Au cœur et dans la tête du pouvoir russe : les personnes-clés et les orientations idéologiques du régime de Vladimir Poutine

Qui sont les personnalités au cœur du pouvoir russe en cette décennie 2020 ? Quelles sont les orientations et sources d'inspiration idéologiques du régime de Vladimir Poutine ? Voici une présentation approfondie des réseaux et idées au centre du régime russe.

Au cœur et dans la tête du pouvoir russe : les personnes-clés et les orientations idéologiques du régime de Vladimir Poutine

Qui sont les personnalités au cœur du pouvoir russe en cette décennie 2020 ? Quelles sont les orientations et sources d'inspiration idéologiques du régime de Vladimir Poutine ? Ces deux questions sont essentielles pour anticiper l'avenir de la Russie et de ses liens avec l'Europe ; elles sont aussi essentielles pour juger de la possibilité d'une future « surprise stratégique » liée au voisin russe. Pour y répondre, il faut dépasser la personne du président dont la figure est excessivement centrale dans l'incarnation du pouvoir, mais sans doute moins dans la conception de ses grandes orientations (en tout cas idéologiques). Il faut aussi se replacer dans le contexte idéologique particulier d'une Russie passée en moins d'un siècle d'une monarchie mêlant absolutisme européen, despotisme asiatique et théocratie au premier gouvernement communiste de la planète, jusqu'à une expérience ratée de démocratie libérale qui a débouché sur un modèle original de « démocrature ». Il faut, encore, se pencher sur la mentalité dominante au sein des élites politiques russes et sur des clivages anciens au sein de la société russe, dont l'opposition entre « occidentalistes » et « slavophiles » que nous détaillerons plus loin.

S'agissant de la première question, on sait que le régime russe est à la fois clanique et dirigé en plusieurs factions. Des factions sociologiques, d'abord : les oligarques issus du monde des affaires, désormais largement ralliés ou soumis au pouvoir politique depuis les « purges » du premier mandat de Poutine, mais avec qui le Kremlin doit encore composer d'autant plus que Poutine lui-même est compromis dans leurs activités dont il tire des bénéfices personnels1 ; les siloviki issus des structures de force de l’État soviétique, qui semblent détenir avec le président la réalité du pouvoir politique et être les plus influents sur la « ligne » suivie par le pays ; des amis proches du président qui n'entrent parfois dans aucune de ces deux cases ; des personnalités politiques plus traditionnelles dont l'ascension se fait quasi-systématiquement avec l'assentiment du pouvoir (on remarque d'ailleurs que la carrière des politiciens favorisés par le Kremlin se fait de moins en moins au sein du parti présidentiel Russie unie, de plus en plus impopulaire, visiblement pour préparer une nouvelle étape de la vie du régime) ; des cadres de l’Église orthodoxe russe œuvrant à consolider « l'alliance » avec le pouvoir politique ; enfin, les nouveaux relais du pouvoir, actifs dans la « guerre de l'information », la promotion de l'effort de propagande à l'intérieur et celle du soft power russe à l'extérieur, qui proviennent sur un plan sociologique de milieux divers. Nous verrons qui sont les principales personnalités qui comptent dans ces différentes catégories. Des factions idéologiques, ensuite : nous verrons que l'ancienne distinction entre « libéraux » (ou modérés) et nationalistes n'est plus autant d'actualité que sous les premières présidence de Poutine ou celle de Medvedev, les nationalistes et partisans d'une ligne dure l'ayant emporté.

La réponse à la seconde question est moins aisée. Y a-t-il seulement une idéologie poutinienne, ou une base idéologique au régime russe ? On entend souvent que le régime de Vladimir Poutine n'aurait pas d'idéologie, ou qu'il serait en tout cas post-idéologique. En pleine euphorie consécutive à l'annexion de la Crimée, l'économiste Sergueï Gouriev résumait les choses ainsi : « le pouvoir russe, dictature opportuniste postmoderne, n’a pas vraiment offert de grande idée, il considère qu’il peut gérer le pays comme il veut et que les gens sont satisfaits parce qu’ils en retirent des bénéfices économiques. Or les bénéfices économiques disparaissent […]. Il faut donc un nouveau contrat social, mais Poutine a beaucoup de mal à le produire car il n’a pas d’idéologie2». Le discours nationaliste, revanchiste et hostile aux valeurs occidentales du Kremlin passe aisément pour une posture de façade, la gloriole populiste, la commémoration du passé et l'instrumentalisation de l'ennemi masquant respectivement des politiques publiques qui profitent trop peu à la population, des perspectives d'avenir inquiétantes et des problèmes sans liens avec l'étranger que le pouvoir ne parvient pas à résoudre, quand il ne les aggrave pas. Sa politique passe aussi pour temporaire : inutile d'être un expert du pays pour comprendre que la Russie ne peut éternellement poursuivre des ambitions dont elle n'a pas les moyens, ou maintenir une confrontation permanente avec l'Occident.

La rhétorique du renouveau national, basée sur le réveil de l'âme russe et de la grandeur d'un pays qui a retrouvé l'ordre à l'intérieur et le respect sur la scène internationale, serait donc un artifice entretenant les derniers feux d'une gloire ancienne, un opiacé pour retarder le réveil de la population face à de dures réalités ? On peut être d'autant plus porté à le croire que cette rhétorique ne paraît basée sur aucun moteur idéologique si ce n'est le culte d'une puissance drapée dans le nationalisme et la religion, aucun projet de long terme si ce n'est la survie de cette politique de puissance. D'ailleurs, Vladimir Poutine n'était-il pas initialement un leader plus modéré, pro-européen voire ouvert envers l'Occident ? Ceci montrerait à quel point le régime est en réalité d'abord opportuniste ; or, si la confrontation avec l'Occident et le durcissement nationaliste relèvent d'un tel opportunisme plutôt que d'une idéologie, ils pourraient d'autant plus facilement être apaisés.

