Chine-Russie : une relation déterminante entre enjeux stratégiques et enjeux de civilisation

Chine-Russie : une relation déterminante entre enjeux stratégiques et enjeux de civilisation

Il est illusoire de réfléchir au futur de la Russie et de ses liens avec l'Europe sans donner toute sa place à la Chine et au rôle qu'elle y jouera. La question du partenariat russo-chinois ne peut plus être traitée comme un aspect parmi d'autres de cette réflexion et doit y devenir centrale, puisque le rôle de la Russie sur la scène mondiale risque bien de devenir périphérique au fur et à mesure que ladite scène sera dominée par les relations entre la Chine et les États-Unis.

L'ascension de la Chine comme superpuissance est probablement le phénomène géopolitique le plus important de notre temps, sur fond de déplacement (ou de retour) du centre de gravité de l'histoire universelle vers l'Asie orientale. Qu'elle en vienne à supplanter les États-Unis d'Amérique comme première puissance mondiale, ou qu'elle connaisse un coup d'arrêt lié à ses fragilités intérieures (la première option apparaissant comme la plus probable, malgré les risques qui pèsent sur le pays et le régime qui le dirige), la Chine sera nécessairement au cœur de la plupart des grands bouleversements futurs. La relation entre une puissance américaine déclinante et une puissance chinoise ascendante, dont Graham Allison a parmi d'autres auteurs exposé toute l'importance dans Vers la guerre : l’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide ?1, sera vraisemblablement le principal moteur de l'histoire dans les prochaines décennies. La Russie aura un rôle décisif à jouer dans l'issue de ce « match » entre superpuissances dont dépendra en grande partie l'avenir du Vieux Continent.

Les Européens ont désormais pleinement conscience de ne plus être à la même table que les États-Unis et la Chine ; ils découvrent progressivement qu'ils sont au menu. On peut affirmer sans exagération que faute de volonté politique, la capacité de l'Europe à conserver son rang porté par une poignée de puissances grandes ou moyennes se joue, pour l'heure, largement sur les rives américaines de l'Atlantique nord, et surtout sur les rives du Pacifique, de la Sillicon Valley californienne aux côtes chinoises ; de même, nous pouvons dire que le futur de la Russie comme puissance mondiale se joue autant au Kremlin qu'au Zhongnanhai, son équivalent chinois à proximité de la Cité interdite à Beijing. On ne pourra bientôt plus parler de la politique étrangère russe sur la plupart des dossiers majeurs sans évoquer le paramètre chinois.

Alors que le partenariat russo-chinois est aujourd'hui illustré par celui qu'entretiennent Vladimir Poutine et Xi Jinping (nous verrons l'importance de cette relation personnelle), il faut aussi se projeter dans le temps long. Vladimir Poutine est assuré de passer à la postérité comme l'un des dirigeants les plus marquants de l'histoire du XXIe siècle comme de celle de son pays. Mais l'héritage de Xi Jinping s'avérera sans doute bien plus conséquent à long terme. Le premier est pour l'heure crédité de la remontée en puissance de son pays sur des bases fragiles dont on ne sait si elles tiendront longtemps ; le second, à la personnalité pour l'heure moins emblématique, guide l'accession au rang de superpuissance de son pays qu'il entend faire passer devant les États-Unis à l'horizon 2049. Les deux hommes mobilisent leur pays dans la bataille pour le « renouveau national » et la reconstitution d'une forme d'empire, conjuguant le culte de la puissance et celui d'un passé magnifié appelé à nourrir un futur glorieux. Ce futur glorieux, la Chine de Xi Jinping l'investit bien davantage : développement économique exponentiel, comme celui des armées, projets internationaux structurants comme la BRI2, prise de contrôle totale ou partielle d'entreprises et d'infrastructures stratégiques, y compris en Europe, investissements massifs dans les technologies d'avenir comme l'intelligence artificielle ou les NBIC3... autant d'éléments face auxquels la Russie fait aujourd'hui pâle figure, à l'exception de sa puissance militaire qui continue de croître et de ses gains (pour certains fragiles) sur la scène internationale. Autant d'éléments qui crédibilisent surtout l'hypothèse du dépassement des États-Unis par le géant chinois, quand la Russie semble pour l'heure condamnée à la stagnation, voire au déclin. Un déclin qu'elle n'évitera vraisemblablement qu'en consolidant son lien avec la Chine, ou en se rapprochant de l'Europe et des États-Unis, elle qui s'est toujours attelée à maintenir une forme d'équilibre entre l'Orient et l'Occident sans appartenir pleinement à l'un ou à l'autre.

De l'évolution du partenariat entre Moscou et Beijing dépendent plusieurs données essentielles pour l'avenir des relations entre la Russie et le Vieux Continent. D'abord, la volonté qu'aura la Russie d'apaiser de son côté la confrontation avec l'Occident, ou de la poursuivre sous une forme ou une autre en misant sur l'approfondissement du partenariat avec la Chine, partenariat qui lui donnera les moyens de soutenir le bras de fer avec l'Occident et de limiter ses conséquences négatives en Russie même. Ensuite, la capacité de la Russie, en cas de poursuite de la confrontation évoquée plus haut, à représenter ou non une « menace » crédible en faisant évoluer le partenariat stratégique bilatéral avec la Chine vers une véritable alliance. Enfin, dans le cas où Moscou deviendrait l'alliée d'une Chine disputant leur place aux États-Unis, la Russie effectuerait un véritable saut quantique, accédant au rang de tête de proue aux portes de l'Europe d'un ensemble, dominé par Beijing, qui serait progressivement en mesure de devenir le principal pôle de puissance de la planète. Sur le plan géopolitique, l'Europe deviendrait pour de bon, pour paraphraser Paul Valéry dans La Crise de l'esprit, « un petit cap du continent asiatique »... Même en devenant le junior partner(partenaire inférieur) d'une relation déséquilibrée au profit de la Chine, la Russie renforcerait considérablement sa capacité à porter une politique de puissance ambitieuse et à défendre ses intérêts par la contrainte, rééquilibrant le rapport de force avec les Occidentaux.

Le futur de l'Europe et de la France dépend en grande partie du rôle que jouera la Chine dans les prochaines décennies, sur fond de compétition avec les États-Unis. Or, la Russie sera un acteur déterminant de cette histoire. Comment les relations entre la Chine et la Russie pourraient-elles évoluer, avec quelles conséquences ?

Le pivot russe vers la Chine, conséquence du désamour occidental ou projet attractif en lui-même ?

Pour que la Russie puisse nouer à terme une véritable alliance avec la Chine, la perception d'un adversaire potentiel commun ne suffira pas. Il faut une communauté de destin. Or, on met souvent le rapprochement entre Moscou et Beijing sur le compte d'un « désamour » de la Russie envers le camp occidental, qui aurait incité cette dernière à se tourner vers le voisin chinois. Le pivot vers l'Asie orientale serait essentiellement conjoncturel. Le rapprochement vers la Chine aurait été engagé pour pallier à une impasse dans la relation à l'Occident plus que dans le but de trouver des alliés contre celui-ci, pour contrebalancer le poids des sanctions et contourner le risque d'isolement sur la scène internationale. La Russie agiterait même le spectre d'une alliance avec la Russie, dont elle ne voudrait pas, pour amener les Occidentaux à se rapprocher d'elle et lui faire des concessions. Pour être plus direct, relevons tout simplement l'affirmation plus ou moins fondée selon laquelle « l'Occident pousse la Russie dans les bras de la Chine ». Àla suite de nombreux observateurs internationaux et responsables politiques (on songe entre autres en France à François Fillon), Emmanuel Macron lui-même a fini par se rallier ouvertement à cette analyse, affirmant ici que« pousser la Russie loin de l'Europe est une profonde erreur stratégique […]Je pense que la vocation de la Russie n'est pas d'être l'alliée minoritaire de la Chine4 », ou là que « on se tromperait à laisser la Russie se tourner vers la Chine5 ». Dans sa fameuse interview à The Economist, où il avait déclaré que l'OTAN était alors « en état de mort cérébrale », M. Macron a encore exposé l'analyse suivante : « Je ne crois pas une seule seconde que sa stratégie [à Poutine] soit d’être le vassal de la Chine. Et donc quelles options lui reste-il ? Rétablir une politique d’équilibre avec l’Europe. D’être respecté. [...]Il a développé un projet anti-européen par son conservatisme, mais je ne vois pas comment à long terme son projet peut ne pas être un projet de partenariat avec l’Europe6. » Alors que la crise du COVID-19 a accru la rivalité sino-américaine, laquelle devrait se poursuivre sous la présidence de Joe Biden, et contribué à ce que l'Union européenne hausse le ton face à Beijing, des voix se sont élevées de part et d'autre de l'Atlantique pour proposer de « ramener » la Russie vers le « camp » occidental face à la Chine. Dans un discours de juillet 2020 inédit par son hostilité décomplexée envers la République populaire de Chine, le Secrétaire d’État américain Mike Pompeo avait même acquiescé à l'idée de se rapprocher de la Russie face à la Chine au même titre que les États-Unis s'étaient rapprochés de la Chine face à l'Union soviétique7 ; le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov avait vite répondu que son pays rejetait une telle offre, prenant la défense du « partenaire » chinois8et de la « relation spéciale » construite avec lui.

Il y a évidemment une large part de vérité dans l'idée que l'Occident a poussé la Russie dans les bras de la Chine, ou du moins qu'il y a contribué. Il est également vrai que les Russes et leurs dirigeants considèrent en majorité que la part européenne domine dans l'identité eurasienne de la Russie, et que s'il est tout à fait possible de fermer pour un temps le rideau sur le Vieux Continent pour se tourner vers l'Asie, une telle orientation ne peut durer éternellement. Plus que d'une question d'équilibre géopolitique, il s'agit de l'identité même de la Russie et de son avenir. Les Russes, qui vivent pour les trois quarts d'entre eux à l'Ouest de l'Oural, ne se sentent en majorité pas européens au sens où nous l'entendons nous, mais ils se voient comme « d'autres » Européens. Au même titre que leurs dirigeants ont généralement nourri l'ambition de faire de la Russie « l'autre Europe », de Pierre le Grand et Catherine II, partisans d'une Russie européenne, à Vladimir Poutine, en passant par la politique d'opposition à la contagion révolutionnaire d'Alexandre II (qui combattit Napoléon) et Nicolas Ier, ou par par l’œcuménisme révolutionnaire des dirigeants soviétiques qui dominaient la moitié de l'Europe. En 1767, Catherine II, née dans une famille allemande protestante, écrivait dans le premier chapitre du Nakaz(signifiant « instruction » en russe, le Nakazétait un traité politique inspiré de la pensée de Montesquieu et Beccaria et rédigé initialement en français, pour servir de base à un nouveau code de lois) que « la Russie est une puissance européenne9 ». Mais cette vision exclusivement européenne de la Russie est minoritaire à la fois dans l'histoire, dans l'opinion publique russe et parmi les élites dirigeantes. La Russie n'a jamais souhaité être « enfermée » dans sa dimension européenne et elle le souhaitera demain encore moins qu'à l'époque où l'Europe dominait le monde.

Au XXIesiècle, où l'Asie représente pour l'heure mieux l'avenir que l'Europe, cette problématique prend un tout autre sens. Pour la première fois, l'Asie est tout simplement devenue bien plus attractive pour le futur de la Russie, et notamment la Chine. Pour la première fois aussi, la Chine peut apporter à la Russie autant sinon davantage qu'une Europe qui à longtemps été sa principale source de capitaux, de technologies, d'idées nouvelles. Le rapprochement avec Beijing obéit à des raisons plus complexes et plus nombreuses qu'un simple « désamour » vis-à-vis de l'Occident ou un besoin de gagner son respect. Sans doute est-ce une illusion de croire qu'il n'est que conjoncturel ou de circonstance. Sur le temps long, il obéit à des raisons qui dépassent les considérations stratégiques complexes et tiennent entre autres au fait que la Russie ne tournera jamais, jamais le dos à l'incroyable potentiel que représente pour elle une valorisation de ses liens avec l'Asie.

Le « pivot » de la Russie vers l'Asie est plus ancien et durable qu'on ne le dit souvent

En octobre 2014, devant l'assemblée du célèbre Club Valdaï, Vladimir Poutine tenait l'un des discours les plus importants depuis son accession à la tête de la Russie. Un discours qui s'inscrivait à la fois dans la lignée de celui tenu sept mois plus tôt pour célébrer l'annexion de la Crimée, et dans celle du discours tenu sept ans plus tôt à Munich pour contester ouvertement le monde unipolaire occidentalo-centré. Àcontre-courant du narratif répandu en Occident, Poutine rappelait que l'ambition de la Russie de développer ses liens avec l'Asie orientale n'est pas la conséquence d'une détérioration des liens avec l'Europe et les États-Unis : « Certains disent aujourd'hui que la Russie tourne supposément le dos à l'Europe [...]et cherche de nouveaux partenaires commerciaux, surtout en Asie. Permettez-moi de dire que ce n'est absolument pas le cas. Notre politique active dans la région Asie-Pacifique a commencé non seulement hier et non en réponse à des sanctions, mais c'est une politique que nous suivons depuis de nombreuses années maintenant. Comme de nombreux autres pays, y compris les pays occidentaux, nous avons vu que l'Asie joue un rôle de plus en plus important dans le monde, dans l'économie et la politique, et nous ne pouvons tout simplement pas nous permettre de négliger ces développements10 ». Le renforcement du partenariat sino-russe était en effet en germe dès le début de la présidence Poutine, avant de s'affirmer progressivement.

En février 2012, soit avant l'accélération de la confrontation avec l'Occident et les sanctions infligées par celui-ci suite à l'agression de l'Ukraine, Vladimir Poutine avançait déjà sa volonté d'approfondir le partenariat avec Beijing : « Tout d'abord, je suis convaincu que la croissance économique de la Chine n'est en aucun cas une menace, mais un défi qui porte un potentiel colossal pour la coopération économique – une chance de saisir le vent chinois dans les voiles de notre économie11. Nous devons chercher à former plus activement de nouveaux liens de coopération, combinant les capacités technologiques et productives de nos deux pays et exploitant le potentiel de la Chine – judicieusement, bien sûr – en vue de développer l'économie de la Sibérie et l'extrême-orient russe. Ensuite, la conduite de la Chine sur la scène internationale ne laisse pas de place pour parler de ses aspirations de dominance. La voix chinoise dans le monde est en effet de plus en plus confiante, et nous accueillons cela, car Beijing partage notre vision de l'émergence d'un ordre mondial équitable. Nous continuerons à nous soutenir l'un et l'autre dans l'arène internationale, à travailler ensemble pour résoudre des problèmes régionaux et mondiaux aigus, et pour promouvoir la coopération au sein du Conseil de Sécurité de l'ONU, des BRICS, de l'OCS, du G20 et d'autres forums multilatéraux12 ». En 2000, deux mois après son investiture en tant que président dûment élu, Poutine évoquait déjà le caractère stratégique d'un partenariat avec la Chine, preuve que celui-ci ne procède pas d'un tournant dans les années 2010 comme on l'a parfois lu : « La Chine est pour nous un partenaire stratégique dans tous les sens [du terme] - du point de vue des garanties de sécurité internationales, des relations amicales et du développement des contacts dans la culture, l'économie et tous les domaines des activités de l'État13 ». En estimant alors que Poutine serait un dirigeant modéré aux relations pragmatiques avec les Occidentaux (ce qu'il a été dans ses premières années au pouvoir, fût-ce par calcul ou résignation), Marie-Pierre Rey et Anne de Tinguy notaient dès 2005 la précocité de la politique de rééquilibrage vers l'Asie d'une Russie soucieuse de s'affirmer comme puissance eurasiatique : « Dans les mois qui suivent son arrivée au pouvoir, Vladimir Poutine se rend en Corée du Nord, en Chine, au Japon, en Inde, en Mongolie, au Vietnam et [...]à Brunei pour participer au sommet de l'APEC. Il conforte le partenariat avec la Chine, signant le 16 juillet 2001 à Moscou avec Jiang Zemin un traité de bon voisinage, d'amitié et de coopération, et la relation avec la Corée du Nord14[…]. »

En réalité, la Fédération de Russie née de l'effondrement de l'URSS n'a pas attendu Poutine pour tisser de nouveaux liens avec les puissances d'Asie orientale, d'abord dans une quête d'équilibre de la politique extérieure russe, puis dans une quête d'équilibre stratégique mondial, en s'associant aux puissances asiatiques émergentes. Contrairement à une idée largement répandue qui voudrait que Moscou ait cherché à s'ancrer à l'Ouest jusqu'à la fin des années 2000, on observe que les dirigeants russes ont très tôt engagé une stratégie d'équilibre entre réchauffement des relations avec l'Ouest, dont ils continuaient de se méfier, et l'Asie, ce qui est logique compte tenu de la géographie de la Russie et de son histoire. La politique de rééquilibrage a été partiellement initiée dès fin 1992, et accélérée en 1994 avec l'appel du ministre des Affaires étrangères Andreï Kozyrev à se retirer de la position « atlantique »15. Cette politique a vite évolué vers un dessein eurasiatique plus affirmé. Avant Poutine, l'emblématique Evgueni Primakov, Premier ministre de 1998 à 1999, avait mis en exergue le besoin d'une forme de pivot vers l'Asie. Vite apprécié en Russie pour son opposition à l'arrogance américaine et aux bombardements de l'OTAN en Serbie (son renvoi par Eltsine, inquiet de sa popularité, fut extrêmement mal reçu par la population), partisan comme une part déjà croissante des élites russes d'une politique eurasienne pour la Russie « dont le rayonnement naturel ne peut qu’être euro-asiatique16 », Primakov a entre autres porté l'idée d'un « triangle stratégique » Russie-Inde-Chine17auxquels d'aucuns faisaient encore référence en 202018.

Ainsi dans les années 2000, Andrei Nikolayev, président de la commission de la défense du Parlement russe, déclarait-il que la Russie essayait de contrebalancer l’expansion de l’OTAN en créant en Asie un tel triangle de stabilité stratégique, tandis qu'Alexandre Yakovenko, porte-parole officiel du ministère russe des Affaires étrangères, avançait que la Russie et la Chine tenaient à forger une coopération trilatérale avec l'Inde19. Aux États-Unis, ces orientations de la politique étrangère russe ont vite fait l'objet d'une certaine paranoïa dans une partie de la communauté stratégique. En 2001, un article paru dans Parameters (revue académique de l'United States Army War College), avançait l'idée assez discutable que le développement d'un triangle stratégique Russie-Inde-Chine s'inscrivait dans l'optique d'une nouvelle guerre froide20. Les inimités entre l'Inde et la Chine ont jusqu'ici empêché un tel dessein de se matérialiser et les dirigeants russes savent qu'il devront pencher un jour en faveur de l'un ou l'autre des deux géants asiatiques, malgré la relation privilégiée qu'entretient la Russie avec l'Inde. L'approfondissement des liens avec la Chine étant difficilement conciliable avec une position de médiateur ou de tiers parti, et in fineplus profitable à la Russie, le plus probable est que cette dernière penchera en faveur de Beijing, faisant sauter l'un des derniers obstacles à une alliance russo-chinoise en bonne et due forme. Quant au « partenariat stratégique » entre la Russie et la Chine, celui-ci n'est d'ailleurs pas l’œuvre du seul Vladimir Poutine et a été initié par Boris Eltsine et son homologue chinois Jiang Zemin en 1996, année qui aura peut-être marqué l'apogée de l'hyperpuissance américaine21à laquelle Moscou et Beijing souhaitaient faire contrepoids.

La « vocation asiatique » de la Russie et l'attirance pour l'Orient, à la fois anciennes et toujours très présentes

La nécessité d'une plus grande valorisation de la dimension asiatique de la Russie est à la fois ancienne, ancrée et vivace, et pas seulement par opposition à l'Occident. Loin de l'image d'un pays essentiellement boréal et orthodoxe, la Russie a toujours regardé vers l'Orient. Même la très européenne Catherine II que nous avons citée plus haut a tenu à développer les liens avec les voisins orientaux de son pays : celle qui fit construire près de son palais à Tsarskoïe Selo (aujourd'hui Pouchkine, près de Saint-Pétersbourg) un village chinois en pleine mode européenne des « chinoiseries », chercha aussi à développer des relations avec le Japon en plein isolement (période isolationniste du sakoku, « fermeture du pays » en japonais). L'une des principales figures politiques de l'autocratie tsariste, Sergueï Ouvarov (auteur de la devise impériale « autocratie, orthodoxie et génie national (narodnost)22 »), mit un grand soin à développer les études orientalistes et soulignait d'ailleurs l'héritage partiellement asiatique du régime des Romanov. Les intellectuels russes qui influent le plus sur les orientations idéologiques du régime poutinien, des eurasistes aux slavophiles et des conservateurs aux nationalistes, valorisent presque tous l'importance d'embrasser la part asiatique de l'héritage et de la vocation de la Russie. Avant eux, d'autres intellectuels précurseurs des études orientales et du courant eurasiste se sont penchés sur le caractère partiellement oriental de la Russie, parmi lesquels Piotr Iakovlevitch Tchaadaïev, ou Mikhaïl Pogodine.

