difficulté à attirer des jeunes (90% de la main-d'oeuvre du secteur était âgée de plus de 50 ans13au début des années 2010), mais elle a réussi à surmonter bien difficultés consécutives à l'effondrement de la superpuissance soviétique et fait preuve d'une résilience admirable.

Malgré le poids de ses dépenses militaires, la Russie est presque forcée de les maintenir à un niveau élevé par la structure de son économie. Un paradoxe, alors que les sanctions internationales, en plus de peser plus ou moins fortement sur divers secteurs de l'économie russe, touchent aussi certains pans de la modernisation technologique des armées. Mais il ne faudrait cependant pas croire que la Russie va s'abîmer dans une nouvelle course ruineuse aux armements : tout en restant une « puissance pauvre » sacrifiant la compétitivité économique et le bien-être de la population sur l'autel de la puissance, elle a retenu les leçons de son histoire récente.

Qu'on ne s'y trompe pas, la Russie de Vladimir Poutine a beau faire preuve d'opportunisme sur la scène internationale en sachant exploiter les occasions de défendre ses intérêts et revenir au centre du jeu dans un contexte de désordre international et de bouleversements stratégiques, elle n'est pas en train de rééditer l'erreur fatale commise par l'URSS dans les années 1970. De 1974 (année de la démission de Nixon en plein scandale du Watergate) au tout début de 1981 (investiture de Ronald Reagan élu sur la promesse « Make America Great Again », que Donald Trump n'a fait que plagier en 2016), la faiblesse des États-Unis sur les plans intérieur (crise économique frappant le reste du monde occidental, crise politique, désillusions sur le rêve américain) et extérieur (traumatisme du bourbier vietnamien et d'autres échec internationaux, choc de la révolution iranienne et de la prise d'otages à Téhéran, faiblesse apparente du président Jimmy Carter malgré quelques beaux succès de politique étrangère dont les accords de Camp David de 1978) accordait à l'Union soviétique une certaine liberté d'action. Tandis que l'expansion du « camp socialiste » atteignait son paroxysme, l'URSS démultipliait ses activités internationales. Derrière l'extension du système international communiste et le soutien à des mouvements marxistes ou des « pays amis », l'Union soviétique accroissait aussi fortement son budget militaire pour tenir la compétition face aux États-Unis.

Alors qu'elle se perdait elle-même dans la « grande stagnation » imputable aussi bien aux limites du socialisme comme mode de fonctionnement qu'au poids écrasant de sa politique de puissance, l'URSS se voyait plus que jamais en capacité de rivaliser avec les États-Unis et le « camp capitaliste » et a amplifié des ambitions qui étaient déjà au-dessus de ses moyens. Les dirigeants soviétiques des années 1970 ont cédé à une forme d'hybris au même titre que les dirigeants américains au début des années 2000. Entre la démesure des dépenses militaires et le sous-investissement dans le civil sur fond d'inefficacité économique, la désastreuse intervention en Afghanistan et le coût de la politique d'influence à l'étranger, l'URSS s'est véritablement engagée à cette époque dans ce que l'on peut qualifier de « surextension impériale » (imperial overstretch). En forçant l'URSS affaiblie à une nouvelle course aux armements ruineuse (notamment dans le cadre de la « guerre des étoiles »), l'Amérique de Reagan n'a fait que porter le coup de grâce à un empire soviétique qui croulait sous le poids de ses propres ambitions.

Les dirigeants russes actuels, Poutine au premier chef, sont nostalgiques de la période où tout un système international gravitait autour de Moscou, mais ils sont aussi conscients d'erreurs à ne pas répéter. La Russie considère que la période actuelle lui ouvre de nombreuses opportunités tout comme la phase de faiblesse américaine des années 70 en ouvrait à l'URSS, mais elle ne s'engage pas et ne s'engagera pas dans une politique de puissance insoutenable. La Russie renoue avec l'activisme de la grande époque soviétique en intervenant à nouveau loin de « l'étranger proche », de la République centrafricaine au Venezuela où elle déploie des mercenaires, dans des proportions qui n'ont certes rien à voir avec ses interventions en Europe orientale, en Syrie ou en Libye. Elle mène une stratégie d'influence et de déstabilisation tous azimuts, notamment par une « guerre de l'information » bien plus efficace qu'on ne le dit souvent. Elle s'est imposée pour l'heure comme une puissance incontournable au Moyen-Orient et est de plus en plus respectée chez ses partenaires asiatiques. Elle a bien sûr, reconstitué l'une des trois armées les plus puissantes de la planète.