Que Poutine ait été un dirigeant plus ouvert à de bonnes relations avec l'Occident et plus proche de ses valeurs est en partie vrai : mais nous défendrons ici l'idée que la voie dans laquelle s'inscrit la Russie depuis le début des années 2010, entre radicalisation du régime à l'intérieur et politique impérialiste agressive à l'extérieur, était en germe dès le début de la présidence de Vladimir Poutine. Cette voie trouve en partie sa source dans la mentalité de Poutine et de ses proches, souvent issus du KGB et de l'appareil d’État soviétique, qui n'ont pas digéré l'effondrement d'une URSS dont ils ont conservé une partie de la vison du monde. Elle est également nourrie par des courants idéologiques peu connus en Occident. Car malgré tous les éléments évoqués plus haut, il apparaît que le discours et la politique du Kremlin reposent sur une vision et une idéologie cohérentes bien que composites.

Les grandes orientations sont largement identifiés : nationalisme, autoritarisme, populisme, conservatisme, impérialisme, slavophilie, eurasisme, septicisme voire hostilité envers l'Occident. Elles dessinent les contours d'un projet, à défaut d'une doctrine. Le cœur du pouvoir russe est constitué d'hommes qui partagent pour l'essentiel un dessein supérieur pour leur pays, en dépit de l'opportunisme et de l'esprit de cour qui anime la plupart d'entre eux ; quant à Vladimir Poutine, il a semble-t-il fini par « maturer » un projet à long terme sur lequel se greffent désormais des références idéologiques qui dépassent le seul stade de la communication : le retour en force d'une Russie forte, assumant et entretenant ses différences avec l'Occident, dont la place sera centrale dans le nouvel ordre du monde, avec une société conservatrice et au diapason du pouvoir. La population, malgré sa désillusion vis-à-vis du poutinisme triomphant et sa soif de changement social et économique, partage en majorité les ambitions de leur dirigeant et ceci devrait continuer encore un certain temps.

Voici qui sont les personnes au cœur du pouvoir russe, et les idées au cœur de sa vision.

Au cœur du pouvoir russe : les personnalités les plus influentes de l'entourage de Vladimir Poutine

Avant de se pencher sur les inspirations idéologiques du régime russe, il convient de se pencher sur les réseaux qui constituent le cœur du pouvoir en ce début de décennie 2020. En plus de vingt ans de règne, l'entourage de Vladimir Poutine a connu de profonds changements. Il ne reste ainsi pratiquement plus rien de la « Famille », clan d'oligarques proches d'Eltsine qui avait largement contribué à l'ascension de son successeur en pensant le contrôler. On remarque qu'au fil du temps, les libéraux pro-occidentaux ont vu leurs rangs se dépeupler au profit de nationalistes et de partisans de la confrontation avec l'Occident. On remarque aussi que les plus proches amis et collaborateurs du président sont restés pour l'essentiel les mêmes tout au long de la période, la plupart étant des siloviki issus du KGB ou des natifs de Saint-Pétersbourg. L'entourage restreint de Vladimir Poutine ne reflète pas toujours la sociologie des milieux dirigeants russes au sens large, ni leurs principales factions. Les siloviki sont visiblement surreprésentés dans la garde rapprochée du chef d’État, dont les principaux conseillers sont souvent partisans d'une ligne « dure ». Les détenteurs des plus hautes fonctions de l’État ne sont pas toujours de vrais intimes du président, idempour les principaux patrons du pays ; a contrario, certains proches de M. Poutine jouissent d'une forte influence sur la vie du pays sans occuper de fonctions de premier plan.

L'entourage de Vladimir Poutine et le fonctionnement des milieux dirigeants russes ont fait l'objet de travaux poussés. On renverra notamment au magistral All the Kremlin's Men : Inside the Court of Vladimir Putin3de Mikhaïl Zygiar, un des meilleurs journalistes indépendants de Russie où son enquête est vite devenue un best-seller. Plus récemment, la journaliste de Reuters Catherine Belton a publié Putin's People : How the KGB Took Back Russia and Then Took on the West4, qui met davantage l'accent sur les réseaux d'influence du système Poutine. Pour une mise en perspective historique, on conseillera également l'ouvrage de Vladimir Fédorovski Au cœur du Kremlin5, qui couvre une période s'étendant de la fin du règne de Staline à la fin des années 2010, et Au cœur du pouvoir russe, de Tania Rakhmanova6, qui couvre la période 1996 à 2014, du chaos des années Eltsine à l'apothéose de Poutine.

Nous ne nous étendrons pas ici sur six figures bien connues du régime russe : Dmitri Medvedev, président de 2008 à 2012 et Premier ministre de cette date jusqu'à 2020, qui reste un proche de Poutine dont l'influence actuelle est difficile à évaluer ; son successeur Mikhaïl Michoustine, Premier ministre depuis janvier 2020, qui s'est progressivement imposé comme un dirigeant apprécié au point d'être désormais cité comme un potentiel successeur de Poutine ; le puissant ministre de la Défense Sergueï Choïgou, qui est l'un des visages les plus emblématiques du renouveau de la puissance russe auquel il a largement pris part, et l'un des favoris en vue de la succession de Vladimir Poutine dont il est un ami proche ; le chef d’État-major et Général des Armées Valery Gerasimov, qui est avec Choïgou et Poutine lui-même le principal acteur du redressement militaire russe, mais qui n'a pas particulièrement de poids dans la politique intérieure du pays ; le ministre des Affaires étrangères (depuis 2004) Sergueï Lavrov, un des diplomates les plus habiles de la planète qui a joué un rôle déterminant dans le retour de la Russie sur la scène internationale et devrait continuer de diriger la politique étrangère du pays pour de longues années ; et enfin Sergueï Sobianine, le maire de Moscou à qui l'on prête parfois un destin national.

Parmi les proches moins connus de Poutine qui ont le plus d'influence sur la direction du pays, citons d'abord Igor Setchine, patron du géant pétrolier Rosneft, considéré comme l'homme le plus puissant de Russie après son président, au point que l'on a pu parler à un moment d'un triumvirat formé avec Medvedev et Poutine, dont il est un conseiller écouté. Citons ensuite Viatcheslav Volodine, qui a occupé diverses hautes fonctions dont celle de vice-Premier ministre avant d'être élu président de la Douma en 2016 ; Volodine, à qui l'on prête depuis plusieurs années des ambitions présidentielles, est l'un des potentiels successeurs de Poutine les plus couramment cités. Un autre de ces potentiels successeurs est Alexeï Dioumine. Très proche du président dont il a dirigé le service de sécurité, Dioumine est un silovik qui a fait l'essentiel de sa carrière dans le monde du renseignement, de la sécurité et de la défense. En tant que n°2 du renseignement militaire russe, le GRU, il a joué un rôle clé dans l'annexion de la Crimée et aurait participé à l'opération de sauvetage du président ukrainien Viktor Yanoukovitch. Aujourd'hui gouverneur de l'oblast de Toula après un passage comme vice-ministre de la Défense, Alexeï Dioumine présente l'un des profils les plus crédibles parmi les successeurs potentiels de Vladimir Poutine. S'il devait accéder à la tête de la Russie, sans doute l'ancien sômatophylaque du président russe poursuivrait-il l'orientation nationaliste et eurasiste de son prédécesseur, et pourrait visiblement s'affirmer plus déterminé encore dans la conduite d'une politique de puissance agressive.