Des auteurs russes bien plus célèbres en Occident étaient également partisans d'une ambition asiatique pour la Russie. Ainsi Dostoïevski, que l'on présente souvent comme un symbole de la supposée vocation européenne de la Russie, défendait une plus grande inclinaison vers l'Orient, au même titre que nombre d'intellectuels russes perçus en Occident comme « européistes ». Comme le note Peter Frankopan dans son passionnant best-seller sur les routes de la soie : « Dostoïevski a défendu passionnément sa théorie selon laquelle la Russie devait non seulement s'intéresser à l'Est, mais l'embrasser avec ferveur. Dans un célèbre pamphlet du Journal d'un écrivain, "Qu'est-ce que l'Asie pour nous ?", il soutient en 1881 que la Russie doit s'affranchir des fers de l'impérialisme européen. "En Europe nous avons été des ramasse-miettes et des esclaves, en Asie nous serons des seigneurs"[...]23 ». Dans un tout autre domaine, le grand chimiste Mendeleïev préconisait même une union de la Russie et de la Chine pour contribuer au progrès mondial...Àl'époque, la Russie voyait l'Asie comme une terre de conquête, à l'instar des autres puissances européennes. Rappelons qu'à la veille de la Première Guerre mondiale, la Russie ambitionnait encore d'annexer la Corée et des terres chinoises du nord tout en conservant l'espoir de conquérir Constantinople (surnommée « Tsargrad »), les Dardanelles et la Perse. Aujourd'hui, la Russie voit à juste titre l'Asie comme le nouveau centre du monde et veut profiter de son dynamisme. La question orientale n'est pour la Russie pas simplement une affaire d'orientation stratégique ou de politique étrangère, elle est ontologique au sens où elle touche à la nature même du pays.

Mettons-nous à présent à la place de l'opinion russe en ce début de décennie 2020 : elle observe d'un côté une Europe avec laquelle la Russie partage beaucoup, mais qui semble être vouée au déclin en plus d'être souvent froide si ce n'est hostile envers la Russie ; de l'autre, une Asie orientale certes exotique aux yeux d'un habitant de Saint-Pétersbourg ou Volgograd, mais traversée par une dynamique inverse à celle de l'Europe, entre développement économique rapide, progrès technologique, affirmation politique et culturelle. Même les libéraux pro-européens opposés à la vision du Kremlin se retrouvent souvent dans cette lecture des choses. Quant à la majorité de la population russe, elle souscrit généralement à l'idée entretenue par les médias gouvernementaux que l'Europe serait en voie de complète décadence (notamment sur le plan des mœurs), en passe d'être définitivement « colonisée » par l'immigration extra-européenne, au bord de la guerre civile, et enfin gouvernée par les États-Unis ; en face, elle voit généralement les puissances asiatiques telles que la Chine comme des pays véritablement souverains, dirigés par des hommes forts, qui assument leur identité et ont leur avenir devant eux. Pour reprendre le mot de l'un des meilleurs experts français de la géopolitique de la Russie, Pascal Marchand, « pour la population russe, le modèle économique chinois est plus attractif que le modèle européen de chômage de masse, d'immigration incontrôlée et de déconfiture industrielle24 ».

Un moscovite anglophone de passage à Strasbourg, avec qui j'avais eu une discussion de circonstance en 2019, me confiait la chose suivante : les Russes de la bourgeoisie urbaine ouverte sur le monde, qui suivent comme lui l'actualité internationale dans d'autres médias que ceux aux mains du pouvoir et sont nettement plus « pro-européens » que le reste de la population, entendent des personnalités européennes comme Emmanuel Macron parler de la vocation européenne de la Russie, de Tchaïkovski, Dostoïevski, Prokofiev et Tolstoï ; ailleurs, ils voient une Chine conquérante qui mène des projets pharaoniques en Eurasie, fait de l'ombre aux États-Unis et fait miroiter à la Russie un partenariat d'avenir. D'un côté, le souvenir d'un passé glorieux, vu sous un prisme européano-centré, et une fragile russophilie culturelle qui bute vite sur des enjeux tels que l'Ukraine, les pays baltes, les conflits mémoriels et la question des valeurs sociétales ; de l'autre, un futur enthousiasmant avec une aire culturellement distincte mais bien plus dynamique, une valorisation du caractère continental et eurasien de la Russie, la possibilité de faire contrepoids à la domination fragile de l'Occident. Qui imagine d'ailleurs les principales puissances européennes, dans le cas d'une hypothétique levée des sanctions contre la Russie, investir dans ce pays des dizaines ou centaines de milliards d'euros qu'elles n'ont pas ? La Chine est en capacité de le faire dans des projets rentables. De toute manière, si les Occidentaux levaient les sanctions contre la Russie et investissaient davantage dans le pays, cela n'enlèverait rien aux avantages d'une coopération accrue avec la Chine, au contraire. François Heisbourg note d'ailleurs que « une telle ouverture européenne créerait un appel d'air supplémentaire pour la Route terrestre de la soie vers le cœur de l'Union européenne, donc au couple sino-russe25 ».

Il faut aussi ajouter que l'attirance traditionnelle de la Russie pour l'Orient se retrouve dans une certaine sinophilie au sein de la population russe. Les Russes jugent moins sévèrement le régime chinois que ne le font généralement les Occidentaux et s'inquiètent moins de la montée en puissance de la Chine malgré la crainte de voir celle-ci faire de l'ombre à la Russie ; surtout, ils se distinguent par une opinion vis-à-vis de leur grand voisin bien plus favorable que celle majoritairement répandue en Occident. Une étude du Pew Research Center de 2019 sur l'opinion internationale vis-à-vis de la Chine montrait que sur 34 pays interrogés avec pas moins de 34 000 répondants, les Russes affichaient le jugement le plus favorable, avec un record de 71% d'opinions positives à propos de la Chine26. En octobre de la même année, un sondage pour le centre VTSIOM (dont les études sont le plus souvent biaisées, l'institut étant proche du Kremlin) indiquait que la population russe voyait la Chine comme le pays avec lequel la Russie entretenait les relations les plus fortes et amicales27. L'année précédente, une étude du centre indépendant Levada (qui est lui l'institut de référence pour suivre l'état de l'opinion russe face aux biais pro ou anti-Poutine) indiquait que seuls 12% des Russes avaient une opinion négative de la Chine, contre 54% d'opinions négatives envers les États-Unis28. Cette perception favorable de la Chine a survécu à la crise du COVID-19, aux révélations sur le traitement inhumain des Ouïghours et à la reprise en main brutale de Hong Kong. Un sondage29rendu public fin novembre 2020, réalisé sur un échantillon de près de 20 000 personnes en Europe, Russie incluse, montrait qu'une large majorité d'Européens avaient une vision négative de la Chine, vision qui s'était dégradée depuis le début de l'année. Mais en Russie et en Serbie, environ 60% des sondés avaient une vision positive ou très positive de la Chine. Alors que l'image de la Chine s'était fortement dégradée dans la plupart des pays de l'UE, elle s'est surtout renforcée en Russie (plus de 30% de sondés disant que leur opinion sur la Chine s'était améliorée contre moins de 15% pensant l'inverse) et en Serbie (entre 45 et 50% de sondés dont la perception de la Chine s'était améliorée contre environ 15% de l'avis opposé)30.

Toujours selon la perspective russe, ne négligeons pas non plus l'élément suivant : depuis l'époque moderne, toutes les invasions dangereuses ayant menacé la survie de la Russie sont venues d'Europe. Plus récemment, l'OTAN s'est avancé jusqu'aux frontières d'une Russie désormais privée du « glacis sécuritaire » qu'ont constitué par le passé les territoires contigus en Europe orientale de l'Empire puis de l'URSS, et les pays membres du Pacte de Varsovie ; comparé à la présence à proximité de Moscou et Saint-Pétersbourg d'une alliance perçue comme hostile, la « pression chinoise » sur une Sibérie vide d'hommes fait office de menace secondaire. De plus, le partenariat bilatéral avec la Chine se fait dans le respect de la souveraineté des deux États, quand un éventuel partenariat ambitieux avec l'Europe reviendrait pour la Russie à s'intégrer dans un groupe où elle sera nécessairement amenée à rentrer dans le rang et jouer un rôle inférieur à ce que lui dictent ses particularités géographiques, historiques et culturelles. Enfin, dans le scénario très improbable où l'Europe dans son ensemble réussirait à converger vers une ligne plus favorable à la Russie, sur fond également de détente russo-américaine, cet hypothétique partenariat serait encore plus déséquilibré en défaveur de la Russie qu'un partenariat bilatéral approfondi avec la Chine.

Ajoutons encore que la Chine peut constituer malgré tout aux yeux des dirigeants russes un partenaire plus fiable que l'Europe ou les États-Unis du fait même qu'elle soit une dictature. En effet, les démocraties occidentales peuvent porter momentanément au pouvoir des équipes dirigeantes favorables à une meilleure relation avec la Russie, mais capables d'être évincées à l'élection suivante, quand elles ne changent pas de position en plein mandat. Déjà que les États européens sont particulièrement divisés entre eux sur la question russe, comment faire confiance à la volonté de l'un d'entre eux d'entraîner les autres vers une meilleure relation avec la Russie, puisqu'à un exécutif partisan de la détente avec elle peut succéder un autre tenant d'une ligne dure face à Moscou ? La Chine, elle, est dirigée par un Parti unique dont les chefs suivent une politique de long terme ; depuis l'arrivée au pouvoir de Xi Jinping, elle est même dirigée par un homme fort qui pourrait potentiellement rester président à vie. Cela vaut évidemment en politique étrangère, d'autant que Xi met généralement cartes sur table.

La volonté de la Russie de davantage se tourner vers la Chine et l'Asie orientale a été renforcée par son blocage dans sa relation avec l'Occident et le besoin de trouver un nouveau partenaire face au risque d'un isolement mortifère sur les plans stratégique et économique, mais c'est une tendance lourde et profondément ancrée. Pendant plusieurs siècles, l'Europe a été comme nous l'avons vu le principal vecteur d'idées nouvelles, de technologies, de capitaux, de développement économique pour la Russie dont l'Asie devenait le terrain de jeu. Aujourd'hui, la donne est radicalement différente. Le souffle de l'histoire vient pour l'heure de l'Asie orientale. La Russie voit une opportunité, pour reprendre la métaphore poutinienne citée plus haut, de saisir le vent chinois dans ses voiles. Dans son Atlas géopolitique de la Russie,qui fait autorité aussi bien du côté universitaire que dans la presse spécialisée, Pascal Marchand fait le constat suivant : « Pour la Russie, le partenariat chinois est le meilleur choix. […]La seule condition sine qua non de cette alliance qui n'allait pas de soi en raison d'une méfiance historique est la confiance entre les deux partenaires. Quelque soit son hôte, le Kremlin aurait-il intérêt à inquiéter le partenaire chinois, et menacer une alliance fructueuse, par des contacts poussés avec un partenaire occidental31 ? ». En février 2021, lorsque le Haut représentant de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borell, s'était rendu à Moscou en affichant sa volonté de « parler aux Russes » en pleine affaire Navalny, le Kremlin avait saisi l'occasion pour humilier l'Union européenne et son représentant, en procédant entre autres à l'expulsion de diplomates allemands, polonais et suédois. Un éditorial du journal Le Mondeavait tiré de cette embuscade diplomatique et du comportement des dirigeants russes au cours des semaines précédentes la conclusion suivante : « [...]le message qu’a confirmé le pouvoir russe au cours de cette désastreuse visite, c’est qu’il n’a aucunement l’intention de dialoguer avec l’UE. [...]Cette clarification pourrait, finalement, se révéler salutaire. Le chef de la diplomatie européenne a dressé lucidement dimanche soir un constat d’échec de son expérience : cette visite l’a convaincu que la Russie s’est « progressivement déconnectée de l’Europe » et qu’elle « voit dans les valeurs démocratiques une menace existentielle ». Sa priorité stratégique, de toute évidence, n’est pas l’Europe, mais la Chine32 ». La rédaction du quotidien français semblait (semble toujours) malheureusement être dans le vrai. Au même moment, la connivence (ou du moins l'absence bien visible de concurrence) entre Beijing et Moscou33dans la bataille mondiale pour la production et la distribution de vaccins contre le COVID-19, où les deux pays ont su s'affirmer une nouvelle fois comme une alternative à l'Occident et ne pas entrer en compétition frontale (même en Asie centrale et dans les Balkans orientaux) a ouvert un autre domaine de coopération entre la Chine et la Russie.

Le pivot vers l'Asie orientale de la Russie et surtout son partenariat stratégique avec la Chine s'inscrivent à la fois dans un intérêt historique pour l'Orient et dans une véritable tendance lourde que la dégradation rapide des relations avec l'Occident n'a fait qu'accélérer. La Russie semble plus attirée que jamais par une Chine qui incarne mieux l'avenir que l'Europe avec laquelle les Russes ressentent pourtant davantage de proximité culturelle et historique. Le rapprochement avec Beijing procède d'une dynamique propre, non de la seule dégradation des relations avec l'Occident. Ceci le rend d'autant d'autant plus profond et d'autant plus durable... et crédibilise l'hypothèse d'une future alliance entre la Chine et la Russie.

Le partenariat militaire sino-russe, entre accélération et approfondissement

En 2018, la Russie et la Chine ont marqué les esprits en menant conjointement « Vostok-2018 », un exercice militaire géant rassemblant plusieurs dizaines de milliers de soldats et d'engins militaires opérationnels (mais pas des centaines de milliers comme on a pu l'entendre un peu partout). Interrogé par l’AFP à cette occasion, l’expert militaire russe controversé34Pavel Felguenhauer expliquait qu’il s’agissait là « d’une préparation à une guerre mondiale future. L’état-major russe estime qu’elle se produira après 2020 : soit une guerre globale, soit une série de conflits régionaux d’ampleur. Et l’ennemi, ce sont les États-Unis et leurs alliés35 ». Faut-il accorder du crédit à une telle analyse ? Dans le Moscow Defense Brief, magazine de référence à destination de professionnels, le chercheur spécialiste des relations sino-russes Vassiliy Kashine avançait l'analyse suivante, toujours à propos de « Vostok-2018 » :« C'est maintenant l'opinion dominante à Moscou et à Pékin que leur conflit avec les États-Unis est irréversible, de long terme et systémique. De plus, la Russie n'est plus en mesure de maintenir un équilibre entre la Chine et les États-Unis car presque tous les canaux de communication avec Washington ont déjà été détruits. Compte tenu de tout cela, il est aisé de voir l'objectif principal des exercices conjoints russo-chinois : les deux pays se préparent à un conflit prolongé avec les États-Unis – un conflit qui pourrait à un moment donné dégénérer en une véritable guerre. Le moment de l'annonce officielle de l'alliance russo-chinoise pourrait être choisi afin de ne pas compromettre les relations de Moscou et de Beijing avec les pays tiers. Il reste important pour Moscou de conserver sa liberté de manœuvre dans ses relations avec les principaux acteurs asiatiques tels que le Japon et l'Inde, tandis que pour la Chine, il est très important de maintenir un partenariat avec l'UE, y compris les membres d'Europe de l'Est.36 ». Davantage encore que sa démesure, l’exercice « Vostok-2018 » était riche en enseignements sur la profondeur du rapprochement militaire sino-russe observé depuis quelques années. À l’instar des exercices conjoints entre forces russes et chinoises en Méditerranée (2015) ou en Baltique (2017), « Vostok-2018 » ne visait pas simplement à impressionner les États-Unis et leurs alliés, mais à tester dans des proportions étendues l’interopérabilité des forces chinoises et russes et à développer des expériences et des savoirs-faire tactiques en commun. La Chine et la Russie se dirigent-elles vers une alliance en bonne et due forme ? Les précédents historiques ne plaident à première vue pas en ce sens.

La Chine, sous ses divers régimes politiques, a signé par le passé trois traités d'alliance avec la Russie : un premier traité, secret, signé en 189637face au Japon, et éphémère puisque la Russie a participé à l'écrasement de la rébellion des Boxers avec les Japonais et les puissances coloniales européennes en 1901 ; un autre conclu en 1945 entre l'URSS de Staline et le gouvernement chinois officiel dirigé par le Kuomintang, lequel a été vaincu quatre ans plus tard par les communistes soutenus par Moscou ; le dernier traité d'alliance, signé en 1950, a vite changé de nature, lorsque Mao a tenté de s'affirmer après la mort de Staline, avant de se déliter dans les années 1960.

Ces trois traités ont été élaborés selon des objectifs variés, mais avec une constante : Moscou était en position de supériorité et pouvait dicter son agenda, que ce soit en tant que puissance « occidentale » et « coloniale » (elle était perçue ainsi à l'époque que les Chinois appellent le « Siècle de l'humiliation », lequel s'étend de 1839 à la fondation de la République populaire en 1949), ou en tant que « grand frère » communiste. Si la troisième alliance n'a pas tenu, c'est essentiellement parce que la Chine n'acceptait plus d'être dans une position d'infériorité, sur les plans idéologique (se ranger derrière le leadership de la « Patrie des Travailleurs » soviétique), stratégique (n'être qu'un allié inféodé à une superpuissance) et touchant à la fierté nationale (la grande Chine ne pouvant être dans l'ombre d'un pays à ses yeux « inférieur » à divers égards). Alors que l'URSS a soutenu les débuts de la République populaire de Chine, notamment par l'envoi d'experts aidant à reconstruire et développer le pays dans une direction socialiste, les relations sino-soviétiques se sont détériorées dès les années 1950, jusqu'à une véritable rupture en 1960.

En mars 1969, des soldats chinois ont même attaqué des Soviétiques sur l'île Damanski, située sur la rivière Oussouri qui marquait la frontière soviéto-chinoise, occasionnant des affrontements meurtriers qui se répétèrent en août et firent craindre le déclenchement d'une guerre ouverte. Les Soviétiques ont ainsi pu expérimenter à leurs dépens la doctrine chinoise de « défense active », doctrine qui semble désormais être partagée par... la Russie, le terme se retrouvant par exemple dans la bouche du Chef d’État-major général (l'équivalent du CEMA français) Valery Gerasimov38. Après avoir initialement envisagé des frappes atomiques contre des sites nucléaires militaires chinois, l'URSS a maintenu dans ses dernières années d'existence plus de 600 000 hommes à sa frontière avec la Chine, le risque de guerre en Sibérie étant alors une possibilité sérieuse aux yeux de Moscou ; l'affaire n'a été résolue qu'en 1991, lorsque l'île Damanski fût concédée à la Chine sous le nom d'île Zhenbao. Comme le souligne Chris Miller dans une tribune  soutenant que le rapprochement russo-chinois pourrait cette fois être durable (idée que nous partageons), ce conflit sibérien qui n'a sur le terrain jamais dépassé le stade de l'escarmouche a « transformé la Guerre froide »39, en amenant la Chine et l'URSS à se rapprocher toutes les deux des États-Unis, chacune dans l'optique de contrer l'autre. Les Soviétiques ont sondé les Américains sur la manière dont ces derniers réagiraient en cas d'attaque nucléaire soviétique contre l'arsenal atomique chinois ; les Américains auraient averti les Chinois de tels projets ; les Chinois se sont eux rapprochés des Américains pour faire contre-poids aux Soviétiques ; les Américains ont de leur côté normalisé leurs relations avec les Chinois dans le même but à partir de la présidence Nixon.

On retient de ce qui précède que toutes les alliances passées entre Beijing et Moscou ont été brèves et qu'elles ont été suivies pour deux d'entre elles par des affrontements entre deux pays qui conservent toujours une certaine méfiance mutuelle. Si une nouvelle alliance devait un jour être conclue entre la Chine et la Russie, celle-ci se ferait comme nous le verrons à l'avantage du premier pays et non plus de Moscou. Ce déséquilibre constitue sur le papier l'un des principaux freins à la création d'une véritable alliance militaire.

Concernant les exercices conjoints entre les forces russes et chinoises il convient de rappeler quelques éléments de contexte, car ils illustrent le fait que la Russie continue malgré tout de mener ce type d'opérations avec des puissances rivales de la Chine, signe que les deux pays sont encore loin de former un véritable couple exclusif en matière de défense. La Russie et la Chine ont mené de premiers timides exercices communs dès les années 2000, dans le cadre de l'Organisation de sécurité de Shanghai, avant d'engager les exercices communs « Mission de paix » qui n'avaient rien à voir avec les démonstrations beaucoup plus intimidantes du type « Vostok-2018 ». Surtout, la Russie réalisait encore des manœuvres avec des États occidentaux. Àl'époque, Moscou coopérait occasionnellement avec l'OTAN (à laquelle certains responsables russes proposaient toujours sérieusement d'adhérer) sur divers dossiers militaires, au point de mener en 2011, en plein « reset »russo-occidental, l'exercice conjoint « Vigilant Skies 201140 » centré sur la lutte contre le terrorisme aérien. Bien qu'on en parle beaucoup moins que des manœuvres russo-chinoises, la Russie mène depuis 2008 des exercices séparés avec l'Inde et la Mongolie, et depuis 2016 avec l’Égypte et le Pakistan, là encore séparément ; elle a aussi participé en 2019 à des exercices avec des États membres de l'ASEAN. L'Inde, ainsi que diverses nations membres de l'ASEAN, ont des relations souvent tendues avec la Chine, tandis que le Pakistan est évidemment rival de l'Inde : la Russie entretient avec ces pays aux orientations variées des liens militaires qui ne plaident pas encore en faveur d'une alliance russo-chinoise, laquelle serait vite incompatible avec de telles coopérations. Dans le même esprit, l'attitude prudente de la Russie face aux tensions sino-indiennes dans l'Himalaya à l'été-automne 2020 était celle d'un pays cherchant à ménager ses relations, non celles d'un futur allié de Beijing (quoique le report du Sommet russo-indien de cette année, officiellement du la pandémie de coronavirus, ait été interprété comme un signe de gêne diplomatique entre Moscou et New Dehli).