Mais la Russie n'est semble-t-il pas en train de s'engager dans la surextension impériale de la défunte URSS. Elle saisit des opportunités, fait montre d'une certaine cohérence stratégique, et elle sait obtenir des résultats impressionnants, avec assez peu de moyens. Il est probable qu'elle continuera dans une telle voie. Si le régime de Poutine s'engage dans une fuite en avant qui pourrait déboucher sur une possible aventure militaire en Europe de l'Est, il s'agira d'une manœuvre visant à obtenir des résultats avec des moyens limités avec le risque de devoir affronter la supériorité occidentale, non d'une amplification démesurée de l'actuelle politique de puissance qui reviendrait une nouvelle fois à épuiser la Russie sur des années.

Aurélien Duchêne

Sources et notes :

1« Defence Expenditure of NATO Countries (2013-2019) », site de l'OTAN, 29 novembre 2019, https://www.nato.int/nato_static_fl2014/assets/pdf/pdf_2019_11/20191129_pr-2019-123-en.pdf

2« Trends in World Military Expenditure 2019 », site du Stockholm International Peace Research Institute, 27 avril 2020, https://www.sipri.org/sites/default/files/2020-04/fs_2020_04_milex_0.pdf

3« Graphic : Defence spending − top 15 in 2019 », site de l'International Institute for Strategic Studies, février 2020, https://www.iiss.org/-/media/images/publications/military-balance/2020/mb2020-defence-spending.jpg

4Graham Allison, trad. Patrick Hersant et Sylvie Kleiman-Lafon Vers la guerre : l’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide ?, Paris, Odile Jacob, 2019, p. 32.

5International Institute for Strategic Studies, The Military Balance 2016, New York, Routledge, 2016, p. 495, in Vers la guerre : l’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide ?, op. cit., p. 351.

6Voir le Tableau 1 dans l'Annexe N° 13 au Rapport N° 2301 (Tome III) de la Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire sur le projet de loi de finances pour 2020 (n°2272), http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_fin/l15b2301-tiii-a13_rapport-fond#_Toc256000066

7Michael Kofman, Richard Connolly, « Why russian military expenditure is much higher than commonly understood (as is China's), 12 décembre 2019 https://warontherocks.com/2019/12/why-russian-military-expenditure-is-much-higher-than-commonly-understood-as-is-chinas/

8Igor Delanoë, « L'armée : la meilleure alliée de la Russie », Diplomatie, Les Grands Dossiers, n° 57, juillet-août 2020.

9Henry Foy,  « Russia to cut defence spending in bid to prop up ailing economy », Financial Times, 21 septembre 2020, https://www.ft.com/content/763b1345-b703-40db-8065-167cbfe7f22f

10Laurent Fabius, alors président de l’Assemblée nationale, avait appelé le 10 juin 1990 à ce que la France « engrange les dividendes de la paix », dans un discours qui a symbolisé l'ouverture d'un cycle de baisse continue des dépenses militaires jusqu'à la fin du mandat de François Hollande. Née au Royaume-Uni, 'expression « dividendes de la paix » désigne lato sensu les « baisse[s] substantielle[s] des budgets de défense des principales puissances militaires (États-Unis, Royaume-Uni, Russie, France etc.) en réaction à l'absence de menaces géopolitiques majeures » (cf. Martial Foucault, « Les budgets de défense en France, entre déni et déclin », IFRI, Focus Stratégique no 36, 2012) dans les années 1990 après la fin de la Guerre froide, « dans la mesure où elles sont mises à profit pour résorber les déficits publics, baisser les impôts ou mettre en œuvre d'autres projets publics » (cf. Alain Quinet, « Quels « dividendes de la paix » pour la France ? », Revue française d’économie, n° 12 vol. 3, 1997, p. 101 120) ; ces dividendes devaient libérer des ressources à des fins plus productives et renforcer la croissance (cf. Malcolm Knight, Norman Loayza, et Delano Villanueva. « The Peace Dividend : Military Spending Cuts and Economic Growth », IMF Staff Papers, n° 43 vol. 1, 1996, p. 1 265.). Leur impact est vite jugé mitigé en France du fait du rôle particulier de l'industrie de défense et des restructurations dans les armées5 (cf. Jean-Marc Daniel, « Finances publiques : les dividendes de la paix ? », Revue de l’OFCE, n° 47 vol. 5. p. 91 116).

11Vincent Desportes, La dernière bataille de France : Lettre aux Français qui croient encore être défendus, Paris, Gallimard, coll. « Le débat », 2015, p. 121.

12George Costa, « Russia: Kremlin cancels over 300 billion rubles debt of Russian defence industry », International Insider, 11 mars 2020, https://internationalinsider.org/russia-kremlin-cancels-over-300-billion-rubles-debt-of-russian-defence-industry/

13Guillaume Garnier, « Les chausse-trapes de la remontée en puissance : Défis et écueils du redressement militaire », IFRI, Focus stratégique n°36, 2014.