Toujours du côté des siloviki, on peut citer également l'un des plus puissants d'entre eux, Nikolaï Patrouchev, ancien du KGB et Secrétaire général du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie depuis 2008, et Sergueï Ivanov, ex-ministre de la Défense passé lui aussi par le KGB, qui reste apparemment influent dans les milieux dirigeants et a participé à l'ingérence dans l'élection présidentielle américaine de 2016. D'autres vétérans du légendaire service de renseignement soviétique sont parmi les amis les plus proches et anciens amis de Vladimir Poutine. C'est le cas de Sergueï Tchemezov, patron du conglomérat Rostec, une holding tentaculaire détenue par l’État, qui a connu Poutine à Dresde lorsqu'ils étaient au KGB. Et de Nikolaï Tokarev, aujourd'hui président du conseil d'administration de Transneft (transport de pétrole, oléoducs), qui s'est également lié d'amitié avec le futur président lorsqu'ils étaient en poste à Dresde. L'un des « mentors » de Poutine est d'ailleurs Lazar Matveev7, qui a été l'un de ses supérieurs au KGB en RDA mais n'est visiblement pas dans la boucle des milieux dirigeants. Parmi les amis les plus anciens de M. Poutine, citons également les frères Boris Rotenberg et Arkadi Rotenberg, aujourd'hui dirigeants de la banque SMP, qui ont sympathisé avec le futur président à des cours de judo lorsque ce dernier avait douze ans. En plein scandale provoqué par la vidéo d'Alexeï Navalny sur le « palais de Poutine » au bord de la mer Noire, Arkadi Rotenberg s'est déclaré propriétaire8de ce temple de la mégalomanie, ce qui est peu crédible. Un autre ami de jeunesse du chef d’État est Sergueï Roldouguine, violoncelliste et homme d'affaires, parrain d'une des filles de Poutine à qui il a présenté son ex-femme Lioudmila. Autre grande fortune proche du président, le président de la RZD (équivalent russe de la SNCF), Vladimir Yakounine, est lui aussi influent à la fois sur le plan intérieur et dans la conception de la politique étrangère russe. Sa Fondation Saint-André vise à affermir la place de la religion orthodoxe, les valeurs traditionnelles, la dévotion patriotique autour d'un État fort ; sa vision des affaires internationales et du rôle que doit y jouer la Russie a l'oreille de son ami Poutine. Notons également les profils de Guennadi Timchenko, fondateur et dirigeant de l'entreprise Gunvor, pour son influence dans les milieux économiques, et d'un Ukrainien, Viktor Medvedtchouk, député pro-russe qui a joué un rôle interne dans l'annexion de la Crimée où il accueille parfois Poutine dans sa villa. Comptant parmi les hommes les plus riches et puissants d'Ukraine où il est relais d'influence pour le Kremlin, Medvedtchouk contrôlait également les chaînes de télévision pro-russes Zik TV, NewsOne et 112 Ukraine, interdites par un décret du président Volodymyr Zelensky en février 20219.

Le président s'est entouré depuis 2020 de deux nouveaux proches conseillers : Maxime Oreshkine, ancien ministre de l’Économie, désormais conseiller économique de Poutine, et Vladimir Medinski, ancien ministre de la culture, conseiller du président, nationaliste traditionaliste et promoteur de projets tels que « l'internet patriotique ». Le conseiller le plus emblématique du président a longtemps été Vladislav Sourkov, jusqu'à ce qu'il soit débarqué en début d'année 2020. D'un cynisme brutal, apôtre de pratiques autoritaires qu'il a activement contribué à renforcer au service de son président, Sourkov est entre autres l'inventeur du concept de « démocratie souveraine » et s'est montré d'une grande ingéniosité face aux tentatives de faire émerger une opposition digne de ce nom. Le conseiller de Poutine avait déjà été congédié en 2013 avant de revenir rapidement à la faveur du dossier ukrainien où il a joué un rôle clé ; c'est à propos des mêmes affaires ukrainiennes qu'il a été à nouveau écarté, en grande partie sans doute pour donner des gages de bonne volonté à Kiev. On peut néanmoins supposer que Sourkov reste influent dans l'ombre, et qu'il pourrait bien revenir un jour dans l'organigramme du pouvoir.

Attardons-nous sur l'homme d'affaires milliardaire Konstantin Malofeev, proche de Poutine comme des dirigeants de l’Église orthodoxe, et personnalité active dans la bataille pour la consolidation morale, religieuse et nationaliste de la société russe. S'il soutient le président dont il influe parfois sur le discours et les décisions, il n'hésite pas à critiquer le gouvernement russe ou à s'opposer à d'autres personnalités emblématiques de l'élite dirigeante. Malofeev finance les rebelles prorusses ukrainiens, et on le soupçonne depuis la publication d'une enquête de la Novaya Gazeta d'avoir contribué à la planification minutieuse de la guerre hybride contre l'Ukraine. Monarchiste, orthodoxe intégriste et réactionnaire, créationniste, homophobe pathologique et sympathisant de la droite dure américaine, Malofeev est aussi l'un des principaux soutiens des partis d'extrême-droite en Europe, dont le Rassemblement national. Le milliardaire sulfureux, qui a rencontré plusieurs fois Aymeric Chauprade lorsque celui-ci était le conseiller de Marine Le Pen sur les questions internationales, est un partisan de cette dernière. Malofeev, qui trempe dans plusieurs affaires de corruption et de détournements de fonds, a lui-même confirmé avoir aidé Jean-Marie Le Pen à percevoir deux millions d'euros pour Cotelec10, l'un de ses micropartis qui ont contribué au financement de campagnes du Front national y compris sous la direction de Marine Le Pen.