Cependant, ces exercices menés avec des pays tiers en froid avec Beijing emploient des forces plutôt modestes et généralement pas d'armements employables dans des conflits de haute intensité. Ils sont essentiellement cantonnés à des enjeux tels que la lutte contre le terrorisme ou la sécurité maritime, quand les nouvelles coopérations russo-chinoises sont à la fois plus étroites, plus démonstratives et tournées vers des objectifs encore ambigus. Àpropos de l'Inde, nous pouvons également souligner que Moscou pourra difficilement maintenir des relations équilibrées avec Beijing et New Delhi à la fois : le « triangle stratégique » Russie-Inde-Chine que nous évoquons plus haut semble difficilement réalisable dans le contexte d'une affirmation croissante des deux pays les plus peuplés de la planète, et s'il est très peu probable que la Russie en vienne à couper les ponts avec l'Inde, il est en revanche plausible qu'elle finisse par pencher définitivement en faveur de la Chine, quitte à dégrader ses relations le partenaire indien.

La Chine, elle, cherche à accroître encore l'entraînement de ses forces faute d'expérience du feu pour les soldats qui servent sous ses drapeaux : la dernière participation des forces chinoises à un véritable affrontement remonte à une escarmouche contre le Viêt Nam dans les îles Spratley, en mars 1988. Quoique l'Armée populaire de libération a connu une expérience du feu particulièrement intense l'année suivante, en massacrant des milliers de manifestants pacifiques sur la place  Tian'anmen, où il ne s'est officiellement « rien passé »... Les forces chinoises mettent aujourd'hui l'accent sur un entraînement de plus en plus poussé, et les coopérations avec la Russie dans ce domaine lui sont très utiles.

On observe depuis 2012 un tournant coïncidant avec le retour de Poutine à la présidence et son « virage » nationaliste, impérialiste et anti-occidental – qui était en vérité en germe depuis un certain temps. Les premiers exercices navals bilatéraux de grande ampleur entre la Chine et la Russie, basés sur des situations de combat en commun, ont été menés à partir de 2012 devant Qingdao, alors que les deux pays communiaient dans la dénonciation du renversement du régime de Kadhafi par la coalition occidentalo-arabe en 2011, et de l'interventionnisme occidental déstabilisateur qu'elle sous-tendait à leurs yeux. De tels exercices se sont ensuite répétés devant les côtes chinoises et celles de Russie orientale en 2013 (le plus grand exercice naval effectué par la Chine avec un autre pays), 2014, 2015 (année qui a aussi vu un premier exercice conjoint en Méditerranée), 2016 en mer de Chine méridionale, 2017 (avec un exercice conjoint très commenté dans la Baltique et un autre dans la mer d'Okhotsk), 2018 et 2019. Notons l'importance politique des exercices conjoints de 2016 en mer de Chine du Sud, la Russie ayant profité de l'occasion pour montrer son soutien implicite à Beijing après le rejet par le tribunal international de La Haye de plusieurs revendications chinoises dans cette mer, bien que Moscou ne reconnaisse pas encore la souveraineté chinoise sur les îles et eaux contestées de la région et continue de coopérer avec le Vietnam, pays où la Russie entretient des liens hérités de l'époque soviétique. Parmi les exercices réalisés par les deux pays en Asie-Pacifique, certains incluaient des opérations de débarquement, où les troupes chinoises étaient particulièrement actives : d'aucuns y ont vu un lien avec la préparation par la Chine d'une future invasion de Taïwan. Quant aux exercices communs en Méditerranée et dans la Baltique, ceux-ci ont symbolisé en Europe même l'ampleur du rapprochement russo-chinois.

Le 23 juillet 2019, à la veille de la présentation du nouveau livre blanc chinois sur la défense, un exercice aérien  entre les forces russes et chinoises au-dessus de la mer du Japon a été perçu par les voisins de la Chine comme une provocation conjointe de la part des deux pays. L'exercice a eu lieu au-dessus des rochers Liancourt (Dokdo en coréen, Takeshima en japonais), disputés entre Séoul et Tokyo, qui traversaient alors une période de tensions diplomatiques. Deux bombardiers Tupolev Tu-95 russes et deux bombardiers chinois Xian H-6, escortés par un avion de détection avancée Iliouchine A-50 et son équivalent chinois, un KJ-2000, participaient à cette mission. La Corée du Sud a fait décoller des avions de chasse pour s'opposer à ce qu'elle percevait comme une intrusion dans son espace aérien ; les chasseurs sud-coréens ont effectué plus de 400 tirs de sommation. Ce survol inamical d'îles contestées par deux pays qui étaient alors en situation de crise diplomatique, en plus de montrer la proximité croissante de Moscou avec Beijing qui est habituellement isolée dans ses différends régionaux, se doublait d'un message envers Washington. Il visait aussi à montrer que le partenariat Chine-Russie, bien qu'encore incomplet, est déjà suffisamment mature et ancré pour que les armées russes et chinoises puissent mener de tels actes conjoints dans des régions sensibles. La même année 2019 a vu le duo Chine-Russie mener des exercices navals en novembre avec l'Afrique du Sud (dont la marine est, comme le rappelle l'historien franco-américain Alexandre Sheldon-Duplaix, « très proche des standards OTAN41 »), et surtout en décembre avec l'Iran, en pleine escalade des tensions avec Washington et moins d'un mois avant que l'assassinat du général Qassem Soleimani ne fasse momentanément monter le risque d'un affrontement armé ; l'exercice conjoint Moscou-Beijing-Téhéran avait ainsi une valeur dissuasive contre toute velléité d'attaque contre l'Iran. Le mois de juillet 2020 a d'ailleurs montré la profondeur du rapprochement entre Beijing et Téhéran, engagées sur la voie d'un accord de coopération stratégique sur 25 ans, qui semble présager d'une véritable alliance. Ceci alors que la relation entre Téhéran et Moscou continue de surprendre depuis plusieurs années par sa bonne tenue, y compris sur le dossier syrien où les deux pays, bien que concurrents en tant que soutiens vitaux du régime baasiste, affichent malgré tout une certaine entente. Ce dernier point est significatif, tant les risques de voir l'Iran mêlé à un conflit régional dans un futur proche sont élevés : la Russie et la Chine seraient impliquées d'une manière ou d'une autre et seraient vraisemblablement sur la même ligne.

Derrière la question de ces exercices militaires communs, se pose la question de la profondeur de la coopération militaire entre le plus grand pays du monde et le plus peuplé d'entre eux. Le porte-parole du ministère chinois de la Défense, Ren Guoqiang, déclarait en juin 2019 que cette coopération allait encore s'étoffer : « La Chine et la Russie porteront leurs relations militaires à un nouveau sommet sous la direction stratégique des dirigeants des deux pays. […]Les deux parties renforceront leur soutien mutuel sur leurs intérêts fondamentaux respectifs, et amélioreront leurs mécanismes d'échanges et de coopération à tous les niveaux et dans différents domaines. Les deux armées approfondiront la coopération dans des échanges de haut-niveau, un entraînement pratique, le développement d'équipements et technologies et le contre-terrorisme, et promouvront [la]coopération stratégique42 ».

Un mois plus tard, le livre blanc chinois sur la défense de 2019, intitulé La défense nationale de la Chine à l'ère nouvelle(« l'ère nouvelle » désignant d'abord celle que les dirigeants chinois souhaitent faire émerger, plutôt que la « nouvelle ère » où pourrait se diriger un monde en pleine mutation), inclut pour la toute première fois la mention de l'OTAN et de son extension vers l'Est (« l'OTAN a poursuivi son élargissement, intensifié le déploiement militaire en Europe centrale et orientale et mené de fréquents exercices militaires. La Russie renforce ses capacités nucléaires et non nucléaires d'endiguement stratégique et s'efforce de sauvegarder son espace et ses intérêts de sécurité stratégique43 »), montrant un certain soutien à la Russie dont la Chine partage de plus en plus de priorités stratégiques. Dans cette « ère nouvelle » au cœur de la vision de Xi Jinping, un des éléments qui pèsent le plus est le « partenariat global Chine-Russie », terme adopté en juin 2019. Le nouveau livre blanc chinois sur la défense nationale consacre un long paragraphe à la coopération militaire avec Moscou, de plus en plus considéré comme le principal partenaire de Beijing. Comme le relève Antoine Bondaz, la Russie est d'ailleurs deux fois plus mentionnée que les États-Unis dans le document (28 mentions contre 1444). Àla même époque, la communication des gouvernements russe comme chinois sur la nature de leur partenariat montrait déjà que celui-ci avait franchi un nouveau pas, la Chine citant l'amélioration de cette relation bilatérale comme un chantier important pour la « nouvelle ère » qu'entend ouvrir le régime45. Au début de l'été, alors qu'il recevait Xi Jinping à Moscou, Vladimir Poutine se félicitait de pouvoir constater que les relations russo-chinoises avaient « atteint un niveau sans précédent46 ».

En décembre 2019, le ministre des Affaires étrangères et conseiller d’État (le Conseil des affaires de l'État est l'équivalent chinois du Gouvernement français ou du Cabinet présidentiel américain) Wang Yi en est venu à déclarer que « aujourd'hui dans le monde, la relation Chine-Russie est la plus étroite, la plus forte, la plus mature et la plus stable entre deux pays majeurs47 », supposément plus qu'entre la France et l'Allemagne ou les États-Unis et le Royaume-Uni, donc. Cette déclaration, qui a sans doute eu l'aval de Xi Jinping, est d'autant plus significative que la diplomatie chinoise fait habituellement preuve de retenue sur le plan rhétorique en-dehors des dossiers « chauds » (différends en Asie, tensions avec les États-Unis) où elle a le verbe fort. Malgré toutes les zones d'ombre qui subsistent au sein de la relation Moscou-Beijing, l'emphase des dirigeants russes et chinois lorsqu'il s'agit d'évoquer leur partenariat montre qu'ils souhaitent que le reste du monde perçoive leur relation comme particulièrement solide, mais aussi, à en croire plusieurs signaux faibles, qu'ils espèrent que cette relation forte dépassera le stade de la sémantique pour se matérialiser définitivement.

Après plusieurs années d'approfondissement, la relation entre la Chine et la Russie semble ainsi accélérer. Au point donc de se muer prochainement en alliance ? A la fin du mois d'octobre 2020, lors d'un échange avec le Club Valdaï (forum de discussions sur les questions internationales et le rôle de la Russie), Vladimir Poutine a franchi un pas supplémentaire en n'écartant pas la possibilité d'une alliance avec la Chine48. Interrogé sur l'éventualité d'une telle issue, le président russe a répondu « nous n'en avons pas besoin, mais, en théorie, il est tout à fait possible de l'imaginer ». Après avoir affirmé que « sans aucun doute, notre coopération avec la Chine renforce la capacité de défense de l’armée chinoise », M. Poutine a dit du renforcement de cette coopération que « l’heure montrera comment elle évoluera… nous ne l’exclurons pas49 ». Jamais depuis la fin de l'alliance soviéto-chinoise des années 1950, un locataire du Kremlin n'avait officiellement laissé la porte ouverte à une future alliance avec la Chine50. En réaction aux déclarations du président russe, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères chinois, Zhao Lijian (une figure montante du régime), a répondu courtoisement que celles-ci « démontrent le haut niveau et la nature particulière de nos relations bilatérales. Il n'y a pas de limite à l'amitié traditionnelle sino-russe et pas de zone restreinte pour élargir notre coopération51 ». Par cette prise de position, Vladimir Poutine aura fait sauter un obstacle de plus avant la concrétisation d'une alliance militaire entre la Russie et la Chine, qui apparaît désormais comme sérieusement envisageable.

L'économie, révélateur des intérêts communs comme des profonds déséquilibres entre la Russie et la Chine

La Russie a établi de premières coopérations militaires avec la Chine dès la chute de l'URSS dans un intérêt d'abord commercial. Avec l'embargo euro-américain sur les ventes d'armes imposé après le massacre de Tian'anmen en 1989, la Russie a été l'un des seuls pays (la seule grande puissance militaire) à vendre des armes à la Chine, laquelle cherchait à moderniser rapidement ses équipements militaires, notamment sa marine. Alors que l'URSS avait participé à la reconstruction des forces de la République populaire de Chine dès sa fondation, le fait que la toute jeune Fédération de Russie soit vite devenue la seule source extérieure de modernisation et d'équipement conventionnel des armées chinoises a fait naître une continuité faisant de la Russie un partenaire essentiel jusqu'à aujourd'hui. Comme l'écrit François Brévot : « Sans coopération russe, les armées chinoises auraient encore une génération de retard sur l’Occident. En 1991, elles alignaient près de 3 000 avions des années 1960 et 1970 [...]. De 2008 à 2017, les budgets de défense ont progressé de 110 %, mais l’industrie stagnait dans les standards technologiques des années 1960. En 1998, la Russie changeait la donne, livrant une usine clef en main pour l’assemblage sous licence de 200 Su-27 [...]. Une centaine de Su-30 MKK ont été commandés en 2000. L’armée chinoise entrait dans l’ère des avions de 4egénération52 ». Beijing et Moscou ont respectivement été jusqu'en 2007 le premier client de l'un et le premier fournisseur de l'autre sur les marchés de l'armement ; à partir de cette date, les industries de défense chinoises ont commencé à acquérir une plus grande autonomie, y compris en copiant des technologies et systèmes d'armes made in Russia comme les Su-27, dont Moscou a vendu des exemplaires sous licence dans les années 1990. Cette contrefaçon est toujoursdénoncée par divers acteurs de la BITD russe. La Russie a quant à elle réalisé à ce moment qu'elle était en train d'aider une future concurrente redoutable sur les marchés internationaux de l'armement, tout en restant consciente de l'intérêt d'une coopération avec la Chine. Cette inquiétude est elle appelée à se renforcer puisque deux nouveautés font de la Chine un concurrent très sérieux sur le marché de l'armement : la montée en gamme des industries chinoises ; le fait que la Chine soit un partenaire économique, politique et technologique globalement plus intéressant que la Russie pour la plupart des clients potentiels, ce qui devrait les pousser de plus en plus souvent à faire le choix d'armements et équipements chinois.

A partir de 2014, pour des raisons à la fois économiques et stratégiques essentiellement consécutives à l'agression de l'Ukraine et ses conséquences internationales, la Russie a renouvelé ses ventes d'armes en incluant désormais des technologies et équipements dont elle rechignait jusqu'ici à faire profiter l'armée chinoise, en supprimant les derniers obstacles à l'acquisition par la Chine de matériels de haute technologie. Moscou a ainsi déjà accepté de vendre deux batteries de systèmes de défense antiaérienne et anti-missiles S-400 et 24 chasseurs multi-rôle Soukhoï Su-35. Chose inimaginable avant le tournant de 2014, la Russie souhaite même vendre à la Chine le futur Soukhoï Su-57, avion de combat de cinquième génération entré en service en décembre 2020. S'agissant des copies chinoises, la Russie reste méfiante, mais il convient de nuancer le tableau. Les industries russes ont en effet d'une certaine manière profité de la contrefaçon chinoise : « sans l’aval de la Russie, Shenyang [Shenyang Aircraft Corporation, géant chinois de l'aéronautique]a continué à assembler des copies de Su-27, les J-11B, dès 2007, puis de Su-30 MKK, les J-16, en 2012. [...]Les J-15 embarqués sur le Liaoning, premier porte-avions chinois, ont été conçus à partir d’une cellule d’un Su-33 livrée par l’Ukraine en 2001. Au lieu d’entrer dans un conflit politique contre la Chine, les industriels russes ont retourné la situation à leur avantage. En 2012, la Chine était encore incapable de produire un réacteur fiable pour ses avions de chasse. [...]La Chine n’avait donc pas le choix : elle devait se tourner vers le russe NPO Saturn pour se faire livrer des milliers de réacteurs AL-31F pour motoriser ses Sukhois clonés. Finalement, l’industrie russe a tiré un bénéfice financier du piratage de ses avions par la Chine53 ».

On ne relève pas encore une envolée des contrats d'importance autour de technologies militaires critiques, mais ce type de contrats mettant plusieurs années à être élaborés, il est possible que la Chine et la Russie puissent en signer un nombre important dans la décennie 2020. Les coopérations sont déjà nombreuses dans divers dossiers technologiques ; Chine et Russie travaillent par exemple au développement de stations au sol pour améliorer les services de navigation et localisation GLONASS (russe) et Beidou (chinois) dans les deux pays. Le Kremlin a confirmé en 2019 qu'il aiderait la Chine à se doter d’un système d’alerte avancée pour la défense antimissile. Les coopérations émergentes dans les domaines aérien, aérospatial, naval (notamment dans les capacités hauturières et sous-marines) et terrestres mettront potentiellement sur la table le développement conjoint de nouvelles technologies. Bien que les ventes d'armes à la Chine sont loin d'avoir retrouvé la place qu'elles avaient dans le total des exportations russes d'armement dans les années 2000 (elles en représentent moins de 15%, contre 50% pour le Moyen-Orient), les ventes d'armes russes vers la Chine ont dépassé depuis 2017 les ventes vers l'Inde, une première depuis longtemps alors même que la demande indienne est forte et croissante.

Ceci s'inscrit en partie dans un très fort accroissement des liens économiques entre les deux pays, la Russie cherchant à la fois à contourner le poids des sanctions occidentales (y compris au niveau des transferts de technologies et des investissements étrangers), à trouver de nouveaux marchés (notamment pour ses matières premières et hydrocarbures), à développer la Sibérie orientale, et à profiter du dynamisme asiatique, quand la Chine a tout intérêt à se tourner vers la Russie pour ses hydrocarbures et matières premières (du fait de sa dépendance aux pays d'Afrique et du Moyen-Orient, qui l'oblige à sécuriser aussi bien ses canaux d'importation que ses intérêts économiques sur place). La Chine a détrôné en 2014 l'Allemagne comme premier partenaire de la Russie. Alors que les échanges entre la Chine et la Russie ont dépassé le seuil historique des 100 milliards de dollars en 2018 (plus de 110 milliards pour le commerce bilatéral en 201954), on observe que les exportations russes croissent plus rapidement que celles de la Chine dans cette relation. Grâce à ses exportations énergétiques, la Russie est redevenue l'un des rares pays au monde à avoir une balance commerciale excédentaire avec la Chine. Ces exportations représentent 11% du total des importations chinoises tous types de biens et services inclus, et continuent de grimper (la Russie a dépassé l'Arabie Saoudite en termes d'exportations d'hydrocarbures vers la Chine dès 2018). La construction du gazoduc russo-chinois « force de Sibérie », mis en service en 2019, illustre la profondeur de cette relation entre le premier exportateur mondial d'hydrocarbures et leur plus grand consommateur sur la planète. Les exportations russes vers la Chine sont cependant excessivement axées sur les seules matières premières et ressources énergétiques, bien que les échanges sino-russes progressent dans la plupart des secteurs économiques, y compris les biens manufacturés. La Chine et la Russie profitent à des degrés divers mais significatifs de ce rapprochement économique et ont toutes les deux évoqué, entre autres, leur intention de faire converger les projets d'Union économique eurasiatique guidée par Moscou et de Nouvelles routes de la soie impulsées par Beijing, mais la Chine est de plus en plus dominante dans cette relation économique. Alors que Moscou affiche une certaine prudence face au risque de sujétion économique, Beijing défend un accord de libre-échange avec la Russie qui permettrait de tirer vers le haut les exportations, l'agriculture et l'industrie russes, mais inonderait le pays de biens chinois. Là où la Chine est le premier partenaire commercial de la Russie, cette dernière n'est que le dixième partenaire de Beijing.

Car la relation économique entre les deux géants eurasiatiques est évidemment complètement déséquilibrée, à l'image de leur rapport de force démographique (la Chine est dix fois plus peuplée que sa voisine du nord). Ce déséquilibre croissant entre la Chine et la Russie se retrouve dans les écarts de PIB nominal, le PIB chinois étant déjà huit fois supérieur à celui de la Russie : selon ce même indicateur, la Chine est au deuxième rang mondial quand la Russie a été rétrogradée au dixième, voire onzième rang ; en termes de parité de pouvoir d'achat (où la Russie est classée devant la France ou le Royaume-Uni), l'écart est toujours béant. Le différentiel de croissance économique entre une Chine qui maintient un rythme fort malgré les premières conséquences de la crise du COVID-19, et une Russie qui accumule les difficultés, va encore s'amplifier. Il ne faut pas non plus oublier que si la Chine est comme dit plus haut le premier partenaire commercial de la Russie, l'Europe reste la première région d'échanges avec la Russie ; les premiers investisseurs en Russie sont toujours des entreprises européennes ; la Chine, elle, compte encore sur son statut d'atelier du monde et donc sur la demande d'entreprises occidentales (notons que l'on parle souvent de la dépendance de l'Europe envers l'industrie chinoise, mais moins de la dépendance de la Chine envers les marchés européens), ce qui lui interdit de s'abîmer trop tôt dans une confrontation politique avec l'Occident qui s'avérerait très coûteuse au plan économique.

Vu de Russie, la dépendance croissante du pays envers la Chine est de plus en plus préoccupante ; la quasi-totalité des observateurs des relations russo-chinoises s'accordent à considérer que le principal obstacle à un rapprochement plus étroit de la Russie et de la Chine réside dans la crainte de la première d'être vassalisée par la seconde. Il ne s'agit plus simplement de la quête d'équilibre à long terme entre les orientations européenne et asiatique de la Russie, mais de la perspective d'une sujétion par une superpuissance aux prétentions hégémoniques assumées, dont le découplage avec Moscou en termes de rapport de force s'accentue. Les préoccupations qui gagnent du terrain dans la population et chez les dirigeants russes  sont surtout liées au risque de voir la souveraineté du pays être progressivement fragilisée par l'activisme chinois, que ce soit par les investissements en infrastructures, l'entrisme dans des entreprises stratégiques ou essentielles, la dépendance à des biens et services de première importance... N'avons-nous pas les mêmes craintes en France et en Europe ? Dans la situation russe s'ajoutent la proximité directe avec la Chine, l'isolement voulu ou subi vis-à-vis de l'Occident et le poids des sanctions qui font qu'il n'y a parfois pas d'alternative aux offres chinoises, notamment dans l'accès à certaines technologies, le fait que la dépendance envers la Chine pour certains types de productions se double progressivement d'une dépendance aux exportations d'hydrocarbures vers elle, etc. La perspective de voir la Russie passer sous la coupe de la Chine refroidit celle d'une alliance russo-chinoise, au même titre que les éventuelles aspirations de la Russie comme de la Chine à une amélioration de leurs relations avec les États-Unis ou l'Union européenne.