L'oligarque d'extrême-droite a fondé en 2015 la chaîne Tsargrad TV, qui avait fait parler d'elle en Occident en 2017 en proposant aux homosexuels russes de les payer pour qu'ils quittent le pays. Le nom « Tsargrad » était celui que donnaient autrefois les panslavistes et autres mouvances à la ville de Constantinople qu'ils entendaient reconquérir – une ambition à laquelle adhéraient des personnalités comme Dostoïevski, et qui restait encore un objectif stratégique pour l'Empire russe à la veille de la Première Guerre mondiale. Dirigeant de la « Société de l'Aigle à deux têtes » qui entend peser sur la vie politique russe, Konstantin Malofeev a initié en 2019-2020 un mouvement monarchiste également appelé Tsargrad, auquel se sont vite ralliés des parlementaires et diverses personnalités allant d'Alexandre Douguine, dont nous parlerons plus loin, à l'ancien Procureur général Youri Skuratov11, dont Poutine avait pourtant orchestré la chute à l'époque d'Eltsine au moyen d'un kompromat pornographique monté de toutes pièces. Le retour à la monarchie défendu par Malofeev et une petite partie de l'intelligentsia russe prête à sourire. Certes, Poutine n'a pas encore publiquement moqué ou rejeté une telle idée. En 2017, le jour du centenaire de l'abdication de Nicolas II (15 mars 1917), le chef de la Crimée annexée, Sergueï Axionov, se prononçait ouvertement en faveur de la monarchie12, comme d'autres personnalités politiques russes avant lui. Le même jour, le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov avait répondu à propos de ces aspirations tsaristes que « le président Vladimir Poutine voit de telles idées sans optimisme et est très ouvert à de telles discussions13 ».Une réponse floue qui ne rend pas pour autant crédible une hypothèse aussi farfelue.

Mais pour ses partisans, la restauration de la monarchie en Russie n'est pas forcément synonyme de restauration des Romanov, ni d'un régime princier et nobiliaire à l'ancienne. Au lancement de son mouvement, Malofeev avait avancé que « les gens qui aiment Vladimir Poutine voient le maintien de son pouvoir sous un jour impérial et monarchique. Je partage ces valeurs14 ».Toujours à propos du dirigeant russe, l'oligarque monarchiste estime que « avec lui, l'idée monarchiste prend un nouveau sens : nous utilisons encore le vocable étranger de “président”, mais c'est bien un souverain que nous avons15 ».Si les rêves de restauration impériale de Malofeev et ses affidés ont bien peu de chances de se réaliser un jour, l'idée d'élever de facto Poutine au rang véritable tzar concentrant tous les pouvoirs à vie n'est pas à prendre à la légère. Lorsque, fin 2018, Konstantin Malofeev promettait devant une assemblée de prêtres et de dirigeants politiques acquis à la cause monarchiste que « nous ferons tout notre possible pour que Poutine reste au pouvoir le plus longtemps possible16 », nombre d'observateurs imaginaient le président chercher à se maintenir au pouvoir dans l'ombre après avoir quitté la présidence en 2024. Peu imaginaient que Poutine en viendrait à obtenir le droit de rester président à vie. C'est pourtant ce qui est arrivé suite au référendum constitutionnel de 2020. Un référendum dont l'un des principaux acteurs a semble-t-il été... Konstantin Malofeev. Le milliardaire, qui a accru son influence en devenant en 2019 vice-président du Conseil mondial du peuple russe, se félicite de voir le régime russe évoluer vers une monarchie qui ne dit pas son nom ; au côté de réseaux partageant sa vision du monde, il entend peser toujours davantage pour régénérer la Russie. Parmi les sujets qui pourraient s'imposer, figure la relance de la « Nouvelle Russie » en Ukraine méridionale... S'agissant de l'action internationale, le pendant de Malofeev est un autre milliardaire, Evgueni Prigojine, surnommé le « chef cuisinier de Poutine », qui s'est fait connaître en Occident comme l'organisateur des « usines à troll », qui rassemblent des armées d'internautes payés pour semer la discorde sur les réseaux sociaux occidentaux et y propager de fausses informations. Impliqué dans le mercenariat via la société Wagner, qui intervient dans en Ukraine, en Syrie, en Libye, au Mali, en Centrafrique, au Soudan, à Madagascar et au Venezuela, Prigojine est aussi l'un des principaux acteurs de l'entrisme russe en Afrique, y compris dans la volonté d'y réduire l'influence française.

Qui sont ensuite les principaux dirigeants de l’Église orthodoxe qui gravitent autour de Vladimir Poutine et influent sur sa ligne politique ? Nous pouvons en citer trois qui pèsent, chacun à leur manière, dans la relation fondamentale qu'entretient le président avec la religion nationale. On ne s'étendra pas sur le patriarche Cyrille, dirigeant de l’Église orthodoxe russe. Extrêmement influent, celui que les Russes considèrent comme l'équivalent du pape est l'un des personnages les plus puissants d'une Russie dont il a contribué à façonner le nouveau visage. Le chef de l’Église russe est bien mieux connu que l'essentiel des autres personnalités citées ici. Notons cependant qu'il est loin d'être une marionnette du Kremlin, comme on peut avoir tendance à le penser en Occident. Premièrement, il semble que Poutine cherche autant à s'attirer le soutien de l’Église que cette dernière n'a besoin du sien pour amorcer sa renaissance. Le dirigeant religieux et le dirigeant politique sont dans une situation d'interdépendance et de dialogue, pas d'inféodation du premier au second. Ensuite, Cyrille est probablement l'un des dirigeants russes à entretenir les rapports de forces les plus avantageux avec le pouvoir, malgré le rôle de ce dernier dans le retour en force de l’Église en Russie. Il a en effet une autorité morale, de l'influence, des marges de manœuvre qui n'en font pas le vassal de M. Poutine. Les projets du patriarche se heurtent parfois à ceux du Kremlin ; l'agression russe contre l'Ukraine a en effet conduit en 2018 à une forme de sécession de l’Église orthodoxe d'Ukraine17, devenue officiellement autocéphale l'année suivante. Alors que l'Ukraine a historiquement été le point de départ de la christianisation de toutes les Russies et conserve une importance symbolique, ce schisme a ainsi été particulièrement mal vécu. A contrario, le travail diplomatique patient de Cyrille en faveur des communautés orthodoxes du Proche-Orient a par exemple contribué au renforcement de l'influence russe dans la région. Partenaire du pouvoir, Cyrille reste globalement un allié de celui-ci.

Dans l'intimité du pouvoir, l'archimandrite Tikhon, de son vrai nom Georgiy Alexandrovitch Shevkunov (ou Chevkounov), réputé être le conseiller spirituel et confesseur de Poutine, est l'un des principaux acteurs du rapprochement entre le Kremlin et l’Église orthodoxe. Le président russe semble entretenir avec lui une relation plus personnelle qu'avec le patriarche Cyrille. Sans doute moins influent, l'archimandrite Iliy Nozdrine, également réputé proche de Poutine, est une autre figure de cette nouvelle alliance entre le pouvoir et l’Église. Pour lui, les Occidentaux sont « des zombies qui ne comprennent rien aux Russes », un ennemi qui veut plonger la Russie « dans les abysses du désastre, du feu, de la mort et de l'irréligion ». Toujours selon le prêtre proche du Kremlin, « la nouvelle Russie avec l'Ukraine, la Biélorussie, la Grande Russie, tout ça, c'est la même chose18 ».

A toutes ces personnalités proches du président ou influentes dans le régime, ajoutons une dernière catégorie, celle des opposants complices qui servent de faire-valoir au Kremlin et permettent de contrôler un simulacre de pluralisme démocratique. Le personnage le plus emblématique de cette catégorie est Vladimir Jirinovski, président (depuis une trentaine d'années) du Parti libéral-démocrate qui contrairement à ce que pourrait laisser son nom est une formation d'extrême-droite promouvant une ligne nationaliste, impérialiste, réactionnaire et anti-occidentale encore plus poussée que celle du Kremlin, et soutient d'ailleurs des positions monarchistes. Candidat à pratiquement toutes les élections présidentielles depuis 1991, où il cultive un style outrancier et multiplie insultes et comportements violents, Jirinovski est régulièrement critique envers le gouvernement voire envers Poutine lui-même, mais tout comme le Parti communiste russe, il permet de répondre à une demande électorale et d'occuper un espace politique au sein de l'opposition sans gêner le Kremlin. De temps à autre, le Parti libéral-démocrate parvient (probablement en concertation préalable avec le parti Russie unie) à faire adopter des éléments législatifs à la Douma (équivalent russe de l'Assemblée nationale) : là aussi, il s'agit de faire vivre un semblant de démocratie institutionnelle. Ce rôle, rempli également par des formations comme Rodina (« Patrie », petit parti nationaliste), Russie juste (parti social-démocrate théoriquement d'opposition qui a pourtant soutenu Poutine à l'élection présidentielle de 2018), est important pour le le contrôle de la vie politique par un régime soucieux de maintenir des apparences démocratiques.

Nous n'avons cité ici que des personnalités qui pèsent réellement dans le régime russe ou constituent l'entourage proche de Vladimir Poutine : parmi elles, aucune femme. Les femmes qui comptent le plus en Russie sont pour la plupart des personnalités du monde de l'entreprise, de la culture, du sport ou de la recherche scientifique ; s'agissant de la politique, les femmes se font surtout entendre dans les rangs de l'opposition qui compte de nombreuses figures féminines (comme Lioubov Sobol, proche d'Alexeï Navalny, la journaliste et entrepreneuse Natalia Sindeïeva, ou la plus ambiguë Ksenia Sobtchak, fille du mentor de Poutine Alexis Sobtchak, qui passe pour être une téléguidée par le Kremlin), auxquelles s'ajoutent des dirigeantes d'ONG (telle Svetlana Gannushkina) et des collectifs féministes ou défenseurs des LGBT (avec des militantes comme Ioulia Tsvetkova, emprisonnée à 26 ans, ou Elena Grigorieva, assassinée en 2019). Le régime au pouvoir, ainsi que l'entourage proche de son dirigeant, restent largement dominés par la gente masculine. Quid malgré tout des femmes qui comptent au cœur du pouvoir russe ?

Les femmes les plus connues de l'entourage Vladimir Poutine sont d'abord celles de sa famille : son ex-épouse, Lioudmila Poutina (née Chkrebneva), que Poutine a possiblement épousé parce que le KGB n'envoyait en mission que des hommes mariés et dont il a divorcé en 2013, et leurs filles Maria et Ekaterina. On prête depuis plusieurs années à Poutine une relation avec l'ancienne gymnaste Alina Kabaeva, de 31 ans sa cadette. Après avoir été accusée de dopage, celle-ci est devenue députée dans les années 2000 avant de se reconvertir dans le journalisme en 2014, chaque fois grâce à de mystérieux soutiens. Du président russe, elle aurait eu une fille, puis deux jumeaux nés en 2019. Pratiquement rien ne fuite sur la vie privée du président ; dans un accès de romantisme, celui-ci s'est publiquement emporté contre « ceux qui, avec leur nez rempli de morve et leurs fantasmes érotiques, s'ingèrent dans la vie des autres ». Aucun journaliste n'osera de toute façon pénétrer l'intimité de Vladimir Poutine contre son gré : mourir en journaliste d'investigation est un destin honorable, mais qui veut mourir en paparazzo ?

S'agissant des femmes d'influence proches du régime, on peut citer quelques noms. La femme la plus puissante de Russie serait Elvira Nabioullina, présidente de la Banque centrale fédérale. Sur le plan institutionnel, la femme ayant le plus d'influence sur la vie politique russe est peut-être Valentina Matvienko, ancienne gouverneure de Saint-Pétersbourg et présidente du Conseil de la fédération (comparable au Sénat français) depuis 2011, qui est visiblement la seule femme à avoir été citée parmi les successeurs potentiels de Poutine. Parmi les autres femmes qui comptent dans le régime poutinien : Margarita Simonian, rédactrice en chef de RT, Sputnik et de l'organisme Rossia Segodnya (parfois orthographié Sevodnya), qui s'est imposée comme la principale figure de la « guerre de l'information » et est une personne-clé du soft powerrusse ; Maria Zakharova, diplomate chevronnée et porte-parole du ministère des Affaires étrangères dont elle dirige les services de presse et d'information ; Natalia Poklonskaïa, étoile montante de la politique russe née ukrainienne, qui a joué un rôle interne dans le « rattachement » de la Crimée à la Russie et est désormais une sénatrice en vue ; Irina Iarovaïa et Elena Mizoulina, députées ultra-conservatrices qui ont pesé dans le raidissement de la législation russe en matière sociétale et sécuritaire ; ou encore Natalya Narochnitskaïa, historienne et diplomate nationaliste active dans les réseaux russes à l'étranger.