Au passage, la conjonction de la désintégration de l'URSS et de l'ascension phénoménale de la Chine ont réveillé sous une certaine forme la crainte du « péril jaune », qui se matérialise notamment dans les perspectives d'avenir pour l'Extrême-Orient russe. Les immensités sibériennes sous-peuplées surplombent quelques régions de Chine septentrionale qui concentrent à elles seules une population supérieure à celle de la Russie entière, ravivant des préoccupations anciennes. Les Russes s'inquiètent de voir la Sibérie devenir une terre de colonisation chinoise. De l'autre côté de la frontière, il est vrai que cette région où la Russie a arraché des terres à l'Empire chinois suscite parfois des convoitises. En témoigne cette discussion que Jacques Chirac aurait rapporté à Vladimir Fédorovski : alors que l'ancien Président disparu en 2019 s'inquiétait auprès de Deng Xiaoping de la vertigineuse croissance démographique de la Chine (« Mais Président, vous allez exploser ! »), le dirigeant chinois lui aurait répondu55« pas du tout, nous avons les provinces du Nord »). Que l'anecdote soit avérée ou non, la Chine a en effet toujours eu du mal à digérer l'annexion par la Russie de ses provinces au nord du fleuve Amour, qui s'est effectuée dans le cadre de l'expansion russe aux XVIIe-XVIIIe, puis de l'un des « traités inégaux » qui l'ont durement humiliée au XIXesiècle (traité d'Aïgoun en 1858). Entre pays capables au XXIesiècle de coloniser des îles en mer de Chine ou d'annexer des territoires ukrainiens (Beijing se préparant à concilier les deux types d'action en annexant un jour où l'autre l'île de Taïwan), la nostalgie de territoires perdus est après tout un sujet de compréhension... La Russie ne vit évidemment pas dans la hantise d'une invasion future de la Sibérie (bien que cette crainte ait été présente à divers degrés à l'époque soviétique, elle n'est aujourd’hui évoquée sérieusement que par quelques personnalités isolées), mais de nombreux Russes s'alarment de la pression démographique chinoise : il s'agit d'un phénomène plus ou moins comparable à la peur parfois évoquée en France d'un « grand remplacement », alors même que l'immigration chinoise légale ou illégale vers la Sibérie est en réalité plutôt faible. Cette perception de la pression chinoise s'inscrit de manière inconsciente dans le complexe obsidional et le sentiment d'encerclement de la Russie. Toujours du côté de ce complexe obsidional, la Russie s'inquiète de voir la Chine être de plus en plus présente dans les république post-soviétiques d'Asie centrale et du Caucase, bien que la Russie et la Chine savent coopérer dans cette région car il est dans leur intérêt partagé de le faire. Ces éléments présents dans l'inconscient collectif pèsent cependant moins que l'inquiétude face à l'écart croissant de puissance entre la Russie et la Chine et au risque voir celle-ci fragiliser la souveraineté de la Russie par une vassalisation rampante.

Au global, vu du côté russe, la possibilité d'une sujétion par la Chine est d'autant plus inquiétante que la Russie a été habituée jusqu'ici à être tour à tour une puissance coloniale imposant ses vues à la Chine ou un « grand frère » au sein du monde communiste. Mais en dépit de cela, la perception de ce déséquilibre assorti d'une crainte de vassalisation n'est à notre avis pas de nature à empêcher un prochain approfondissement des relations russo-chinoises, voire une alliance en bonne et due forme. L'idée d'un partenariat d'avenir avec la Chine est très attractive malgré toutes les craintes que suscite ce pays en Russie. Concernant l'idée que le déséquilibre économique et commercial entre les deux pays compromettrait leur rapprochement, on peut établir quelques objections. On a pu lire ou entendre à de nombreuses reprises qu'une Chine avide de ressources naturelles pourrait dans le futur menacer une Russie riche de telles ressources, ou que l'écart croissant entre les économies chinoise et russe pourrait devenir insupportable aux yeux de Moscou. Cette thèse maintes fois répétée peut se défendre. Mais a contrario, cette situation ne plaide-t-elle pas en faveur d'un rapprochement sino-russe encore plus étroit ?

Il est dans l'intérêt de la Chine de continuer à s'approvisionner toujours plus chez son immense voisin, dont les ressources sont à la fois plutôt bon marché, exploitables ou transformables par une main-d’œuvre qualifiée, géographiquement proches et situées dans des environnements sécurisés (à la différence des ressources de l'Afrique, du Proche-Orient, de l'Amérique du Sud ou d'Asie de l'Est et du Sud-Est) ; il est de même dans l'intérêt de la Russie de garder une bonne relation avec ce gigantesque marché en croissance continue qu'est la Chine. Et concernant l'émigration chinoise en Sibérie, ce phénomène pourrait bien rester circonscrit puisque les salaires sont désormais souvent plus élevés en Chine de même que les opportunités d'emploi, ce qui sera de plus en plus le cas puisque le nord de la Chine reste en situation de forte croissance au contraire de l'Orient russe. Si les Russes craignent légitimement de devenir trop dépendants des technologies chinoises au point que beaucoup y voient une limite à l'approfondissement du partenariat avec Beijing, ce point est également à nuancer. Ainsi de l'emblématique question de la 5G, où l'entrisme des technologies chinoises inquiète fortement en Europe : la Russie renforce sa coopération avec la Chine dans ce domaine et donne la part belle à l'entreprise chinoise Huawei, qui a ouvert plusieurs centres de recherche et développement et devrait porter d'ici 2024 à 2 000 le nombre d'ingénieurs russes qu'elle emploie56. Le géant chinois ayant été pénalisé tant par les sanctions américaines que par les réticences de plusieurs pays européens, appuyés par la Commission européenne, à ouvrir leur marché de la 5G aux équipements d'Huawei pour des raisons de sécurité et de souveraineté, le marché russe est pour lui une aubaine. La Russie, elle, fait de sa coopération avec Huawei un marqueur différenciant vis-à-vis des Occidentaux envers qui elle réduit sa dépendance sur certaines technologies numériques. Un exemple parmi d'autres de la supériorité d'intérêts partagés sur la crainte que peut avoir la Russie d'être assujettie à la puissance chinoise.

Chine-Russie : des principes et intérêts partagés sur la scène internationale

La raison la plus fréquemment mise en avant pour expliquer le rapprochement entre la Chine et la Russie est bien sûr leur différend commun (ou en tout cas partagé) avec les États-Unis, d'où le fait que leur partenariat soit si souvent présenté comme une « alliance » s'opposant à Washington. Parler de « blocs », comme sous la Guerre froide, ou d'alliance placée sous le sceau du « choc des civilisation » a peu de sens, mais la convergence des oppositions envers les États-Unis, voire le reste du monde occidental, est une réalité. Depuis que s'affirment les ambitions des deux géants eurasiatiques sur la scène internationale, on relève également la volonté des deux pays de faire évoluer l'ordre mondial hérité de 1945 vers un sens moins occidentalo-centré. Les deux pays, animés par l'idée de restaurer leur grandeur, de laver des humiliations passées (notamment pour la Chine), d'établir une domination régionale qui passe par l'annexion même informelle de terres ou la colonisation de mers disputées, pratiquent de plus en plus le coup de force et le fait accompli face au droit international. Les deux pays promeuvent un monde multipolaire dont ils seraient chacun des éléments centraux (c'est en tout cas le point de vue russe, la Chine voulant devenir in fine le nouveau centre du monde) avec une zone d'influence a minimarégionale. Ces éléments étant largement connus et commentés, on peut se pencher sur d'autres points de convergence entre la Russie et la Chine sur la scène internationale.

Les dirigeants russes et chinois ont une lecture souvent proche des relations internationales, autour de quelques principes fondamentaux. Tout d'abord, la Chine et la Russie souhaitent la réaffirmation de la souveraineté nationale (la notion de « nation » étant évidemment différente dans des États-continents multinationaux à l'identité impériale comme la Chine et la Russie), que les deux pays appliquent chez eux (Tchétchénie, Tibet, Xinjiang, Hong Kong) et entendent désormais défendre dans le reste du monde. Parmi les motivations principales de l'intervention russe en Syrie, figure ainsi la défense de la souveraineté du régime Assad sur son territoire, à l'opposé de la doctrine du « changement de régime » associée aux Occidentaux. On se souvient du discours marquant de Poutine à la tribune de l'ONU en septembre 201557, au cours duquel le président russe brocardait les conséquences de certaines interventions occidentales menées sans vision de long terme (un point sur lequel on peut lui donner raison) et défendait le maintien des gouvernements en place, quels qu’ils soient, au nom de leur légitimité supposée (point plus contestable). Dans le cadre de l'Organisation de coopération de Shanghai fondée en 2001, l'un des points d'accord officieux entre la Russie, la Chine et d'autres membres à part entière ou observateurs de l'organisation réside dans l'opposition commune au développement de la démocratie libérale en Eurasie. La réaffirmation de la souveraineté nationale telle que la conçoivent la Russie et la Chine passe aussi par l'opposition à toute intrusion dans leurs affaires intérieures : le Kremlin apprécie que la Chine ne s'immisce pas dans les affaires russes là où les Occidentaux semblent s'arroger un droit de regard sur elles ; la Russie a d'ailleurs soutenu la reprise en main par la Chine de Hong Kong, là où certains dirigeants occidentaux ont dénoncé à raison une manœuvre contraire à la Constitution de Hong Kong comme à la déclaration conjointe sino-britannique de 1984. Ajoutons que dès la fin des années 2000, soit avant le tournant de l'intervention occidentale en Libye que nous évoquerons plus loin, la Chine et la Russie commençaient à s'accorder dans leurs votes au Conseil de sécurité de l'ONU en usant de leur droit de veto pour protéger des régimes autoritaires : Birmanie en 2007 (Beijing et Moscou ont également bloqué une tentative du Conseil de sécurité de condamner le coup d'Etat dans ce pays en février 2021), Zimbabwe l'année suivante. Les deux pays se sont également accordés en 2019 pour soutenir le régime de Maduro au Venezuela, dossier où ils sont en phase. Au moment d'écrire ces lignes, la Chine a soutenu le veto russe à neuf reprises concernant la guerre civile syrienne, d'une proposition européenne sur la résolution du conflit en octobre 2011 à une proposition germano-belge sur le renforcement de l'aide humanitaire en juillet 2020.

On peut vite avancer que la Chine et la Russie, en plus d'interférer dans les affaires des démocraties occidentales (c'est d'abord le cas de la Russie, mais la Chine s'ingère de plus en plus massivement), violent la souveraineté de certains de leurs voisins : ceci s'inscrit dans la conception partagée de « zones d'influence » sur lesquelles les deux anciens empires estiment chacun avoir des droits historiques. La Russie comme la Chine perçoivent à divers degrés leurs voisins comme des États inférieurs sur lesquels elles peuvent exercer une forme de domination régionale, dans le cadre de leur souveraineté en tant que grandes puissances. La Russie, dont les dirigeants estiment que l'Ukraine n'est pas un véritable pays ou que les anciennes républiques soviétiques ont vocation à rester dans son giron ou à le réintégrer, est dans une logique d'hegemonrégional classique qui s'articule avec la conception plus originale d'un « monde russe » environnant, et se double d'un désir de conserver malgré tout une forme de puissance planétaire qui ne pourra plus égaler celle qu'avait la défunte URSS.

La Chine, elle, est toujours habitée par une conception du monde auto-centrée où elle ne se connaît pas d'égal. Sur le plan des relations internationales, la Chine se considère par exemple comme la seule entité permanente ayant survécu à tous les soubresauts de l'histoire, en partant du fait qu'elle soit la plus ancienne civilisation continue du monde là où les autres grandes civilisations n'ont développé que plus tardivement des traits qui ont perduré jusqu'à aujourd'hui. Contrairement à certaines idées reçues, la vision du monde que conservent aussi bien les dirigeants chinois que le reste de la population est mue par un exceptionnalisme et un sentiment de supériorité plus développés encore que ceux qui animent la perception qu'ont les États-Unis de leur propre place dans le monde. Citant une maxime de Confucius selon laquelle « il ne peut y avoir deux soleils dans le Ciel, ni deux empereurs sur la Terre58 », Huntington rappelle que la Chine se voit nécessairement au sommet d'une hiérarchie harmonieuse où elle entend retrouver sa centralité d'une manière ou d'une autre ; la vision russe d'un monde multipolaire est très différente (la Russie ne s'imagine guère être le centre du monde et sa quête de puissance à l'échelle planétaire reste limitée), mais sur la scène internationale, Moscou partage le souhait de voir la Chine faire contrepoids à la domination américaine.

Ànoter d'ailleurs que Beijing ne souhaite visiblement pas exercer une domination mondiale comparable à celle qu'ont pu établir les États-Unis ; si la Chine a un projet proprement hégémonique, celui-ci est local et se limite à l'Asie-Pacifique et l'Asie du Sud-Est, tout comme la Russie n'a d'ambition hégémonique stricto sensu que dans son « étranger proche ». La Chine ambitionne de dépasser la puissance économique, militaire, technologique et politique de l'Amérique, mais visiblement pas de les remplacer dans leur rôle de gendarme du monde, ni de supplanter leur domination culturelle. En chinois, le terme se rapprochant le plus de l'idée occidentale d'hégémonie est le « ba », qui renvoie à l'époque où la Chine était divisée en royaumes combattants avant leur unification par Qin Shi Huang, au même titre que chez nous, le terme « hégémonie » renvoie initialement à l'âge d'or des cités rivales de la Grèce antique ; la notion de « ba »a une connotation négative, immorale59. La Chine n'a donc pas la même conception de l'hégémonie que les Occidentaux. Son ambition pourrait être de devenir le leader d’un groupe informel (et non d'un bloc idéologique comme au temps de la Guerre froide) de pays opposés à ce que nous considérons comme le « monde libre » et à la gouvernance occidentale du monde. La Russie serait évidemment l'une des grandes puissances de ce groupe, voire le principal partenaire de Beijing (qu'elle est déjà sur la scène internationale). Le but de la Chine de Xi semble être de bâtir une contre-mondialisation triomphante et d'incarner une autre vision des relations internationales. Elle souhaite construire une nouvelle ère mettant la Chine au centre, selon une vision qui emprunte aussi à des concepts chinois traditionnels revisités.

Ainsi notamment de l'idée très ancienne de « Tianxia », qui renvoyait à « tout ce qui existe sous le Ciel » (soit la Chine, centre du monde, et les cultures sous son influence, les périphéries hors de l'aire civilisationnelle chinoise comme l'Europe relevant du Huawaizhidi). Difficile à appréhender au XXIesiècle, qui plus est sous un regard non-chinois, ce concept a fait son retour en force ces dernières années sous une forme revisitée qui en fait à la fois un levier intellectuel supplémentaire du nationalisme chinois et une inspiration pour une « Voie chinoise » vers une mondialisation harmonieuse où la Chine serait centrale60. La Russie ne se positionne évidemment pas dans une vision inspirée du Tianxia, qui suppose une supériorité de la Chine et de sa civilisation plusieurs fois millénaires sur le reste du monde, mais sa vision d'un monde multipolaire n'est pas incompatible avec l'émergence d'un pôle sino-centré capable de faire de l'ombre à l'Occident et d'imposer cette multipolarité dans les faits.

Pour les raisons évoquées plus haut, Chine et Russie ont une approche assez similaire du droit d'ingérence. La Chine reste ainsi attachée au « bu ganshe yuanze »(« principe de non-ingérence »), fondamental depuis sa revendication en 1953 par Zhou Enlai comme l'un des « Cinq Principes de la Coexistence pacifique ». Ces « cinq principes » (« respect mutuel envers l’intégrité du territoire et la souveraineté de chacun ; non-agression mutuelle ; non-interférence mutuelle ; égalité et bénéfice mutuels ; coexistence pacifique ») ont été gravés dans le marbre avec l'Accord de Panchsheel entre la Chine et l'Inde en 1954, avant de prendre une nouvelle dimension avec la Conférence de Bandung en 1955. Beijing continue de s'y référer, Xi Jinping y joignant la désormais bien ancrée notion de « partenariats gagnant-gagnant »61. Moscou prétend parfois se référer à des principes proches lorsqu'il s'agit de défendre la souveraineté de régimes menacés d'intervention par des puissances occidentales ou leur intégrité territoriale, tout en piétinant allégrement ce principe comme on peut l'observer en Ukraine. La Russie comme la Chine sont également frileuses vis-à-vis du principe d'intervention et ont une lecture limitée de la responsabilité de protéger (R2P). S'y ajoutent bien sûr le faible intérêt de ces deux États pour la question des droits de l'homme (la Chine n'est pas partie à la Cour pénale internationale ; la Russie a signé le Statut de Rome mais ne l'a pas ratifié, tout comme... les États-Unis) et leur méfiance vis-à-vis d'un interventionnisme perçu comme déstabilisateur (bien que la Russie se distingue par son implication croissante dans des conflits extérieurs, quand la Chine se limite encore à des missions de maintien de la paix et n'a pour le moment ouvert de base militaire extérieure qu'en 2017, à Djibouti, mais prévoit d'en construire d'autres62). Ajoutons que la défense par la Chine du principe de non-ingérence et son désir de préserver la stabilité des États concernés s'inscrit aussi dans le besoin de protéger ses intérêts économiques à l'étranger et ses ressortissants ; Beijing a ainsi du rapatrier plus de 36 000 de ses citoyens en Libye en 2011, du fait du conflit que nous allons évoquer ci-dessous.

L'intervention de la coalition occidentalo-arabe en Libye en 2011 a probablement été un l'un des éléments qui ont accéléré le rapprochement sino-russe durant la dernière décennie. La Chine et la Russie se sont abstenues lors du vote de la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies, qui, entre autres, « autori[sait] les États Membres [...] à prendre toutes mesures nécessaires, nonobstant le paragraphe 9 de la résolution 1970 (2011), pour protéger les populations et zones civiles menacées d’attaque en Jamahiriya arabe libyenne [...] tout en excluant le déploiement d’une force d’occupation étrangère sous quelque forme que ce soit et sur n’importe quelle partie du territoire libyen63 ». Ànoter d'ailleurs que Poutine, alors Premier ministre de Medvedev, avait publiquement dénoncé cette résolution à laquelle il aurait peut-être opposé son veto ; présenté comme une divergence frontale entre les deux dirigeants russes, cet épisode s'inscrivait cependant selon certains observateurs dans une communication maîtrisée, Poutine brossant l'opinion russe dans le sens du poil et Medvedev rassurant les Occidentaux64.L'intervention, initialement circonscrite aux seuls objectifs prévus par la résolution de l'ONU, a évolué vers un renversement du régime de Mouammar Kadhafi sous la direction de David Cameron (opération britannique Ellamy) et surtout de Nicolas Sarkozy (opération française Harmattan), outrepassant le mandat du Conseil de sécurité aux yeux de la Chine et surtout de la Russie qui se sont senties à la fois dupées et non respectées. De nombreux chercheurs ont nuancé, voire infirmé l'idée que la France aurait dévoyé la résolution 1973 de l'ONU, notamment l'actuel directeur de l'IRSEM Jean-Baptiste Jeangène Vilmer dans son article « Dix idées reçues sur l'intervention en Libye65 ». On peut par exemple ajouter comme le fait Pierre Servent que le Secrétaire général de l'ONU d'alors, Ban Ki-moon, n'avait pas protesté contre les opérations française et britannique66 ; nul doute qu'il l'aurait fait si Paris et Londres avaient véritablement outrepassé leur mandat. Il est clair en revanche que la gestion de l'intervention et de ses suites par Nicolas Sarkozy était très discutable, au même titre que les erreurs stratégiques de François Hollande puis d'Emmanuel Macron qui ont contribué plus tard à livrer la Libye à la concurrence-connivence de Poutine et Erdogan et à nous aliéner nombre de nos partenaires, à commencer par l'Italie avec qui nous aurions tout intérêt à coopérer étroitement. Quoiqu'il en soit, du point de vue de la Russie et de la Chine, le comportement des puissances intervenues en Libye en 2011 a constitué un affront supplémentaire, alors que l'opposition courageuse de Paris et Berlin à l'invasion de l'Irak en 2003 avait lui été perçu favorablement.

Ce nouveau détournement supposé du droit d’ingérence et de la responsabilité de protéger en opération de regime changea renforcé le rejet à Moscou et Beijing de ce qui y est perçu comme un interventionnisme occidental déstabilisateur, animé par une arrogance et un sentiment de toute-puissance suffisamment forts pour se jouer du droit international et mentir à ces deux grandes puissances ayant un siège permanent au CSNU que sont la Chine et la Russie. Vu du Kremlin, l'épisode du renversement de Kadhafi a été d'autant plus mal vécu qu'il s'est inscrit dans un contexte contestataire – celui de l'année 2011 – qui y a été perçu autrement qu'en Occident où l'on a généralement vu un lien entre le « Printemps arabe », les manifestations anti-austérité en Europe, le mouvement des Indignés, le mouvement « Occupy » aux États-Unis, et les manifestations en Russie. Le régime de Poutine (comme la majorité de sa base électorale) a lui aussi vu un lien entre ces différents événements, mais sous l'angle d'une offensive des démocraties libérales occidentales déstabilisant le monde arabe pour gagner la Russie, où la contestation a laissé entrevoir le scénario d'une « révolution de couleur ». Vu de Russie, une telle révolution aurait chassé le pouvoir poutinien pour installer un régime pro-occidental, lequel n'aurait pas manqué de soumettre à nouveau le pays à l'étranger ou de le replonger dans le chaos (une perspective qui horrifie une écrasante majorité de Russes, y compris parmi les opposants au régime actuel). La Chine a elle aussi observé cette situation avec une certaine inquiétude. La perspective de voir les États-Unis et leurs alliés continuer d'user de leur supériorité politique et militaire pour imposer leurs vues était évidemment insupportable, justifiant un rapprochement des pays s'opposant à cette situation.