Voici un aperçu global de la composition du pouvoir russe au milieu du quatrième mandat de Vladimir Poutine. On retient entre autres la prépondérance de personnalités issues de milieux régaliens (armées, diplomatie, et surtout appareil sécuritaire), et plus encore d'une ligne dure partagée jusque chez les personnalités du monde des affaires ou de l’Église orthodoxe qui comptent le plus. Sur ce point, le régime s'est encore radicalisé, au détriment de partisans d'une modération politique et d'une détente avec l'Occident. De quoi favoriser, sur le plan intérieur, la perspective d'un durcissement idéologique et l'hypothèse d'une répression accrue en cas de forte contestation. Et de quoi favoriser, sur le plan extérieur, le choix de la confrontation et de la force en cas de crise internationale, crédibiliser l'idée que le régime pourrait être tenté par une aventure extérieure, une fuite en avant ou une tentative de fait accompli qui pourraient toutes dégénérer.

Le « poutinisme », entre logique politicienne et vrais fondements idéologiques

Y a-t-il une pensée politique poutinienne ? Ou du moins, quels sont les référentiels et les « idées-forces » de la vision de Vladimir Poutine ? Concernant le président lui-même, rappelons d'abord quelques éléments. Tout d'abord, Vladimir Poutine n'est pas un intellectuel pétri de concepts complexes et habité par eux. Celui que rien ne semblait destiner à devenir l'indétrônable dirigeant du plus grand pays du monde n'a pas eu la jeunesse d'un visionnaire rêvant de changer l'histoire à la tête de la Russie ; il n'a mûri de grand projet pour son pays que tardivement. N'oublions pas que Poutine a été initialement choisi par les oligarques proches d'Eltsine pour jouer un rôle d'acteur. Ce rôle, c'était celui d'un dirigeant fort dont l'image, développée par une armée mexicaine de communicants embauchés par le Kremlin, devait être l'exact contraire d'un Boris Eltsine faible, incompétent, alcoolique, qui n'était respecté ni par les oligarques ni par ses homologues étrangers, à l'image justement d'un État fragile incapable de faire respecter l'intégrité territoriale et les intérêts de la Russie. Le futur président devait répondre à un vide d'incarnation puis incarner la nouvelle face d'un pouvoir dont l'oligarchie souhaitait garder le contrôle. Vladimir Poutine a réussi à retourner la situation, délaissant ce déguisement d'homme fort que lui avait taillé le clan Eltsine en pensant pouvoir le diriger sur scène et lui souffler la réplique, pour le costume de président indépendant et maître de son destin, à la tête d'une Russie qui l'est redevenue. Même en s'emparant de la réalité du pouvoir, le dirigeant russe n'a cependant jamais abandonné ce rôle d'acteur qui est l'un de ses meilleurs atouts.

Depuis son accession au pouvoir, Poutine le communiquant cultive plus son ethos viril qu'il n'insiste sur d'autres qualités attendues d'un responsable politique. Ce qui lui a d'ailleurs fait défaut durant la gestion de la pandémie de 2020, où l'homme fort que le monde voyait chevaucher torse nu, coller des judokas au tapis ou perfectionner son adresse au tir s'est mué en dirigeant reclus déléguant ses pouvoirs aux gouverneurs par webcam. Derrière la mise en scène de son pouvoir, le locataire du Kremlin (où il vit et travaille peu, préférant sa résidence de Novo-Ogaryovo, près de Moscou) a la réputation d'accorder davantage de son temps libre au sport qu'aux choses de l'esprit. Au moment d'évoquer sa jeunesse, Poutine préfère parler de son tempérament bagarreur et de la dureté de son quotidien que des lectures qui l'ont marqué ou de ses études. Quant à sa rhétorique, malgré des interventions de haut vol et des citations déjà passées à la postérité, elle tourne essentiellement autour du profil d'homme du peuple qu'il entretient avec un talent certain. Le style Poutine se distingue par un indéniable sens de la répartie, une maîtrise de l'humour et surtout un registre familier : entre brutalité verbale, cynisme et références à de l'humour populaire, Poutine a aussi donné au fenya, cryptolecte à l'origine parlé par les criminels, les travailleurs pauvres et les zeks(prisonniers du goulag), une nouvelle dimension qui a contribué à son propre mythe.

Que déduire de tous ces éléments somme toute superficiels ? Précisément cette superficialité, cette obsession du paraître plutôt que de la profondeur idéologique. Poutine est un dirigeant hors normes à bien des égards, mais il reste d'abord une figure populiste, un homme d'action qui fait souvent primer l'image de l'action sur le fond. Depuis qu'il s'est progressivement concentré sur la politique étrangère et de défense, le président s'est construit une image de pilier du système international, dont il est peut-être la figure la plus emblématique par sa longévité et son rôle dans plusieurs grands dossiers diplomatiques, mais il ne s'est pas non plus donné une image de sage. Bref, le dirigeant russe n'est pas un érudit. Il suscite chaque année l'écriture de bien plus de livres – dont celui-ci – qu'il n'en ouvre. Il se rapproche sur ce point davantage d'un Erdogan que d'un Xi Jinping dont la pensée politique est suffisamment étayée pour avoir nourri la Constitution chinoise.

Ensuite, Poutine est d'abord un politique qui cherche des références capables de résonner avec les attentes de la société, d'influer sur celle-ci et de la mobiliser. La dénonciation constante des ennemis de la Russie, plus singulièrement de l'Occident, sert évidemment à détourner l'attention des problèmes de mauvaise gestion bien, qu'elle soit au fond justifiée aux yeux du Kremlin comme de la majorité de la population. La perception, entretenue par le pouvoir, d'une menace permanente à l'extérieur comme à l'intérieur avec le risque de déstabilisation du pays permet de resserrer les rangs autour du chef. Quant au culte de la puissance, de la grandeur et du passé mythifié, il vise aussi à relativiser les graves faiblesses internes que des crises comme celle du COVID-19 ou des scandales divers (gestion, corruption...) remettent cruellement au jour, et à valoriser le bilan politique d'un Poutine qui n'est pourtant pas parvenu à s'occuper de ces mêmes faiblesses. La réaffirmation de la religion orthodoxe et des valeurs conservatrices est en grande partie synonyme de leur instrumentalisation, bien qu'il y ait là un vrai projet de société qui ne se limite pas à une simple entreprise de séduction des masses populaires et des électeurs âgés.