Après le revers de 2011 en Libye, l'année 2013 a marqué une victoire de Moscou dans la défense de sa conception des relations internationales, autour de la guerre civile syrienne. Une victoire qui a sans doute conforté la Chine dans l'idée que la Russie pouvait être un partenaire efficace, capable de faire bouger les lignes, pour faire émerger un ordre international plus conforme à ses propres principes. Comme on s'en souvient, après l'attaque à l'arme chimique lancée par les forces de Bachar el-Assad sur la Ghouta, le 21 août, Barack Obama, François Hollande et David Cameron envisageaient d'engager des frappes aériennes contre les forces du régime syrien, estimant que ce dernier avait franchi une « ligne rouge ». Alors que les dirigeants des trois pays s'empêtraient dans les lignes qu'ils avaient eux-même fixés (Cameron à cause du vote de la Chambre des Communes opposée à une intervention, Obama par hésitation à impliquer militairement son pays après avoir promis la rupture avec l'interventionnisme décrié de son prédécesseur, Hollande en raison des difficultés pour la France à intervenir seule alors que les engagements divers des armées françaises excédaient déjà leurs moyens rognés par les gouvernements successifs), Poutine a pris tout le monde de court en proposant une solution politique. L'initiative russe prévoyait de placer l'arsenal chimique syrien sous contrôle international pour le démanteler : une initiative salutaire qui a rapidement recueilli les faveurs de la communauté internationale. Le 27 septembre, le Conseil de sécurité de l'ONU adoptait à l'unanimité la Résolution 2118, sur la base d'un projet déposé par la France et inspiré par l'initiative de Moscou, pour engager le démantèlement de l'arsenal chimique syrien mais aussi préparer la transition politique à Damas. Deux semaines plus tôt, la Syrie avait présenté son dossier d'adhésion à l'OIAC (Organisation pour l'interdiction des armes chimiques, dont le siège à La Haye essuiera en 2018 une tentative de cyberattaque vraisemblablement d'origine russe).

Mais derrière son caractère louable, l'initiative de Moscou s'inscrivait aussi dans une manœuvre tactique : empêcher une intervention occidentale en Syrie en neutralisant le motif légitime d'intervention que constituait l'emploi criminel d'armes chimiques, et surtout garantir le maintien de Bachar el-Assad au pouvoir en le replaçant dans le jeu diplomatique. Les diplomaties russe et syrienne s'étaient accordées auparavant. Il s'est avéré par la suite que la Syrie avait conservé des armes chimiques et avait menti à la communauté internationale, potentiellement avec le soutien de la Russie. Bloquer l'interventionnisme des puissances occidentales (avant de lancer deux ans plus tard une intervention en soutien au régime syrien), éloigner progressivement celles-ci de la résolution d'un conflit parmi les plus importants de la scène mondiale, garantir le maintien au pouvoir de l'un des régimes les plus inhumains de la planète au nom de la souveraineté et de la stabilité : l'exemple de 2013 a démontré la capacité de la Russie à défendre sa conception des relations internationales que partage aussi la Chine. Cette dernière sait qu'elle aura besoin de la Russie pour faire progresser sa vision de la gouvernance mondiale et faire progressivement refluer l'influence des Occidentaux.

Chine et Russie poursuivent donc des intérêts communs sur la scène internationale où elles ont des conceptions partagées. Si l'on ne peut parler encore d'agenda sino-russe proprement dit, on peut affirmer que Moscou voit Beijing comme son meilleur partenaire pour faire avancer son propre agenda, et inversement. La Russie voit dans la Chine une superpuissance émergente, la seule en mesure de contester le leadership américain et de bousculer l'ordre international, sur laquelle s'appuyer pour compenser ses propres fragilités et son propre déclin relatif ; la Chine voit dans la Russie une puissance établie, gardant de son héritage d'ancienne superpuissance des capacités militaires et une expérience diplomatique qui manquent encore à l'affirmation d'une puissance chinoise digne de concurrencer celle des États-Unis. Car le tandem entre la Russie et la Chine n'est pas autant déséquilibré en faveur de cette dernière qu'on pourrait le croire. La Russie aura beau peser de moins en moins face au duopole sino-américain et être déclassée par la Chine, elle conserve des atouts qui la rendront incontournable dans le duel sino-américain qui se dessine. Premièrement, par son importance stratégique. Il est acquis de tous que les avantages géographiques de la Russie (immensité, ressources, pont entre l'Europe et l'Asie) lui conféreront un rôle cardinal dans les relations entre la Chine et le monde occidental. Ensuite, parce que la Russie dispose encore, avec ses atouts militaires et diplomatiques évoqués à l'instant, « d'avantages comparatifs » qui lui permettront de ne pas être marginalisée, voire d'être en quelque sorte un « faiseur de rois » dans le duel Beijing-Washington qui va structurer l'essentiel des relations internationales. Enfin, parce que la Chine ne dispose pas, contrairement aux États-Unis, de véritables alliés parmi les grandes puissances, ce qui constitue pour elle un sérieux handicap. Alors que l'expansion de la puissance chinoise dans le monde rencontre déjà quelques limites (que l'année 2020 aura mis en lumière malgré les succès intérieurs du pays, notamment aux plans sanitaire et économique), le partenariat russo-chinois pourrait bien s'avérer à terme aussi important pour Beijing qu'il ne l'est pour Moscou. La relation sino-russe souffrira d'un déséquilibre croissant, mais l'idée répandue d'une vassalisation de la Russie par la Chine pourrait bien être relativisée par le fait que la Chine restera encore dépendante d'une bonne relation avec la Russie pour réaliser ses ambitions internationales pour un certain temps. De quoi conforter l'idée que le rapprochement russo-chinois a vocation à s'accentuer dans les prochaines années.

Derrière des positions internationales convergentes capables de nourrir leur rapprochement, la Chine et la Russie peuvent certes avoir des ambitions régionales divergentes qui constituent autant d'obstacles. Il convient désormais de nuancer ce point. Si leurs ambitions régionales se heurtent souvent les unes aux autres, les deux parties y trouvent en effet des intérêts communs. En témoigne par exemple la manière dont Chine et Russie entendent coopérer sur certains dossiers liés à la BRI, alors que beaucoup à Moscou voyaient initialement dans l'initiative de Beijing une menace. En Asie centrale, où la Russie s'inquiète légitimement d'une poussée chinoise menaçant les intérêts russes dans d'ex-républiques soviétiques, le développement d'infrastructures dans le cadre de ce projet a été particulièrement mal perçu à l'origine. Or, Chine et Russie ont vite trouvé un terrain d'entente, nombre de dirigeants russes ayant tôt avancé que l'initiative chinoise était davantage porteuse d'opportunités que de menaces. La Chine a rapidement déclaré ne pas souhaiter remettre en cause l'influence russe dans la région, un geste purement verbal qui a néanmoins rassuré à Moscou puisqu'il n'allait pas de soi. La BRI a été raccordée à l'Union économique eurasiatique (UEE) dirigée par la Russie, avec la signature en 2015 d'une déclaration conjointe, pour éviter une opposition des deux projets et promouvoir l'idée d'intérêts partagés dans le développement et l'intégration économique de l'Eurasie. Cependant, il n'existe pas (en 2021) de structure d'organisation conjointe russo-chinoise sur ce dossier, d'autant plus que les perceptions des deux pays divergent, Beijing considérant l'UEE comme un projet secondaire associé à la BRI là où Moscou voit l'UEE comme plus centrale, notamment pour les négociations entre les États d'Asie centrale et la Chine. Quoiqu'il en soit, on répertoriait déjà en 2019 plus de 150 projets communs entre l'Union économique eurasiatique et la BRI67, signe de la profondeur de cette association.

Alors que l'Arctique est extrêmement stratégique pour la Russie qui entend y défendre ses positions face aux autres puissances dont la Chine, Moscou et Beijing ont engagé dans cette région une improbable coopération. Suite aux sanctions occidentales, la Russie s'est trouvée dépourvue de certaines technologies et de fonds nécessaires pour certains projets d'importance dans le Grand Nord ; la Russie a accepté de laisser des entreprises chinoises soutenues par Beijing prendre la place de leurs concurrentes occidentales. Ainsi du plus grand projet au monde lié au gaz naturel liquéfié, Yamal LNG, où la participation chinoise via la China National Petroleum Corporation et le Silk Road Fund a été décisive pour l'exploitation du champ gazier de Yuzhno-Tambeyskoye et la construction d'une usine géante à Sabetta (péninsule de Yamal), au détriment du français Total qui a été relégué à une tierce place. La France n'est d'ailleurs pas le seul pays européen a avoir fait les frais de la concurrence chinoise dans ce dossier stratégique, la technologie parapétrolière allemande y ayant été évincée au profit de la technologie chinoise. Le passage du Nord-Est (ou route maritime nord), particulièrement important pour la Russie, est désormais intégré à la BRI, avec le développement de nombreux projets autour d'une « route de la soie arctique68 » ou « route de la soie des glaces », la Chine ayant l'ambition de développer de nouveaux projets d'infrastructures de transports ou d'exploitation d'hydrocarbures dans cette région où la Chine et la Russie coopèrent de plus en plus étroitement, y compris sur certains dossiers militaires. Là aussi, on constate des divergences de vues entre Beijing et Moscou, mais qui ne doivent pas minorer l'ampleur des coopérations.

Pour en revenir à la question des rivalités sino-russes en Asie centrale, qui rappellent le « Grand Jeu » qui avait opposé les empires russe et britannique dans la même région au XIXesiècle, on aurait tort de croire que les intérêts de la Russie et de la Chine soient si divergents que cela. En effet, les deux pays cherchent à tout prix à défendre le maintien de régimes autoritaires dans la région face au risque de contagion démocratique (qui sera interprétée à tort ou à raison comme une pénétration occidentale), d'expansion islamiste ou de soulèvements séparatistes. Il est vrai que l'Asie centrale voit se télescoper les sphères d'influence russe et chinoise, comme le soulignent souvent ceux qui doutent de la solidité du lien russo-chinois : mais ceci peut justement favoriser la coopération entre Beijing et Moscou, puisqu'il est dans l'intérêt commun des deux géants eurasiatiques de veiller à la stabilité d'une région vitale pour leurs intérêts nationaux. Là encore, l'une des raisons régulièrement soulevées pour prouver la supposée fragilité du partenariat sino-russe semble être finalement assez ténue.

De la relation spéciale entre Poutine et Xi aux convergences entre leurs régimes

L'accélération du rapprochement russo-chinois et le fait qu'il puisse durer s'expliquent aussi par certains facteurs plus originaux, comme la très bonne relation personnelle entre Vladimir Poutine et Xi Jinping, les deux hommes présentant de nombreux points communs. Lors d'une rencontre en 2013, Xi Jinping confiait publiquement à Vladimir Poutine : « nous sommes de caractère similaire69 ». On peut certes difficilement comparer la nature du régime de Vladimir Poutine, basé sur la perversion en démocrature d'une démocratie russe qui n'a pour l'heure jamais fonctionné, et celui de Xi Jinping, qui repose sur la nouvelle dérive totalitaire d'une authentique dictature. On peut en revanche noter que Poutine a réussi à transformer un système politique fédéral et théoriquement démocratique en régime centré sur sa personne au point qu'il est difficile d'imaginer la Russie sans Poutine, tandis que Xi a fait évoluer une système collégial – celui du Parti communiste chinois – en régime de gouvernement personnel assorti d'un culte de la personnalité, parvenant même à faire inscrire sa « pensée » dans la Constitution chinoise, un privilège jusqu'ici concédé uniquement à Mao et Deng Xiaoping. Toujours du côté des institutions, les deux autocrates ont réussi à créer les conditions d'une possible présidence à vie, inimaginable au moment où chacun d'eux accédait au pouvoir. Poutine comme Xi ont surpris le monde en se taillant l'un comme l'autre un pouvoir exceptionnellement fort et ancré dans la durée ; comme l'écrit François Bougon à propos de Xi : « On attendait un Gorbatchev, c'est un Poutine chinois qui a émergé70... ». Poutine et Xi ont d'ailleurs en commun de considérer l'exemple de Gorbatchev comme un avertissement de ce qui advient lorsqu'un pouvoir autoritaire choisit de relâcher son autorité sur les plans intérieur et international sans avoir consolidé ses bases. On remarque aussi des similarités dans les parcours des deux dirigeants, et dans la manière dont ces parcours ont influé sur leur personnalité.

Tous deux ont grandi à la dure. Vladimir Vladimirovitch Poutine est né le 7 octobre 1952 à Leningrad, dans une famille modeste (bien que le grand-père du président, Spiridon Poutine, fût cuisinier et goûteur de Raspoutine, Lénine et Staline). Son père, Vladimir Spiridonovitch, était ouvrier dans une usine d'armement, passé ensuite par le NKVD (police politique communiste), avant d'intégrer l'Armée rouge durant la Grande Guerre patriotique (nom donné en URSS à la Seconde Guerre mondiale) au cours de laquelle il témoigna d'une force mentale et d'une capacité de survie dont les biographes de son fils se sont fait l'écho. Il aurait ainsi échappé à une escouade allemande en forêt en se cachant sous l'eau, respirant à l'aide d'un roseau. Parmi les anecdotes entourant le père de Poutine, figure celle-ci : alors que son unité était déployée à Kinguissepp, près de l'Estonie, le groupe a été trahi par des villageois estoniens et massacré par les Allemands, son père y échappant de peu. On a pu lire que cet épisode aurait contribué à nourrir chez Vladimir Poutine une supposée haine des Baltes – laquelle est partagée chez de nombreux Russes issus de l'Ouest du pays. Sa mère, Maria Ivanovna, manutentionnaire à l'usine, avait été laissée pour morte de faim durant le siège de Leningrad quand son mari, à peine sorti de l'hôpital, la tira d'un tas de cadavres ; marquée par la mort de ses deux précédents fils (Albert, puis Viktor décédé durant le siège comme tant d'autres enfants), elle apporta  à Vladimir, qu'elle fit baptiser en secret en plein athéisme d’État, une éducation plus douce que celle d'un père autoritaire mais que son fils a toujours admiré comme un modèle. Les séquelles du siège de sa ville natale ont baigné toute la jeunesse du président russe : 872 jours d'enfer entre septembre 1941 et janvier 1944, causant 1,8 million de morts dont une large majorité de civils tués par la faim et le froid. Ceux qui ne parvenaient pas à fuir par la « Route de la vie » sur le lac Ladoga gelé en hiver furent soumis aux pires souffrances, se livrant parfois au cannibalisme. Les épreuves endurées par la population de Leningrad se retrouvent dans un journal intime considéré par les Russes comme un trésor national, celui de Tania Savitcheva, enfant du siège : les seules dates indiquées relatent la mort de tous ses proches, jusqu'à ces derniers mots : « Tout le monde est mort. Seule Tania est vivante ». Trop affaiblie, Tania mourut à 14 ans, quelques mois après la fin du siège. L’héroïsme des habitants de Leningrad, redevenue Saint-Pétersbourg, érige aujourd’hui encore cette cité symbolique au rang de « ville-héros ». Poutine a grandi dans la commémoration de cet héroïsme et du martyre enduré par sa ville natale, croisant régulièrement des mutilés, des habitants vieillis prématurément par les privations ou traumatisés par des scènes insoutenables, écoutant les souvenirs de guerre lorsque ses parents recevaient dans leur appartement d'une pièce, au dernier étage d'un immeuble délabré où les sanitaires étaient partagés entre les différentes familles.

Le futur dirigeant russe a d'abord été turbulent et bagarreur, peu doué à l'école et passant son temps avec des bandes. Il n'a peut-être échappé à un destin de voyou – en tout cas, de voyou qui n'aurait pas accédé à la tête de l'Etat – que par l'intervention salutaire d'une de ses professeurs, Vera Gourevitch, qui l'a remise dans le droit chemin, et de son professeur de sambo (art martial né en URSS sous Staline) et de judo où Poutine s'est vite distingué. D'enfant du peuple qui aurait pu finir aux marges de la société, il est devenu un pur produit d'une Union soviétique dont il était fier à l'image de ses compatriotes. Poutine cultive toujours ce passé de garçon de la rue. Un trait qu'il partage également avec son homologue turc Recep Tayyip Erdogan, qui a grandi à Kasimpasa, un quartier pauvre d'Istanbul à la population attachée aux traditions populaires et religieuses, situé en contrebas du riche quartier de Péra, vitrine d'une Turquie kémaliste aux mœurs progressistes, séculaires et europhiles. Erdogan y était un jeune homme bagarreur71partageant son temps libre entre la mosquée, le football et l'exercice de ses talents oratoires qu'il a su perfectionner par la suite. Un passé dont le leader turc continue de se vanter, tant son parcours de gamin du peuple ayant triomphé de l'establishmentkémaliste incarne la revanche de la « Turquie noire » contre la « Turquie blanche », au même titre que Poutine aime se présenter en héraut d'une Russie populaire « authentique » face à une opposition assimilée à une bourgeoisie occidentalisée, tout en profitant des privilèges d'une oligarchie qui accapare les richesses du pays. Derrière le seul aspect rhétorique, Poutine affirme avoir tiré des rixes entre bandes qui ont marqué sa jeunesse des leçons politiques : « il y a cinquante ans, les rues de Leningrad m'ont appris une chose : si un combat est inévitable, il faut frapper le premier72 ».

Xi Jinping est né le 15 juin 1953 dans un milieu plus favorisé, parmi les « princes rouges », les fils de dirigeants du Parti communiste chinois. Son père, Xi Zhongxun, a combattu pour la cause communiste durant la guerre civile contre les nationalistes du Kuomintang (1927-1949) et occupé de hautes responsabilités au Parti communiste chinois après la fondation de la République populaire de Chine à laquelle il a participé. Très autoritaire et dur avec ses enfants, Xi Zhongxun leur garantissait cependant par sa position une éducation, un niveau de vie et des perspectives d'ascension au sein du Parti (donc de la société) inaccessibles à l'écrasante majorité de la population. Mais en 1962, Zhongxun a été arrêté sur ordre de Mao lors d'une purge et envoyé à l'usine, puis plus tard en prison : le début d'une longue déchéance pour la famille, cataloguée « ennemie du peuple ». La sanglante « Révolution culturelle » (1966-1976), avec ses millions de morts, a achevé de sortir Xi Jinping de sa jeunesse privilégiée. Àpeine adolescent, le futur dirigeant chinois était obligé de dénoncer son propre père lors de séances d'humiliations publiques, de faire face au fanatisme des « Gardes rouges » qui menaçaient régulièrement de le tuer, de se défendre contre les agressions physiques en pleine rue et, comme le jeune Vladimir Poutine à  la même époque, de rendre coup pour coup. Dans cet enfer, sa demi-sœur aînée, Xi Heping, finit par se pendre. Lui cherchait à poursuivre son éducation interrompue en volant des livres dans les bibliothèques fermées par le régime maoïste. Comme des millions de zhiqings, « jeunes instruits », Xi Jinping a ensuite été envoyé dans des campagnes éloignées pour y être « rééduqué » à la dure, en tant que fermier envoyé aux pires tâches. Il a ainsi passé sept ans dans un village sous-développé et coupé du monde, Liangjiahe, devenu désormais un lieu de pèlerinage de son culte de la personnalité avec un musée consacré à cette période déterminante de sa vie, qui y est largement enjolivée. Contrairement à ce que raconte sa biographie officielle, Xi a vraisemblablement été d'abord accueilli en fils de dirigeant disgracié et soumis aux travaux les plus ingrats. Après une tentative d'évasion, Xi fut temporairement envoyé en camp de rééducation. De cette jeunesse baignée dans la « Révolution culturelle » et ses suites, Xi Jinping a hérité un caractère d'acier. Xi  admire Song Jiang73, personnage populaire (inspiré d'une figure historique éponyme) du roman Au bord de l'eau, un des grands classiques de la littérature traditionnelle chinoise écrit au XIVesiècle par Shi Nai'an et Luo Guanzhong. Le parcours personnel de Xi Jinping semble faire écho à ces célèbres vers qu'écrit Song Jiang dans le roman : « Depuis l'enfance, j'ai étudié les classiques et l'histoire et j'ai grandi astucieux et intelligent. Aujourd'hui, tel un tigre endurant en terre sauvage, je m'accroupis les dents et griffes résolues. Un tatouage de criminel sur ma joue, un exil forcé dans le Jianghzou lointain, j'aurai ma revanche un jour et je teindrai en rouge de sang le flux du Xunyang74 ». Mais comme nous le verrons, ce n'est pas contre le Parti communiste chinois et son idéologie que Xi tourne un esprit de revanche : la revanche doit être celle de la Chine sur l'histoire universelle dont elle est sortie durant plusieurs siècles, contre les diverses humiliations infligées à l'Empire du Milieu par l'Occident, et c'est au Parti communiste revivifié par Xi qu'il reviendrait de mener cette revanche.

Les deux dirigeants ont aussi en commun d'avoir accédé à la tête de leur pays dans des circonstances aussi inattendues qu'improbables ; on relève également chez eux une force de caractère et une détermination à toute épreuve, doublées du sentiment d'avoir une mission historique à remplir – laquelle pourrait passer par leur association sur la scène internationale et l'approfondissement du partenariat entre leurs deux pays.

Alors qu'il échappait au monde de la délinquance et cherchait à donner un meilleur sens à sa vie, Poutine a décidé à l'adolescence de devenir agent du KGB. Il aurait eu une révélation devant un film populaire sorti en 1968, Le Glaive et le Bouclier, réalisé par Vladimir Bassov. Dans cette production empreinte de propagande, le héros, joué par Stanislav Lyubshine, infiltre le Troisième Reich avant l'invasion de l'URSS : Poutine s'est mis à rêver de devenir lui aussi un agent héroïque, un James Bond soviétique. Après s'être vu refusé à 15 ou 16 ans d'intégrer le KGB, le jeune homme a travaillé d'arrache-pied pour y entrer. Enfin recruté par les services secrets en 1975, Poutine a commencé au bas de l'échelle, où il a sans doute contribué à traquer des dissidents et des « éléments déviants » de la société soviétique, attendant encore 1985 pour être envoyé à l'étranger comme il le souhaitait ardemment. Il a ensuite occupé à Dresde, alors en République démocratique allemande, des fonctions s'apparentant plus à celles d'un bureaucrate, comme le recrutement d'espions et l'analyse de montagnes de données. Parmi ses missions sur le terrain, Poutine aurait entre autres fait chanter un scientifique pour obtenir l'accès à des études sur des poisons à l'aide d'un kompromat75, été impliqué dans le soutien des services secrets soviétiques aux terroristes d'extrême-gauche de la « Fraction armée rouge » qui a tué 34 personnes en République fédérale allemande et en Suède, et contribué à d'autres opérations qui lui ont permis d'atteindre le grade de lieutenant-colonel. Malgré cette progression honorable dans la hiérarchie des services secrets, Poutine a vite été déçu par sa carrière, au point que sa femme Lyoudmila (qu'il avait probablement épousée pour être autorisé à partir à l'étranger) et ses amis se moquaient de lui. Le soir de la chute du mur de Berlin, le futur chef d’État s'est fait remarquer en faisant reculer à lui seul un attroupement de manifestants venus piller les archive des bureaux locaux du KGB et de la Stasi, avant de détruire tous les dossiers sensibles.  Après une carrière décevante de fonctionnaire zélé mais peu épanoui, Poutine s'est vite adapté aux bouleversements nés de la fin de l'URSS. Il s'est vite illustré en devenant le bras droit du maire de Saint-Pétersbourg des années 1990, Anatoli Sobtchak, son ancien professeur de droit à l'université qui a fini par lui mettre le pied à l'étrier en politique. Tout montre qu'au cours de cette période, Vladimir Poutine était lié à la pègre locale, et qu'il s'est enrichi en participant à leurs activités illégales en pleine crise économique et sociale. Son intelligence, son efficacité et son sens politique l'ont conduit, en plein effondrement du système soviétique, dans un monde qu'il n'imaginait sans doute jamais rejoindre et dont il a vite maîtrisé les codes. Impliqué par ses responsabilités dans des réseaux oligarchiques et mafieux, Poutine s'est rapidement fait remarquer par les équipes du Kremlin qui l'ont propulsé en 1998 à la tête du FSB, successeur du KGB, d'où il a écarté des adversaires du pouvoir, comme le procureur Youri Skuratov qui enquêtait sur le président Boris Eltsine. Il s'est constitué un réseau qui se retrouve encore aujourd'hui au cœur de son pouvoir.

En 1999, en vacances avec sa famille à Biarritz, Poutine recevait d'un oligarque proche d'Eltsine, Boris Berezovski, une proposition stupéfiante : prendre la succession organisée du président, devenu totalement inapte à la fonction, pour protéger les intérêts de son entourage et garder la main sur les affaires de l’État. Si Poutine ne s'attendait sans doute pas à une telle offre, il est cependant probable qu'il ambitionnait, comme d'autres dirigeants russes sonnés par l'effondrement de l'URSS et inquiets pour le futur de leur pays, de contribuer à donner à la Russie un pouvoir plus fort et une autre direction, fût-ce en influant sur le pouvoir plutôt qu'en cherchant à le conquérir et à l'exercer. Nommé Premier ministre en août, Vladimir Poutine devint vite populaire grâce à sa fermeté dans la lutte contre le séparatisme tchétchène et le terrorisme (bien que l'un des attentats attribués aux Tchétchènes ait vraisemblablement été perpétré par le FSB pour contribuer à souder la population autour de Poutine « chef de guerre »), et à l'image d'homme fort que l'ont aidé à construire des communicants chevronnés. Alors que l'entourage d'Eltsine s'imaginait le contrôler, Poutine entendait déjà imposer sa propre marque au pays. Le 31 décembre de la même année, Boris Eltsine démissionnait, laissant le jeune Premier ministre devenir président par intérim. On connaît la suite : une créature qui a échappé à ses créateurs, un homme déterminé qui a saisi les opportunités les plus inespérées pour agir. Aujourd'hui théoriquement en mesure de rester au pouvoir plus longtemps que Staline ou Catherine II, Vladimir Poutine n'a pas seulement réussi à construire tout un système autour de lui : le nom de son pays lui est au XXIesiècle étroitement associé.

Au sortir de la Révolution culturelle et du règne de Mao, Xi Jinping aurait pu nourrir de la rancœur envers le Parti communiste chinois et une volonté de changer le système. Au contraire, Xi est devenu un « dur », viscéralement attaché au Parti et défenseur de la ligne dure. Certains analystes évoquent même une forme de « syndrome de Stockholm ». Le futur dirigeant chinois n'a pas retiré de sa jeunesse une aversion pour l'autoritarisme, la violation des droits de l'homme et le broyage de millions de vies humaines par un système totalitaire, mais la conclusion qu'il fallait être fort, sur le modèle de Mao. Xi et Poutine partagent d'ailleurs tous les deux la caractéristique suivante : pour différentes raisons, les deux hommes estiment que leur propre sécurité (et in extensocelle de leur héritage politique) passe par leur maintien au pouvoir le plus longtemps possible. Il est même probable que les deux dirigeants aient réciproquement intérêt à voir l'autre rester au pouvoir, ce qui implique de se soutenir mutuellement. Xi nourrissait bien une volonté de revanche qu'il a partiellement mise en application en se débarrassant de nombreux rivaux au cours de sa carrière, mais cette volonté de revanche n'était pas tournée contre le Parti, dont il est devenu un véritable missionnaire, au sens où il se sent chargé de remplir la nouvelle mission historique du Parti communiste chinois : bâtir une « nouvelle ère » et (re)faire de la Chine la première puissance mondiale. Un messianisme qu'on retrouve dans des proportions moindres chez Vladimir Poutine, qui lui se sent chargé de la mission de sauver le « monde russe », laver l'affront de l'effondrement de l'URSS et graver dans le marbre le retour de la Russie comme grande puissance. Lorsque Xi Jinping a pu quitter à 22 ans sa période de « rééducation » à la campagne avec l'aide d'anciens amis de son père, il était totalement déterminé à embrasser une carrière politique. Xi aurait pu chercher à profiter de la réhabilitation progressive de son père pour entrer rapidement dans les milieux dirigeants du PCC. S'il a effectivement profité des relations familiales pour obtenir un poste au ministère de la Défense et restait clairement un privilégié, il a cependant choisi de commencer par la base et de gravir les échelons. L'actuel dirigeant du Parti a échoué à neuf reprises à s'y faire admettre ; la dixième fois a été la bonne. Àpartir de 1979, Xi Jinping a gravi un à un les échelons au sein du Parti-État en s'investissant au niveau local comme un serviteur particulièrement dévoué mais ne faisant jamais de vagues. Depuis la mort de Mao en 1976, le Parti communiste chinois cherchait à tout prix à éviter l'émergence de fortes têtes en mesure d'imposer leur tyrannie personnelle ; les apparatchiks capables de se fondre dans le moule et de « jouer en équipe » étaient préférés aux personnalités charismatiques, contestataires ou porteuses de changement. Après le mandat réformateur et visionnaire de Deng Xiaoping (1978-1989), les mandats de Jiang Zemin (1989-2002) et Hu Jintao (2002-2012) ont ainsi été caractérisés par une absence de leadership fort et de culte de la personnalité des dirigeants, avec un fonctionnement collégial du Parti, un partage des pouvoirs en son sein et la poursuite du « profil bas » sur la scène internationale.

De même que l'ascension de Vladimir Poutine s'est faite dans des circonstances souvent improbables, Xi Jinping est entré en 1997 au Comité central du Parti pratiquement par miracle : 150 sièges étaient à pourvoir dans cet organe stratégique, mais le décompte des voix plaçait Xi à la 151eplace ; le président Jiang Zemin a décidé cette année-là de faire une exception et d'accorder un siège supplémentaire. Lorsque Xi Jinping est entré quelques années plus tard dans les radars des dirigeants du Parti pour son efficacité au niveau local dans la province du Zhejiang (croissance économique record, lutte contre la corruption...) sa stratégie visant à ne pas faire de vagues s'est avérée payante : face à des personnalités étalant leurs ambitions personnelles, Xi avait l'avantage de correspondre au profil discret évoqué plus haut. Marié à une chanteuse alors bien plus connue que lui, Peng Liyuan, Xi a profité de sa nouvelle notoriété pour mettre en avant une image progressiste, moderne, et incarner la « Nouvelle Chine » : lorsqu'il n'était qu'un serviteur local du Parti, Xi a repéré et encouragé des entrepreneurs prometteurs, dont un certain Ma Yun, désormais mondialement connu sous le nom de Jack Ma, fondateur d'Alibaba. Xi sait d'ailleurs aussi s'en prendre aux grands patrons qui s'écartent de sa vision : des années plus tard, Jack Ma s'étant attiré les foudres de responsables du Parti à l'automne 2020, il semblerait que Xi Jinping lui-même ait contribué à saborder l'entrée en bourse historique d'Ant Group, le géant fondé par M. Ma, tombé en disgrâce76. La disparition de Jack Ma pendant trois mois jusqu'à son retour en janvier 2021, mois qui a entre autres vu l'exécution de l'influent grand patron Lai Xiaomin, condamné pour corruption et polygamie, illustre le durcissement du régime de Xi Jinping qui va jusqu'à tourner progressivement la page de la libéralisation économique pour renforcer le contrôle du PCC sur l'économie. Elle montre aussi que même l'un des patrons parmi les plus riches et puissants du monde ne peut échapper à la volonté du maître de la Chine, tout comme Poutine a réussi au début des années 2000 à soumettre les oligarques en travers de son chemin. Le reporter Didier François cite quelques exemples récents de cette dérive autoritaire : « Ren Zhiqiang, fils de ministre et magnat de l’immobilier, [condamné à] 18 ans de prison pour corruption après avoir questionné dans un article la gestion de la crise sanitaire du coronavirus. Li Huaiqing, banquier, 20 ans de prison pour fraude et subversion après avoir soutenu des mineurs de charbons touchés par une grave maladie des poumons dues à leurs conditions de travail. Geng Xiaonan, grande éditrice, détenue sans procès pour opération commerciale illégale après avoir soutenu financièrement des auteurs dissidents. Ou encore Sun Dawu, gigantesque producteur de poulet et de cochons, arrêté pour avoir alerté les autorités sur une épidémie de fièvre porcine77 ». Pour en revenir à l'ascension de Xi, on note une différence avec son homologue russe : le futur dirigeant chinois s'est illustré à la tête de la province du Zhejiang par un bilan économique respectable qui a aidé sa progression vers le pouvoir national, quand Poutine n'a jamais véritablement réformé l'économie russe en profondeur.

Après avoir triomphé de tous ses rivaux et su placer les différentes factions du Parti derrière lui, Xi Jinping en a pris la tête en novembre 2012 avant d'être investi Président de la République populaire de Chine en mars 2013. De là, Xi a nettement rompu avec ses prédécesseurs en s'imposant comme un leader national fort, martelant sa vision du « rêve chinois » et d'une Chine renouant avec la grandeur pour recouvrer enfin sa place de première puissance mondiale. Il a progressivement concentré tous les pouvoirs pour devenir le dirigeant chinois le plus puissant depuis Mao ; à l'opposé de toute perspective de « relâchement », Xi a engagé un virage autoritaire et répressif. La liberté de la presse, les droits de l'homme, la contestation du régime, sont désormais au plus bas depuis les années 1970. Un culte de la personnalité qui aurait paru anachronique au début du siècle s'est mis en place pour célébrer « Xi Dada » (« tonton Xi », selon le surnom dont l'ont affublé les Chinois), père de la nation omniprésent. Xi Jinping a engagé une campagne sans précédent de lutte contre la corruption, dont le bilan en 2017 s'élevait déjà à plus de 100 000 inculpations, occasionnant la chute de plus de 120 hauts dirigeants du Parti ou de l'armée dont certains constituaient de potentiels « gêneurs » pour Xi ; cette campagne, qui a été l'un des moteurs de la popularité grandissante de Xi Jinping, a aussi (et surtout) été l'occasion de purger le Parti et la société civile, la lutte contre la corruption à d'autres niveaux restant insuffisante. Poutine a lui aussi utilisé l'arme de la « lutte contre la corruption » pour écarter nombre d'oligarques, politiciens ou dissidents, sans que la Russie n'ait réalisé de progrès suffisants en la matière. Comme Poutine, Xi est d'ailleurs moins regardant sur la corruption ou les pratiques frauduleuses de son entourage que chez ses adversaires... Poutine s'est « contenté » d'entreprendre un virage autoritaire qui se heurte encore à de nombreux obstacles et résistances au sein de la société russe ; Xi Jinping, lui, a entrepris l'édification d'un système totalitaire dont on peine à prendre la pleine mesure.

S'agissant de la défense, là où Vladimir Poutine a opéré un redressement spectaculaire des forces russes après leur effondrement qui avait suivi celui de l'URSS, Xi Jinping a accéléré comme jamais la montée en puissance des forces chinoises et a clairement exprimé les nouvelles ambitions que celles-ci devaient nourrir pour « devenir une armée de classe mondiale » d'ici le milieu du siècle et se « préparer pour la guerre ». Et là où Vladimir Poutine a réussi le grand retour de la Russie sur la scène internationale dont il s'est imposé comme l'une des principales figures, Xi Jinping a véritablement affirmé l'avènement de la Chine comme superpuissance. L'époque où le géant endormi devait faire « profil bas », selon les recommandations de Deng, est définitivement révolue. Avec Xi, la Chine semble s'être davantage faite entendre sur la scène internationale depuis 2012 qu'elle ne l'a fait depuis les années 1980. Àla tribune des Nations unies, Deng Xiaoping avait juré refuser que son pays veuille devenir un jour une superpuissance impérialiste ; Xi Jinping a confirmé devant le monde entier que la Chine entendait parvenir à un tel but. Xi ne s'affirme pas seulement comme le dirigeant chinois le plus emblématique depuis Mao, il est le dirigeant chinois le plus connu à l'étranger depuis ce dernier. Autre point commun avec Vladimir Poutine, Xi Jinping assimile son nom à celui de la Nouvelle Chine et inversement, créant un précédent pour le XXIesiècle ; déjà reconnu par plusieurs études comme étant l'homme le plus puissant du monde, Xi est le premier dirigeant chinois à être non plus un dirigeant important sur la scène internationale mais un vrai leader du monde globalisé, capable de faire de l'ombre au Président des États-Unis, et il le restera jusqu'à son départ du pouvoir. Ses successeurs hériteront de ce nouveau rôle.

Fin 2017, le XIXeCongrès du Parti communiste chinois a renouvelé pour cinq ans son mandat à la tête du pays sans qu’un successeur soit désigné ; le Parti a ensuite entériné début 2018 le fait que Xi pourrait potentiellement rester président à vie. Si peu de gens auraient su parier à l'avènement de Vladimir Poutine que ce dernier finirait au pouvoir au moins un quart de siècle (soit jusqu'en 2024) et théoriquement jusqu'en 2036, la perspective d'une présidence à vie de Xi Jinping était plus improbable encore à son arrivée au pouvoir. La véritable restauration dictatoriale à laquelle s'est livré Xi en devenant le dirigeant chinois le plus autoritaire depuis Mao paraissait tout aussi inconcevable. « L’Empereur rouge » a réussi à rompre l’équilibre entre factions pour imposer ses alliés à la tête des principales institutions du Parti-État ou à en prendre directement le contrôle. C'est notamment le cas de l'Armée populaire de Libération, que Xi a réussi à placer plus que jamais sous le contrôle du Parti et donc sous le sien, dans le but d'en faire l'un des piliers de la  superpuissance chinoise (officiellement, l'armée Chinoise est l'armée du Parti, non celle de la Nation). Surtout, Xi Jinping a réussi à obtenir que sa « pensée » soit inscrite dans la Constitution chinoise et la charte du PCC. La « théorie Deng Xiaoping » avait été érigée au rang de « guide de l'action » dans la charte du Parti communiste l'année de la mort de Deng. Xi Jinping a lui obtenu que sa pensée soit mise en avant comme guide de l'action du Parti, en son nom et en son vivant, ce qui n'était jamais arrivé depuis Mao. S'il est probable que Xi restera au pouvoir au moins jusqu'au début de la décennie 2030, sa vision pour la Chine pourrait même lui survivre.

La grande convergence entre la vision du Kremlin et celle du Parti communiste chinois sous Xi est la perception partagée d'un renouveau national passant par une politique de puissance agressive et impérialiste. La pensée Xi Jinping, c’est en fin de compte l’idée d’une continuité entre la Chine millénaire et l’esprit du « socialisme à la chinoise ». Il s’agit d’engager la « grande renaissance de la nation », et cela ne se limite pas à laver l’humiliation des traités inégaux et de la semi-colonisation par l’Occident, le Japon et... la Russie, cette dernière étant depuis quelques années plutôt épargnée dans l'historiographie nationaliste chinoise. Xi martèle de plus en plus le devoir qu'a la Chine de participer à la « destinée commune » du monde, qui justifie par exemple le besoin d'une armée « de classe mondiale », en rupture avec la diplomatie à pas feutrés de ses prédécesseurs qui préféraient avancer masqués. Il défend bec et ongles l'intégrité territoriale de la Chine dans sa version irrédentiste, c'est-à-dire incluant Taïwan, laquelle devra être soumise un jour (une autre similarité avec la Russie de Poutine, bien que celle-ci ne reconnaisse pour l'heure pas plus la souveraineté de Beijing en mer de Chine méridionale que la Chine ne reconnaît encore l'annexion de la Crimée). Comme nous l'avons vu, la Chine ne souhaite apparemment pas exercer une domination mondiale analogue à celle qu'exercent les États-Unis, la conception même de l'hégémonie étant très différente en Chine, et cherche plutôt à construire une alternative au sein de la mondialisation.

La Chine telle que veut la faire émerger Xi Jinping sera une superpuissance paternaliste, vassalisant des pays qui recevraient d’elle investissements, technologies, soutien à l’international, tant qu'ils ne critiquent pas certains aspects sensibles de la politique de Beijing, tels que le traitement des Tibétains et Ouïghours ou le respect des droits humains. Elle sera surtout une superpuissance qui ne cherche pas à répandre les valeurs des démocraties libérales, vues comme perverses. C’est un autre point du message que Xi veut proposer au monde : non seulement bâtir la Chine puissante, prospère et heureuse tant vantée par le régime se fera sans aucune libéralisation politique, mais l’autoritarisme politique sera revendiqué et assumé, bien plus d'ailleurs que dans la « démocratie souveraine » ou « démocratie dirigée » de Poutine. La Chine revendique de plus en plus – trait commun avec la « voie russe » –  de suivre une trajectoire différente de celle des Occidentaux. Tout comme Vladimir Poutine ne présente pas la « voie russe » comme un modèle pleinement reproductible à l'étranger, Xi Jinping ne propose pas de modèle chinois, mais il veut que la Chine vante sa « solution ». Désormais, la « solution chinoise » (Zhongguo Fang'an78) doit être promue dans le reste du monde face aux défis de la globalisation. Plus encore que Poutine, Xi n'hésite pas à se projeter dans l'après-pouvoir, comme le montre l'exemple de la BRI. Assistera-t-on un jour au basculement de la Russie en quête d'une voie alternative à l'Occident vers cette « solution chinoise » ? Il s'agit d'un choix de civilisation.

Or, deux éléments majeurs qui caractériseront le modèle chinois dans les prochaines années et décennies amèneront eux aussi à des choix de civilisation : le durcissement totalitaire du régime, qui pourrait (sans doute est-ce un vœu pieu) freiner côté russe le souhait d'un rapprochement avec la Chine, et le fait que cette dernière pourrait prendre le leadership mondial sur certains enjeux technologiques (intelligence artificielle, transhumanisme) qui auront des conséquences sociales, économiques et politiques majeures. Cette dernière question est largement absente des différents ouvrages et publications traitant des relations entre la Russie et la Chine : il est pourtant indispensable d'en parler pour anticiper ce que sera le monde dans les prochaines décennies.