Cette part de calcul politicien dans les orientations idéologiques du pouvoir russe est encore plus présente dans l'image que cherche à renvoyer Poutine à l'étranger. Les poutinolâtres inconditionnels pourront prétendre autant qu'ils le voudront que leur idole est un dirigeant « avec des convictions », qui « sait ce qu'il veut », Poutine est expert dans l'ambiguïté. N'a-t-il pas conquis puis sécurisé son pouvoir en jouant de celle-ci, faisant de lui une sorte de chat de Schrödinger ? On trouve à peu près ce que l'on veut chez le camarade Poutine, ce qui explique qu'il soit apprécié auprès de populations et de bords politiques si divers, le tout pour des raisons souvent opposées d'un pays à l'autre, d'un camp idéologique à un autre. Le poutinisme séduit tous azimuts, parlant à tout et son contraire. Il était plus difficile de trouver autant de sympathisants antagonistes pour le régime soviétique ! Tout ceci parce que le poutinisme semble être à bien des égards un style plutôt qu'une doctrine. Pour un dirigeant supposément visionnaire, on est plus dans la projection d'une image que dans la projection dans l'avenir. Pour un « homme fort » que ses détracteurs considèrent comme un maître absolu (qu'il n'est pas, comme le montrent ses compromis avec les oligarques ou sa très discutable gestion des politiques publiques ne relevant pas du régalien) et ses soutiens comme un leader qui sait où il va, Poutine est régulièrement amené à trouver de nouvelles cartouches idéologiques pour consolider son pouvoir.

En revanche, Poutine a bien un agenda à long terme porté par une idéologie, qui se révèle progressivement dans son discours et son action depuis 2000 et va au-delà des aspects évoqués plus haut. Comme nous le verrons, on ne peut comprendre ni la Russie des années 2020, ni celle des 10 ou 20 prochaines années, si l'on fait abstraction des orientations idéologiques de ses milieux dirigeants.

On a souvent l'habitude de faire coïncider les différents mandats présidentiels de Vladimir Poutine avec une ligne de conduite ou un chantier directeur : Poutine I aurait été le mandat du rétablissement de l'autorité de l’État et de la consolidation politique de la jeune Fédération de Russie ; Poutine II, celui de la prospérité déjà observée à partir des années 2000 et d'une stabilisation définitive ; Poutine III, le mandat du renforcement accéléré de l'outil militaire russe (déjà observé sous l'intermède Medvedev) et du grand retour sur la scène internationale ; Poutine IV devait, avant même les inflexions en matière de politique sociale initiées en 2020, confirmer cette politique de puissance décomplexée tout en prêtant davantage d'attention aux problèmes intérieurs (services publics, niveau de vie, développement) ; dans l'hypothèse où le président se maintiendrait au pouvoir jusqu'en 2036, les futures orientations de Poutine V et VI sont trop lointaines pour que l'on puisse établir un quelconque pronostic, mais il est peu probable qu'elles aillent dans le sens d'un virage libéral, démocratique et pro-occidental. On peut de la même manière établir de grandes phases dans l'évolution idéologique du président russe.

La première grande phase couvre l'essentiel des années 2000. M. Poutine incarnait une présidence modernisatrice, alliant libéralisme économique et autorité rétablie de l’État. Surtout, le président adoptait une attitude en apparence (soulignons le en apparence) pro-européenne. Premier chef d’État à avoir apporté son soutien aux Américains après le 11-septembre, Poutine s'était opposé aux côtés de la France et de l'Allemagne à la guerre d'Irak, entretenant l'idée qu'une Russie europhile pourrait être pour le Vieux Continent un partenaire alternatif au Nouveau Monde. Entre son discours en allemand au Bundestag affirmant haut et fort que « la Guerre froide est terminée », ses références à Kant ou Dostoïevski, sa célébration de la proximité culturelle entre la Russie et l'Europe, ses bonnes relations avec Jacques Chirac et Silvio Berlusconi, Poutine était vu comme (soulignons là encore l'effet de perception) pro-européen, dans la lignée du célèbre discours de Gorbatchev sur la « Maison commune européenne ». Le déchaînement du terrorisme islamiste (prises d'otages du théâtre de Moscou de 2002, de l'école maternelle de Beslan en 2004...) donnait à la Russie et à l'Occident un ennemi commun. Au même moment, les « révolutions de couleur » chassant des dirigeants prorusses du pouvoir dans plusieurs ex-républiques soviétiques, d'une part, et l'extension de l'UE et de l'OTAN aux frontières de la Russie, d'autre part, ont profondément ébranlé le Kremlin.

On en conclut souvent la chose suivante : Vladimir Poutine était un modernisateur pro-européen et ouvert vis-à-vis de Washington, un modéré qui aurait définitivement pu rapprocher la Russie de l'Occident, mais les Occidentaux ont continué à traiter la Russie comme une ennemie et Poutine s'est retourné contre nous. Plus simplement, Poutine nous aurait tendu la main, nous lui aurions craché à la figure. Il y a du vrai dans tout cela. Mais en réalité, le chef d’État tenait déjà chez lui les premiers éléments d'un discours sceptique envers les valeurs occidentales voire opposées à elles, et parlait chez ses voisins asiatiques d'une Russie eurasienne naturellement amenée à renforcer ses liens avec l'Orient et n'oubliant rien de ses différences parfois profondes avec l'Europe. Rien d'anormal là-dedans : il s'agit de l'identité de la Russie et de ses intérêts. Poutine a sinon tôt souhaité engager un rapprochement avec la Chine, mais a été initialement contraint de mettre de l'eau dans son vin en raison d'un manque d'enthousiasme et d'intérêt dans son administration qui imaginait se limiter à la traditionnelle quête d'équilibre de la politique russe. Il n'a sans doute jamais été question pour lui de faire pleinement basculer la Russie vers l'Europe. De même, alors que l'opinion occidentale découvrait le sort de journalistes et militants d'opposition en Russie, le Kremlin se souciait déjà de reconstruire la puissance militaire russe, de s'imposer à nouveau dans « l'étranger proche », de défier un jour les arrogantes démocraties occidentales avec lesquelles tout rapprochement supposait de faire une croix sur certaines originalités de la Russie et sur ses rêves de grandeur retrouvée.