La Russie face aux enjeux de civilisation posés par la Chine

Le régime dirigé par Vladimir Poutine a beau être un régime autoritaire à mi-chemin entre la démocrature et la dictature à proprement parler, il est à la fois moins dominateur et moins solide qu'on ne le croit souvent, bien qu'il se dirige vers un durcissement supplémentaire face aux contestations internes. L'enfermement durable de la Russie dans son virage autoritaire est possible, sa conversion future à une forme de démocratie même imparfaite aussi, bien qu'improbable pour un certain temps. La Chine, elle, est une dictature stricto sensu qui après avoir connu un relâchement très relatif entre la fin du mandat de Deng Xiaoping et le début de celui de Xi, opère un authentique virage totalitaire reposant sur la reprise en main de l'ensemble de la société par le Parti communiste chinois, d'une part, et le plein usage du potentiel orwellien des nouvelles technologies, d'autre part. Le « rêve chinois » vanté par Xi Jinping comme un projet phare pour notre temps est à bien des égards l'un des pires cauchemars de notre époque. Les dissidents quels qu’ils soient sont traqués, emprisonnés, voire éliminés les uns après les autres. Le culte de la personnalité de Xi Jinping se substitue parfois aux religions, qui connaissent un regain de persécutions ; des portraits de Xi remplaçant des images religieuses dans les lieux de cultes à la destruction de certains d'entre eux, la Chine populaire persécute jusqu'aux âmes. La persécution contre les Chrétiens serait d'ailleurs au plus haut depuis la Révolution culturelle, ce qui n'émeut pas plus la Russie de Poutine que la persécution des Ouïghours n'émeut la Turquie d'Erdogan – celle-ci expulse même des réfugiés issus de cette communauté, tout en accusant la France et d'autres États européens d'islamophobie d’État. Les Ouïghours sont déportés en masse dans des « camps de transformation par l'éducation » où seraient internés un (chiffre issu d'un rapport de l'ONU de 2018 et sans doute largement dépassé depuis79) à trois millions de détenus ; les preuves d'une politique de stérilisation des femmes et de limitation des naissances entreprise contre ce peuple par Beijing s'accumulent, de même que celles, par exemple, du prélèvement forcé d'organes sur des personnes vivantes à des fins commerciales (une pratique qui n'est pas neuve en Chine). Des Ouïghours sont réduits au travail forcé dans des usines textile, et il est difficile de savoir ce qui leur est réservé dans les camps. Alors que de nombreux chercheurs voient dans le traitement par Beijing du Tibet et du Xinjiang une forme de « génocide culturel », la possibilité que le PCC en revienne un jour à une forme ou une autre de nettoyage ethnique n'est pas à exclure – l'emploi du terme génocide pour désigner la situation des Ouïghours, s'il a d'abord paru excessif, semble approprié au vu des informations qui se sont accumulées depuis l'été 2020. Au-delà du sort affolant des Ouïghours, d'autres minorités, essentiellement musulmanes, font l'objet de persécutions accrues de la part du pouvoir80, sans parler de la persistance des politiques répressives au Tibet, qui semblent susciter moins d'indignation qu'auparavant en Occident. Du côté de la radicalisation de Beijing sur le plan international, la réintégration d'Hong Kong dans le giron de la RPC n'est probablement qu'une première étape avant l'assujettissement complet de la Perle de l'Orient, lequel sera précédé ou suivi de l'invasion de Taïwan dans un futur proche, la colonisation de la Mer de Chine méridionale étant déjà une réalité au même titre que l'annexion de la Crimée.

Surtout, le virage autoritaire de la Chine s'accompagne on l'a dit d'une pleine utilisation du potentiel offert par les nouvelles technologies. Ainsi de l'angoissant système de « crédit social » que s’attelle à mettre en place le Parti communiste pour conditionner la vie des citoyens et embrigader la société, système s'appuyant sur la surveillance de masse par des centaines de millions de caméras intelligentes à reconnaissance faciale, les progrès de l'intelligence artificielle et le big data. Un cauchemar dépassant toutes les anticipations d'Orwell pour s'apparenter à celles de Black Mirror. Au fur et à mesure que se concrétisera la dérive totalitaire de la Chine de Xi Jinping sur fond de montée en puissance du pays sur la scène internationale, la question sera de savoir si la Russie prendra ses distances avec un régime jugé trop radical, ou si elle confirmera au contraire son rapprochement avec Beijing. Si les nouvelles technologies peuvent servir aux pires dérives autoritaires comme le montre l'exemple chinois, elles peuvent aussi servir à porter de telles dérives à la connaissance du monde entier, et donc ternir davantage la réputation du régime chinois. Il est hélas peu probable que cela dissuadera des pays comme la Russie de renforcer leurs liens avec la Chine. Un autre paramètre, lui aussi lié aux nouvelles technologies, pourrait cependant influer sur les relations russo-chinoises.

Nous venons d'évoquer la place des nouvelles technologies dans le système mis en place par Xi Jinping : or, la révolution technologique est l'un des piliers de la stratégie de Beijing pour consolider son rang de superpuissance et supplanter les États-Unis. Personne ne peut prédire quelles seront précisément les conséquences de cette compétition technologique sur le plan géopolitique, mais on peut déjà en prévoir une avec suffisamment de certitude : cette bataille mettra des barrières à l'entrée, et des puissances aujourd'hui capables de peser par leurs atouts démographiques, économiques, militaires ou territoriaux seront mises hors-jeu dans cet affrontement qui devrait renforcer le duopole sino-américain. Malgré ses faiblesses internes, notamment au plan économique, la Russie peut rester dans les prochaines décennies un géant planétaire dans les domaines militaire, diplomatique, politique, énergétique... mais elle sera plus encore que l'Europe marginalisée dans les NBIC ou l'intelligence artificielle. L'Europe est déjà en passe d'être définitivement larguée dans une révolution numérique dominée pour l'heure par les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) américains et les BATX chinois (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) chinois, auxquels s'ajoutent côté américain les NATU (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber), Oracle, Cisco ou IBM et côté chinois Huawei, ByteDance (propriétaire entre autres de TikTok), JD ou encore DiDi. La Russie n'a aucune chance de véritablement peser dans ce match qui n'est que l'un des avatars de la lutte pour la suprématie mondiale entre une superpuissance chinoise ascendante et une superpuissance américaine établie, voire sur certains points déclinante. Cela est d'autant plus vrai concernant la bataille pour le leadership planétaire dans l'intelligence artificielle, alors que l'IA risque de devenir l'un des défis les plus décisifs pour le futur de l'humanité, au même titre que les enjeux environnementaux, démographiques et sanitaires.

En septembre 2017, Vladimir Poutine faisait une déclaration remarquée sur l'importance future de l'IA : « l'intelligence artificielle représente l'avenir non seulement de la Russie, mais de toute l'humanité. Elle amène des opportunités colossales et des menaces imprévisibles aujourd'hui […]. Celui qui deviendra le leader dans ce domaine sera le maître du monde. Et il est fortement indésirable que quelqu'un obtienne un monopole dans ce domaine. Donc, si nous sommes les leaders dans ce domaine, nous partagerons ces technologies avec le monde entier81 ». Malgré les prouesses qu'ils ont su réaliser dans les compétitions technologiques passées, du domaine de l'infiniment petit avec la physique à celui de l'infiniment grand avec la conquête spatiale, en passant par la santé et l'armement, les Russes ne seront en aucun cas « les leaders dans ce domaine » qu'est l'intelligence artificielle ; ils n'enregistreront sans doute de réussites notables que dans l'emploi militaire de l'IA où ils sont déjà parmi les principaux compétiteurs mondiaux. Poutine est davantage dans le vrai lorsqu'il explique que « celui qui deviendra le leader dans ce domaine sera le maître du monde », la Chine souhaitant faire d'un futur leadership en intelligence artificielle l'un des moteurs de son accession au leadership planétaire.Dans son ouvrage Jouissez jeunesse !, Laurent Alexandre, qui est en France l'une des principales figures du débat sur l'intelligence artificielle à laquelle il a consacré deux best-sellers82, cite un propos que j'avais tenu à propos de la place de la technologie dans la politique de puissance de la Chine : « Au début du XVesiècle, la Chine distançait l'Europe en tout et menait de grandes explorations maritimes. Àla fin du siècle, l'Europe s'engageait dans 500 ans de domination quand la Chine régressait. Pourquoi ? L'élite confucéenne chinoise a imposé un tournant réactionnaire quand les élites européennes ont soutenu scientifiques et explorateurs. Aujourd'hui, l'Europe cède aux dérives anti-sciences [...]quand la Chine mise sur le progrès technique pour nous supplanter83! ». Mon propos visait surtout le renoncement à l'esprit de conquête d'une Europe en voie de sortir de l'histoire au moment où s'intensifie la compétition entre grandes puissances. Si la Russie fait moins preuve de candeur et de passivité que l'Europe dans cette lutte de puissances dont elle est l'un des principaux acteurs, elle n'a pas les moyens d'y être compétitive sur le plan technologique, contrairement au Vieux Continent qui gâche tragiquement ses quelques atouts.

Que fera la Russie face à une Chine qui entend prendre sa revanche sur l'Occident en surfant sur un tsunami technologique qui submerge l'ensemble du monde, Russie incluse ? Si attachée à son indépendance, la Russie aura nécessairement le sentiment de n'avoir de choix qu'entre la sujétion à la superpuissance numérique de la Chine et la soumission à celle des États-Unis. Au-delà des enjeux de puissance et de souveraineté, la révolution technologique soulèvera (soulève déjà) par son impact sur les sociétés des enjeux de civilisation que la Russie sera obligée d'affronter. Ce qui suit semble encore souvent relever de la science-fiction et peut paraître incongru, voire fantaisiste dans le traitement de notre sujet, mais doit pourtant intégrer toute prospective se projetant à 10, 20, 30 ans. Dans les prochaines décennies, nos sociétés vont être bousculées par les questions éthiques liées aux nouvelles technologies et pourraient voir le clivage entre « bioconservateurs » et transhumanistes diviser les civilisations entre elles et en leur sein. Dans les démocraties libérales, ces bouleversements technologiques et éthiques risquent d’ébranler le fragile édifice reposant sur les héritages spirituels croisés d’Athènes, de Rome et de Jérusalem d’une part, et sur la concrétisation des idéaux de l’Humanisme et des Lumières en projet de société d’autre part. Les innovations qui s’attaqueront à la structure du vivant et tenteront de repousser les limites qui ont jusqu’ici conditionné l’existence humaine auront un impact incalculable. Dans des sociétés bien plus conservatrices que la nôtre, du monde islamique à l'Inde, les conséquences seront explosives. Les États-Unis seront en pointe dans la révolution transhumaniste à laquelle adhère déjà une partie de leurs élites entrepreneuriales et technologiques, mais seront eux aussi secoués par ses conséquences sociales, tout comme leurs voisins du Sud du continent. Les pays les plus avancés d'Asie orientale (Chine, Taïwan, Japon, Corée du Sud), dont on observe aujourd'hui qu'ils sont particulièrement enclins à enjamber ce que nous considérons en Occident comme des barrières éthiques, pourraient être moins concernés par ce clivage entre bioconservatisme et transhumanisme.

Pays bien plus moderne qu'on l'imagine souvent sur le plan technologique, la Russie reste conservatrice au plan sociétal. Elle devrait mal accueillir la révolution transhumaniste sur son propre sol (alors qu'une partie de ses élites fortunées la verrait d'un bon œil), et verra dans la probable progression de cette révolution en Occident une divergence de plus avec celui-ci. La Chine, elle, souhaite embrasser pleinement la révolution transhumaniste et en prendre le leadership. Nombre d'entrepreneurs chinois ou de cadres du PCC veulent précipiter l'avènement de ce que Yuval Noah Harari a décrit comme un homo deus84(homme augmenté aux capacités supposément proches de celles d’une divinité). Ils sont prêts pour cela à franchir plus de barrières éthiques que les transhumanistes de la Sillicon Valley. Comment la Russie, qui souhaite aujourd'hui incarner le phare de la Tradition85, et dont le conservatisme survivra au départ de Poutine, s'adaptera-t-elle à une Chine qui deviendra très probablement le pays le plus en pointe dans la révolution transhumaniste et la manipulation du vivant ? La question peut paraître anecdotique face à des enjeux internationaux plus classiques, elle est pourtant des plus sérieuses. Là aussi, le choix que fera la Russie de se rapprocher de la Chine ou de l'Occident en dépendra peut-être en partie, parce qu'il s'agira comme indiqué plus haut d'un choix de civilisation dont l'on peine à mesurer les conséquences futures.

Nul ne sait comment la Russie appréhendera les enjeux qui naîtront de la manière dont la Chine embrassera une révolution technologique aux conséquences incalculables – on peut à la rigueur estimer que les futurs dirigeants russes perpétueront le pragmatisme de leurs prédécesseurs et poursuivront le partenariat avec la Chine, de la même manière que Poutine et ses proches n'ont pas d'états d'âme à travailler avec le Parti communiste chinois tout en se prévalant d'être les hérauts des valeurs chrétiennes et ancestrales face au « mondialisme » matérialiste. L'affirmation de la Chine comme leader de la révolution transhumaniste ne devrait pas être de nature à peser sur l'approfondissement prévisible du partenariat russo-chinois : le Kremlin passerait outre. Reste à savoir comment réagira la population russe face aux immenses problèmes bioéthiques que soulèvera l'aventure transhumaniste dans le monde entier, et à l'affirmation de la Chine comme pionnière de cette aventure, mais il est peu probable qu'une éventuelle contestation sociale l'emporte sur les intérêts évidents que présente pour la Russie un partenariat renforcé avec la Chine. À un horizon plus proche, on peut en tout cas tenter d'apporter une réponse à la question soulevée plus haut : malgré le virage totalitaire de Beijing, la Russie va-t-elle basculer en faveur du modèle alternatif promu par la Chine face à celui de l'Occident ? Cela semble le plus probable à terme. En affichant de plus en plus sa proximité avec la Chine, le Kremlin pourrait bien affirmer définitivement sa préférence pour le modèle autoritaire de la « solution chinoise » lorsque celui-ci se posera sérieusement en alternative aux démocraties occidentales, fût-ce dans les faits.

La Russie vante aujourd'hui une « démocratie dirigée » (ou souveraine) basée sur la « volonté du peuple » incarnée par celle d'un homme fort et un pluralisme de façade : après avoir fait progressivement tomber les digues séparant la « démocratie dirigée » d'une authentique dictature, en préservant de moins en moins les apparences et en rejetant de plus en plus nettement le modèle occidental malgré les inquiétudes d'une bonne partie de la population, le régime russe risque donc de se ranger à terme du côté de l'alternative aux démocraties portée par Beijing. Ceci ne veut pas dire que la Russie appliquera sur le plan intérieur le modèle totalitaire de la Chine et renoncera à tout simulacre de démocratie – une telle issue est irréaliste aussi bien du point de vue des attentes de la société russe que de ce que son gouvernement est en mesure de lui imposer : il s'agirait plutôt d'une reconnaissance par Moscou du fait que la solution autoritaire chinoise soit supposément mieux adaptée aux défis globaux et aux nécessaires évolutions de l'ordre international. Notons enfin un dernier élément. On l'a dit, la Russie ne se dirigera pas vers le modèle totalitaire chinois. En revanche, le régime russe semble être enclin à importer certaines pratiques autoritaires de celui de Xi Jinping : la ville de Moscou élabore par exemple l'installation d'un système de « crédit social » inspiré de celui qu'a mis en place la Chine86, fût-ce à une moindre échelle. Alors que la Russie prévoit de collecter les « profils numériques » détaillés de 80% de ses citoyens d'ici 2025, on peut imaginer l'extension d'un tel système à l'ensemble du pays. Ceci est d'autant plus crédible que Poutine s'inspire déjà du modèle chinois pour bâtir un « internet souverain » permettant de couper la toile russe du reste du monde et de mieux la surveiller. Autant d'éléments qui pourraient finalement rapprocher le régime russe du modèle totalitaire chinois ?

Moscou à l'heure d'un choix inconfortable et inédit dans l'histoire russe

Les dirigeants russes sont nostalgiques de la période où Washington et Moscou se partageaient l'Europe, et espèrent encore pouvoir peser sur l'avenir de cette dernière ; un espoir qui n'est pas totalement infondé, puisque la perspective d'un effondrement de la construction européenne reste envisageable (notamment via l'improbable mais possible départ d'une puissance comme l'Italie en cas d'accession au pouvoir de l'extrême-droite, ou l'implosion de la zone euro si les avancées nées de la crise du COVID-19 devaient rester lettre morte face au renforcement des fractures Nord-Sud et Est-Ouest), et surtout parce qu'une crise majeure impliquant la Russie en Europe de l'Est conditionnerait le futur du Vieux Continent. Cependant, la Russie elle-même se retrouvera dans une situation comparable à celle de l'Europe, dépassée par un antagonisme entre deux pôles de puissance. D'aucuns comparent, à plus ou moins bon escient, la confrontation entre Beijing et Washington à une « nouvelle Guerre froide », analogie qui a pris toute sa place avec la crise du COVID-19. Dans une telle configuration, la Russie pourrait se muer, comme l'avait fait la Chine face au duel soviéto-américain, en une puissance « non alignée » : mais outre le fait que le partenariat avec la Chine soit trop important aux yeux de Moscou pour qu'advienne une telle issue, ce scénario a peu de sens puisque la « nouvelle Guerre froide » entre Beijing et Washington ne s'inscrit pas dans une logique de blocs, ou du moins pas encore.

Fidèle à sa quête d'équilibre entre l'Europe et l'Asie, l'Orient et l'Occident, la Russie ne souhaite pas s'enfermer dans la confrontation entre Beijing et Washington, pas plus qu'elle ne souhaite définitivement fermer la fenêtre sur l'Occident. D'une manière ou d'une autre, elle sera pourtant amenée à choisir entre deux orientations qui pourraient devenir trop contradictoires : soit approfondir une relation déséquilibrée mais fructueuse avec la Chine qui lui permet, entre autres, de prolonger raisonnablement le bras de fer avec l'Occident, de compenser son affaiblissement global et de nourrir de nouvelles ambitions internationales, sans parler des avantages économiques ; soit chercher à rééquilibrer sa politique étrangère pour ne pas être vassalisée par Beijing, au risque de perdre un partenariat d'avenir aussi bénéfique sans jamais trouver à l'Ouest une relation qui soit a minima aussi étroite, avec l'assurance que certaines de ses revendications dans sa « sphère d'intérêts privilégiés » ne seront pas respectés par les Occidentaux, plus encore que par la Chine.

On regroupe généralement les différents scenariis'ouvrant à la Russie dans les prochaines décennies selon trois « voies » : un rapprochement avec l'Europe, voire les États-Unis ; une poursuite du pivot vers la Chine et l'Asie ; la quête d'une voie intermédiaire qui reposerait entre autres sur une politique étrangère équilibrée et la réussite du projet d'intégration des États post-soviétiques dans un ensemble eurasien dominé par Moscou. Le troisième scénario est aussi idéal qu'irréaliste, à la fois parce que la Russie n'en a clairement pas les moyens et parce que ses partenaires indispensables ne veulent pas être des satellites d'une grande puissance solitaire qui boxe déjà au-dessus de sa catégorie.

Le plus probable est que les dirigeants russes ont suffisamment conscience de ce qui précède pour comprendre que dans le cas (très probable) d'une installation dans la durée de la confrontation entre Chine et États-Unis, leur pays n'aura de choix qu'entre les deux premiers des trois scenariiévoqués plus haut. L'alternative pour Moscou n'est pas uniquement entre un rapprochement avec l'Occident (qui supposerait on l'imagine d'accepter d'improbables compromis humiliants comme la renonciation à la Crimée, la sortie définitive de sa « sphère d'influence » d’États post-soviétiques européens, la mise en conformité de la Russie avec certaines valeurs occidentales, la nécessité de compromis dans des dossiers stratégiques pour Moscou...) ou un approfondissement du partenariat avec la Chine au risque de la sujétion par cette dernière. L'enjeu pour la Russie est de préserver son autonomie, son indépendance nationale, mais aussi de se dégager une place favorable dans des relations internationales qui seront largement structurées par l'antagonisme entre des États-Unis qui cherchent à conserver un ordre du monde qui leur est favorable et une Chine cherchant à faire émerger un ordre correspondant à sa vision du monde et à ses intérêts.

Or, la Russie peut préférer une relation privilégiée avec la Chine au sein du nouvel ordre international que celle-ci cherche à faire émerger, à une politique étrangère plus équilibrée qui perdra de son sens et de son intérêt à mesure que seront bouleversés les grands équilibres mondiaux et que vacillera l'ordre post-1945. La Russie serait en position d'infériorité vis-à-vis de Beijing sur un plan bilatéral, mais en situation de force dans l'ordre construit autour d'une Chine dont elle serait le partenaire privilégié. Il semble que c'est vers ce choix que s'oriente Moscou.

En juin 2018, Rafik Smati publiait un tweet remarqué sur un fait d'actualité alors passé relativement inaperçu malgré son caractère historique : « Pendant que le monde libre se déchire au G7, les puissances autoritaires s'entendent au sommet de la SCO87à Qingdao. Le cœur de l'Histoire bascule peu à peu vers l'Asie. Il est temps pour la France et l'Europe d’oser porter un projet de puissance. Pour ne pas sortir de l'Histoire88 ». Le sommet du G7 en question, à La Malbaie (Québec), avait été présenté à raison comme le plus chaotique de toute l'histoire du groupe, du fait des tensions suscitées par le comportement du président Donald Trump. Au même moment, le sommet de l'OCS à Qingdao (Chine), avait été perçu, là encore à raison, comme un succès pour la diplomatie chinoise : Xi Jinping avait entre autres réussi le tour de force de réunir autour de la table les dirigeants de l'Inde et du Pakistan, nouveaux membres de l'organisation, en dépit de leur rivalité. Suspendue en 2014 du G7, la Russie de Poutine faisait figure dans ce sommet de poids lourd d'un ensemble émergent dominé par la Chine.

Au-delà du contraste avec le triste spectacle offert par les puissances démocratiques au G7, lié pour l'essentiel à la présidence révolue de Donald Trump, le sommet de Qingdao illustrait un tournant historique durable : l'émergence d'une gouvernance mondiale alternative, autour de groupes d'échange, d'organisations internationales et de sommets généralement centrés autour du leadership chinois avec un rôle déterminant joué par la Russie. Vers les dernières lignes de son ouvrage Les routes de la soie, Peter Frankopan résume l'enjeu qu'illustre la montée en puissance d'une organisation comme l'OCS, sur fond de désoccidentalisation de l'histoire universelle : « Tandis que se transforme le cœur du monde, des institutions et organismes formalisant les relations de cette région capitale se mettent aussi en place. [...] l'Organisation de coopération de Shanghaï (OCS) acquiert une influence croissante et se transforme de plus en plus en pendant de l'Union européenne. Bien que certains accusent l'association d'être "le vecteur de violations des droits de l'homme", qu'ils soulignent le non-respect par ses États membres de la Convention des Nations unies sur la torture et l'absence flagrante de protection des minorités, d'autres y voient l'avenir [...]89 ». Si rien ne dit que l'OCS, dont la cohésion et le potentiel d'intégration reste limités, deviendra bien un « pendant de l'Union européenne » ou même de l'OTAN (c'est d'ailleurs très peu probable), l'image que cherchent à renvoyer à travers elle les dirigeants russes et chinois un avant-goût du monde de demain, où le cycle de domination de l'Occident qui s'est ouvert au XVesiècle sera définitivement clos. Elle montre aussi la capacité de la Chine et de la Russie à créer une dynamique autour de laquelle gravitent de nouveaux pays, voire à incarner l'opposition à des démocraties occidentales qui pourraient, demain, être des adversaires dans des conflits majeurs de plus en plus concevable d'un bout à l'autre de l'Eurasie.

Le rééquilibrage des rapports de force, le transfert de puissance vers l'Orient annoncés depuis des décennies se matérialisent sous nos yeux, en pleine accélération de l'histoire. Dans ce monde qui prend forme, la Russie entend conserver un rôle de  premier plan, en compensant ses propres faiblesses. Pour ses dirigeants, cela passe vraisemblablement par la poursuite du rapprochement avec la Chine, en dépit des méfiances et points de friction qui persisteront entre les deux géants eurasiatiques. Dans de telles conditions, la formation d'ici 20 ou 25 ans d'une alliance russo-chinoise en bonne et due forme paraît de plus en plus probable. Sur le plan stratégique, les conséquences seraient immenses, y compris au plan militaire où l'avantage des forces occidentales pourrait demain être sérieusement remis en question. Le futur de l'Europe, et donc de la France, est intimement lié à celui du partenariat entre les deux empires eurasiatiques. Une alliance entre la Chine et la Russie constituerait en elle-même une « surprise stratégique » ; dans tous les cas, le rapprochement entre les deux pays donne du crédit à l'hypothèse qu'une telle surprise pourrait venir de Russie dans un futur proche.

Aurélien Duchêne

Sources et notes :

1Graham Allison, Vers la guerre : l’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide ?, Paris, Odile Jacob, 2019 [2017].

2« Belt and Road Initiative », nom officiel des fameuses « Nouvelles routes de la soie ». Le nom initial d'OBOR (One Belt, One Road, pour « Une ceinture [maritime], une route [terrestre]) a vite été détourné en « Our bulldozers, our rules » par ses détracteurs internationaux.

3Nanotechnologies, biotechnologies, informatique, sciences cognitives.

4Discours du Président de la République à la conférence des ambassadeurs, site de l’Élysée, 27 août 2019, https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2019/08/27/discours-du-president-de-la-republique-a-la-conference-des-ambassadeurs-1

5« Emmanuel Macron : "L'Europe doit dialoguer avec la Russie" », TV5Monde, 12 juin 2019, https://information.tv5monde.com/info/emmanuel-macron-l-europe-doit-dialoguer-avec-la-russie-305639

6« Emmanuel Macron in his own words (French) », The Economist, 7 novembre 2019, https://www.economist.com/europe/2019/11/07/emmanuel-macron-in-his-own-words-french

7Mike Pompeo, « Communist China and the Free World’s Future », discours prononcé à Yorba Linda, site du Département d'Etat américain, 23 juillet 2020, https://www.state.gov/communist-china-and-the-free-worlds-future/

8« Russia won't join U.S. alliance against China : Kremlin », Xinhua, 24 juillet 2020, http://www.xinhuanet.com/english/2020-07/24/c_139238142.htm

9Marie-Pierre Rey, La Russie face à l’Europe, d’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine, Paris, Flammarions, coll. « Champs », 2016, p. 136.

10« Meeting of the Valdai International Discussion Club », 24 octobre, 2014, site du Kremlin, http://en.kremlin.ru/events/president/news/46860

11Nota bene : on lit souvent dans des articles et ouvrages francophones que Poutine aurait parlé de « saisir le vent chinois dans les voiles russes », ce qui est un abus de langage là où le président russe parlait d'abord de l'économie.

12« Vladimir Putin on Foreign Policy : Russia and the Changing World », site du Club Valdaï, 27 février 2012 https://valdaiclub.com/a/highlights/vladimir_putin_on_foreign_policy_russia_and_the_changing_world/

13« Answers to Russian Journalists’ Questions Before a Meeting with Tajik President Emomali Rakhmonov », site du Kremlin, 5 juillet 2000, http://en.kremlin.ru/events/president/transcripts/24175

14Marie-Pierre Rey (dir.), Alain Blum, Martine Mespoulet, Anne de Tinguy, Gérard Wild, Les Russes de Gorbatchev à Poutine, Paris, Armand Colin, 2005, p. 38.

15Akihiro Iwashita, « Primakov Redux? Russia and the “Strategic Triangles” in Asia », Slavic Eurasian Studies n° 16, vol. 1 : Eager Eyes Fixed on Eurasia Russia and Its Neighbors in Crisis, Université d'Hokkaïdo, 2007, http://src-home.slav.hokudai.ac.jp/coe21/publish/no16_1_ses/09_iwashita.pdf

16Marie-Pierre Rey, La Russie face à l’Europe, d’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine, Paris, Flammarions, coll. « Champs », 2016, p. 435.

17Igor Denisov, « "Russia-India-China Triangle – From Russian Perspective", 11th Berlin Conference on Asian Security (BCAS) : Triangular formations in Asia Genesis, strategies, value added and limitations », Stiftung Wissenschaft und Politik, septembre 2017, https://www.swp-berlin.org/fileadmin/contents/products/arbeitspapiere/BCAS2017_Paper_Igor_Denisov.pdf

18Abhijnan Rej, « What Good Is the Russia-India-China Triangle for Moscow ? », The Diplomat, 1er septembre 2020, https://thediplomat.com/2020/09/what-good-is-the-russia-india-china-triangle-for-moscow/

19Harsh V. Pant, « The Moscow–Beijing–Delhi ‘Strategic Triangle’: An Idea Whose Time May Never Come », Security Dialogue vol. 35, n° 3, septembre 2004, http://citeseerx.ist.psu.edu/viewdoc/download?doi=10.1.1.890.9795&rep=rep1&type=pdf

20Julie M. Rahm, "Russia, China, India: A New Strategic Triangle for a New Cold War?," Parameters n° 21, vol. 4, 2001, https://press.armywarcollege.edu/parameters/vol31/iss4/9

21Gregory Shtraks, « Sino-Russian Relations and the Lessons of 1996 », The Diplomat, 13 avril 2015, https://thediplomat.com/2015/04/sino-russian-relations-and-the-lessons-of-1996/

22 Marie-Pierre Rey, La Russie face à l’Europe, d’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine, Paris, Flammarions, coll. « Champs Histoire », 2016, p. 193.

23Peter Frankopan, trad. Guillaume Villeneuve, Les routes de la soie : l'histoire du cœur du monde, Paris, Flammarion, coll. « Champs Histoire », 2019 [2015], p. 425.

24Pascal Marchand, « La Russie et la Chine en Eurasie », in Revue Conflits n° 25, « Le monde à l'heure de Poutine », janvier-février 2020, p. 52-53.

25François Heisbourg, Le Temps des prédateurs : La Chine, les États-Unis, la Russie et nous, Paris, Odile Jacob, 2020, p. 156.

26Laura Silver, Kat Devlin, Christine Huang, « People around the globe are divided in their opinions of China », Pew Research Center, 5 décembre 2019, https://www.pewresearch.org/fact-tank/2019/12/05/people-around-the-globe-are-divided-in-their-opinions-of-china/

27« China tops list of Russia's most friendly countries : poll », Xinhua, 28 octobre 2019, http://www.xinhuanet.com/english/2019-10/28/c_138510423.htm

28« Majority of Russians Favor China, Dislike U.S. – Poll », The Moscow Times, 16 octobre 2018, https://www.themoscowtimes.com/2018/10/16/majority-russians-favor-china-dislike-us-poll-a63206

29Richard Q. Turcsanyi, Matej Simalcik, Kristína Kironska, Renáta Sedlakova, Jiří Cenek, Andrej Findor, Ondrej Buchel, Matej Hruska, Adrian Brona, Una Alexandra Berzina-Cerenkova, Mario Esteban, Beatrice Gallelli, Jelena Gledic, Peter Gries, Sergei Ivanov, Björn Jerdén, Marc Julienne, Tamás Matura, Tim Rühlig, Tim Summers, « European public opinion on China in the age of COVID-19: Differences and common ground across the continent », Palacký University Olomouc, site de l'Institut français des relations internationales, 24 novembre 2020, https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/european_public_opinion_on_china_in_the_age_of_covid-19.pdf

30Ibid., p. 11.

31Pascal Marchand, cartographie de Cyrille Suss,  Atlas géopolitique de la Russie (quatrième édition), Paris, Éditions Autrement, 2019, p. 93.

32« A Moscou, une leçon pour l’Europe », Le Monde, 8 février 2021, https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/02/08/a-moscou-une-lecon-pour-l-europe_6069179_3232.html

33Nous parlons ici de la seule approche politique de cette lutte pour la vaccination qui était aussi l'objet et le moyen d'une lutte d'influences où la Chine et la Russie ont su profiter, entre autres, des ratés du lancement de la campagne de vaccination dans l'Union européenne début 2021. Malgré le comportement souvent non-coopératif de la Russie (entre autres via le piratage de recherches occidentales sur le vaccin) et de la Chine (dès la découverte du nouveau virus sur son sol), il faut rappeler que la coopération entre les centres de recherche du monde entier a été forte, y compris avec les équipes russes et chinoises.

34Felguenhauer est connu pour avoir été l'un des premiers à anticiper certains aspects de la politique étrangère du Kremlin, comme la future guerre de Géorgie, mais est aussi controversé pour son biais d'opposant au régime Poutine et son manque de contacts avec les cercles militaires russes.

35Junzhi Zheng, « "Vostok-2018", l’exercice militaire russe géant au parfum de guerre froide », L’Opinion, 11 septembre 2018, https://www.lopinion.fr/edition/international/vostok-2018-l-exercice-militaire-russe-geant-parfum-guerre-froide-161622

36Vasiliy Kashine, « Vostok 2018 : a New Phase of Cooperation », Moscow Defense Brief n° 5, 2018 http://www.mdb.cast.ru/mdb/5-2018/item4/article1/

37Igor V. Lukoianov, « The First Russo-Chinese Allied Treaty of 1896 », International Journal of Korean History, volume 11, décembre 2017, p. 151-177 https://ijkh.khistory.org/upload/pdf/11-07_igor%20v.lukoianov.pdf

38Michael Kofman, « Russia’s armed forces under Gerasimov, the man without a doctrine »,  Russian Military Analysis, 2 avril 2020, https://russianmilitaryanalysis.wordpress.com/2020/04/02/russias-armed-forces-under-gerasimov-the-man-without-a-doctrine/

39Chris Miller, « The New Cold War’s Warm Friends », Foreign Policy, 1er mars 2019, https://foreignpolicy.com/2019/03/01/the-new-cold-wars-warm-friends/

40« NATO and Russia to exercise together against air terrorism », site de l'OTAN, 6 juin 2011, https://www.nato.int/cps/en/natohq/news_74961.htm

41Alexandre Sheldon-Duplaix, « Chine-Russie : quel partenariat stratégique et naval ? », site d'Areion Group, 16 juin 2020, https://www.areion24.news/2020/06/16/chine-russie-quel-partenariat-strategique-et-naval%E2%80%89/

42« China, Russia to lift military relations to new high: defense ministry », Xinhua, 28 juin 2019, http://www.xinhuanet.com/english/2019-06/28/c_138179303.htm

43« Full Text: China’s National Defense in the New Era », site du gouvernement chinois, 24 juillet 2019, http://english.www.gov.cn/archive/whitepaper/201907/24/content_WS5d3941ddc6d08408f502283d.html

44Antoine Bondaz, « Rassurer le monde et lutter contre le séparatisme, quelques éléments d’analyse du nouveau livre blanc sur la défense chinoise  », Note n° 13/19 pour la Fondation pour la recherche stratégique, juillet 2019, https://www.frstrategie.org/web/documents/publications/notes/2019/201913.pdf

45« China, Russia agree to upgrade relations for new era », site de l'agence Xinhua, 6 juin 2019 (www.xinhuanet.com/english/2019-06/06/c_138119879.htm).

46Foreign Policy Editors, « Xi and Putin, Best Friends Forever ? A Transcript of the Two Leaders’ Remarks in Moscow », Foreign Policy, 6 juin 2019, https://foreignpolicy.com/2019/06/06/xi-and-putin-best-friends-forever/

47Ministry of Foreign Affairs of the People’s Republic of China, « Building on 70 Years of Achievements and Pursuing Progress in the New Era. State Councilor and Foreign Minister Wang Yi’s Exclusive Year-end Interview with People’s Daily », site du Ministère des Affaires étrangères de la République populaire de Chine, 24 décembre 2019, https://www.fmprc.gov.cn/mfa_eng/wjdt_665385/zyjh_665391/t1727381.shtml

48Vladimir Isachenkov, « Putin : Russia-China military alliance can’t be ruled out », Associated Press, 22 octobre 2020, https://apnews.com/article/beijing-moscow-foreign-policy-russia-vladimir-putin-1d4b112d2fe8cb66192c5225f4d614c4

49« Russia-China Military Alliance ‘Quite Possible’, Putin Says », The Moscow Times, 23 octobre 2020, https://www.themoscowtimes.com/2020/10/23/russia-china-military-alliance-quite-possible-putin-says-a71834

50Jun Mai, « Beijing gives cautious welcome to Vladimir Putin’s hint over Russia-China military alliance », South China Morning Post, 25 octobre 2020, https://www.scmp.com/news/china/diplomacy/article/3107027/beijing-gives-cautious-welcome-vladimir-putins-hint-over

51« Foreign Ministry Spokesperson Zhao Lijian's Regular Press Conference on October 23, 2020 », site du Ministère des Affaires étrangères de la République populaire de Chine, 23 octobre 2020, https://www.fmprc.gov.cn/mfa_eng/xwfw_665399/s2510_665401/2511_665403/t1826262.shtml

52François Brévot, « Ces chasseurs russes et chinois qui défient l’Occident », Revue Conflits, 27 octobre 2020, https://www.revueconflits.com/chine-russie-avions-partenariat/

53Ibid.

54« Value of Russian trade in goods (export, import and trade balance) with China from 2007 to 2019 », Statista, https://www.statista.com/statistics/1003171/russia-value-of-trade-in-goods-with-china/

55Vladimir Fédorovski, Poutine de A à Z, Paris, Éditions Points, 2018 [2017], p. 154.

56Matthew Walsh, « Sanctions-Hit Huawei to Open New R&D Centers in Russia: Reports », CX Tech (Caixin Global), 19 août 2019, https://www.caixinglobal.com/2019-08-19/sanctions-hit-huawei-to-open-new-rd-centers-in-russia-reports-101452468.html

57« 70th session of the UN General Assembly », site du Kremlin, 28 septembre 2015, http://en.kremlin.ru/events/president/news/50385.

58Samuel Huntington, Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 258.

59Astrid Nodin, « Hegemony in Chinese? Ba in Chinese international relations », Academia, 2016, http://academia.edu/23768648/Hegemony_in_Chinese_Ba_in_Chinese_international_relations ; initialement paru dans Lion König, Bidisha Chaudhuri (dir.), Politics of the ''Other'' in India and China .Western Concepts in Non-Western Contexts, Londres, Routledge, 2016.

60Ji Zhe, « Tianxia, retour en force d’un concept oublié », La Vie des idées, 3 décembre 2008, https://laviedesidees.fr/Tianxia-retour-en-force-d-un.html

61« Faire rayonner les Cinq Principes de la Coexistence pacifique pour construire un monde meilleur basé sur la coopération et le gagnant-gagnant », discours de Xi Jinping retranscrit sur le site du Ministère des Affaires étrangères chinois, 28 juin 2014, https://www.fmprc.gov.cn/fra/wjdt/zyjh/t1170155.shtml#:~:text=En%20r%C3%A9pondant%20%C3%A0%20ce%20courant,l'%C3%A9galit%C3%A9%20et%20les%20avantages

62Notons que les installations chinoises en mer de Chine, illégales au regard du droit international, peuvent être considérées au moins comme des bases projetées.

63Résolution 1973 (2011) Adoptée par le Conseil de sécurité à sa 6498e séance, le 17 mars 2011, undocs.org, https://undocs.org/fr/S/RES/1973(2011)

64« Medvedev et Poutine affichent leur désaccord sur l'intervention en Libye », France 24, 21 mars 2011, https://www.france24.com/fr/20110321-russie-dmitri-medvedev-vladimir-poutine-intervention-libye-mouammar-kadhafi-resolution-1973-onu

65Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, « Dix idées reçues sur l'intervention en Libye », Politique internationale n°150, hiver 2015-2016, https://archives.politiqueinternationale.com/revue/read2.php?id_revue=150&id=1468&search=&content=texte

66Pierre Servent, Les présidents et la guerre, 1958-2017, Paris, Perrin, 2017, p. 360.

67« What makes Russia an important player in BRI ? », CGTN, 1er mai 2019, https://news.cgtn.com/news/3d3d674d7a41444e34457a6333566d54/index.html

68Zhang Chun, « China's "Arctic Silk Road" », The Maritime executive, 10 janvier 2020, https://www.maritime-executive.com/editorials/china-s-arctic-silk-road

69Evan Osnos, « Born Red : How Xi Jinping, an unremarkable provincial administrator, became China’s most authoritarian leader since Mao », The New Yorker, 6 avril 2015, https://www.newyorker.com/magazine/2015/04/06/born-red

70François Bougon, Dans la tête de Xi Jinping, Paris, Actes Sud, 2017, p. 45.

71Guillaume Perrier, Dans la tête de Recep Tayyip Erdogan, Paris, Actes Sud, 2018, p. 15.

72Jeremy Bender, « Putin: 'The streets of Leningrad taught me one thing' », Business Insider, 22 octobre 2015, https://www.businessinsider.com/putin-the-streets-of-leningrad-taught-me-one-thing-2015-10?IR=T

73Evan Osnos, « Born Red : How Xi Jinping, an unremarkable provincial administrator, became China’s most authoritarian leader since Mao », The New Yorker, op. cit.

74Shi Nai'an, Luo Guanzhong, Water margin : Outlaws of the marsh[Au bord de l'eau], World Public Library Edition, trad. Sidney Shapiro, p. 393-394, http://uploads.worldlibrary.net/uploads/pdf/20130423230739the_outlaws_of_the_marsh_pdf.pdf ; notre traduction personnelle de l'anglais ne reflète sans doute pas le style du texte original.

75Éléments pornographiques compromettants, généralement fabriqués de toute pièce.

76Jing Yang, Lingling Wei, « China’s President Xi Jinping Personally Scuttled Jack Ma’s Ant IPO », The Wall Street Journal, 12 novembre 2020, https://www.wsj.com/articles/china-president-xi-jinping-halted-jack-ma-ant-ipo-11605203556

77Didier François, « Pourquoi l'exécution d'un ex-grand patron dit beaucoup du durcissement du régime chinois », Europe 1, 29 janvier 2021, https://www.europe1.fr/international/pourquoi-lexecution-dun-ex-grand-patron-dit-beaucoup-du-durcissement-du-regime-chinois-4021800

78François Bougon, Dans la tête de Xi Jinping, op. cit., p. 196.

79Le Monde avec AFP, « La Chine détiendrait un million de Ouïgours dans "des camps d’internement" », Le Monde, 31 août 2018, https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2018/08/31/la-chine-detiendrait-un-million-d-ouigours-dans-des-camps-d-internement_5348573_3216.html

80Robin Tutenges, « Les Ouïghours ne sont pas la seule minorité internée dans des camps en Chine », Slate, 17 novembre 2020, http://www.slate.fr/story/195980/ouighours-chine-xinjiang-repression-camps-kazakhs-kirghizs-mongols-huis

81« Vladimir Poutine : "le leader en intelligence artificielle dominera le monde" », La Revue du Digital, 2 septembre 2017, https://www.larevuedudigital.com/vladimir-poutine-le-leader-en-intelligence-artificielle-dominera-le-monde/

82Cf. La Guerre des intelligences, Paris, Éditions JC Lattès, 2017, et L'IA va-t-elle aussi tuer la démocratie ? (écrit avec Jean-François Copé), Paris,  Éditions JC Lattès, 2019.

83Laurent Alexandre, Jouissez Jeunesse !, Paris, Éditions JC Lattès, 2020, p. 248.

84Yuval Noah Harari, Homo Deus.Une brève histoire de l’avenir, Paris, Albin Michel, 2017.

85Au sens entendu par Alexandre Douguine.

86« Moscow Plans Expanded Social Credit-Style Tracking System – Open Media », The Moscow Times, 25 novembre 2020, https://www.themoscowtimes.com/2020/11/25/moscow-plans-expanded-social-credit-style-tracking-system-open-media-a72144

87Acronyme anglais de l'Organisation de coopération de Shanghaï.

88Rafik Smati, 10 juin 2018, Twitter, https://twitter.com/RafikSmati/status/1005868270568787969  

89Peter Frankopan, Les routes de la soie, op. cit., p. 760-761.