Il est peu probable que dans les années 2000, Poutine souhaitait réellement renoncer à tout projet impérial pour devenir le partenaire amical des démocraties européennes, ce qui aurait supposé de se mettre à leur diapason et surtout à leur niveau (être l'égal de la France, de l'Allemagne ou du Royaume-Uni plutôt qu'un géant eurasiatique qui ne se connaît pas d'égal en Europe). Rappelons d'ailleurs qu'Erdogan avait à la même époque la même réputation de dirigeant moderne et europhile, alors qu'il installait déjà dans l'ombre des réseaux politico-religieux hostiles à nos valeurs et s'attaquait aux acquis fragiles de la démocratie turque... La Russie, malgré une forte croissance économique, n'était tout simplement pas assez puissante et armée pour tenir tête à l'Occident et nourrir des ambitions révisionnistes sur la scène internationale. Tout comme la République populaire de Chine a cultivé un profil relativement discret sur la scène internationale de Deng Xiaoping à Hu Jintao, avant que Xi Jinping assume à partir de 2013 les ambitions qu'entretenait son pays de longue date, grâce à un poids économique et militaire beaucoup plus conséquent. Si Poutine avait entamé dès son arrivée au pouvoir la confrontation avec l'Occident, il n'aurait pas fait long feu : son pays n'en aurait pas eu les moyens, l'économie (dépendante de bonnes relations avec l'Ouest et de la confiance des investisseurs) n'aurait pas tenu le choc, et surtout, la population russe n'aurait pas suivi le Kremlin dans ce revanchisme prématuré. S'il est probable que l'attitude parfois hostile des Occidentaux ait contribué à radicaliser Poutine, elle n'est pas seule responsable d'un tournant nationaliste et autoritaire qu'envisageait sans doute depuis longtemps le pouvoir russe. Voici pour la première phase idéologique du régime poutinien.

La seconde phase de la maturation idéologique de Vladimir Poutine s'observe vraiment à partir de 2007, année où le président tint à la 43eConférence de Munich sur la sécurité un célèbre discours s'attaquant au monde unipolaire et à la domination occidentale. Une première étape de la réaffirmation de la Russie comme grande puissance opposée à l'ordre international dominé par les États-Unis, et dans l'ascension de Vladimir Poutine comme porte-voix de l'opposition à ces derniers. Un an plus tard, la Russie franchissait un nouveau pas dans la conquête d'un nouveau statut international en intervenant militairement en Géorgie, chose impensable quelques années auparavant, sauf pour le Kremlin qui avait visiblement planifié l'opération de longue date. Si le « reset »des relations américano-russes proposé par l'administration Obama était semble-t-il voué à ne pas aller bien loin, Poutine n'y a apparemment jamais cru et n'en a peut-être même jamais vraiment voulu (on peut se poser la question pour Medvedev). Alors qu'il préparait son retour à la présidence, les grandes manifestations de l'hiver 2011-2012 firent craindre à Poutine l'imminence d'une « révolution de couleur » dans son propre pays. Àpartir de sa réélection comme président en 2012, Poutine a assumé un virage conservateur qui était déjà en germe depuis son second mandat initié en 2004. Il a aussi assumé de plus en plus la « verticale du pouvoir » et le caractère autoritaire de sa gouvernance face au repoussoir des démocraties occidentales. Il s'est mis à assumer pleinement, enfin, la volonté de son pays de revenir au tout premier rang en opposition croissante avec l'Occident. Son premier voyage officiel après son retour à la présidence était ainsi réservé à la Chine de Xi Jinping, avec laquelle Moscou affiche une proximité de plus en plus forte. L'annexion de la Crimée a porté la popularité et l'autorité personnelle de Poutine à leur sommet, tandis que l'intervention en Syrie et l'affirmation rapide de la Moscou comme acteur central sur les théâtres du monde arabe (Syrie, Libye, Égypte, Iran) ont parachevé le retour de la Russie comme grande puissance incontournable.

Alors que les grands axiomes idéologiques du régime de Poutine – nationalisme, populisme autoritaire, conservatisme opposé aux valeurs occidentales, impérialisme, irrédentisme, slavophilie, eurasisme – se fixent et apparaissent définitivement au grand jour, on constate aussi la réaffirmation d'une « voie russe » spécifique. Cette « voie russe » est avant tout censée convenir au pays et n'a pas vocation à sortir de ses frontières, mais elle montre l'existence d'un contre-modèle à destination tant des populations du monde occidental, en perte de repères, que de celles des pays émergents qui cherchent une alternative aux échecs de ce même Occident.

A l'intérieur du pays, la « voie russe » est relativement cohérente. À l'étranger, elle est plus difficile à cerner au point que l'on y voit ce que l'on veut, comme dans le personnage de Poutine : cette ambiguïté se retrouve dans la « guerre de l'information », où les médias, usines à trolls et propagandistes soutenus par le Kremlin sont capables d'appuyer des populistes de droite comme de gauche, de surfer sur le ressenti des populations inquiètes de l'immigration et du « déclassement des petits blancs » comme sur celui des communautés afro-américaines ou des minorités musulmanes d'Europe, de jouer sur les divisions entre Européens, bref, tout ce qui peut fragiliser les démocraties occidentales auxquelles s'oppose la « voie russe ». Le rôle plus ou moins grand joué par la Russie dans la montée d'une partie des populismes en Occident auxquels elle sert parfois de modèle, est à la fois cause et conséquence de son retour comme bastion d'idéologies alternatives au modèle occidental. Une forme de consécration.

Comme dit plus haut, limiter les orientations idéologiques du régime russe à de simples calculs politiciens, dictés par les circonstances et la communication, serait une erreur. Le poutinisme n'est pas plus une idéologie que Poutine n'est un idéologue, mais la politique du Kremlin obéit à une vision du monde structurée, cohérente. Celle-ci ne gravite pas autour d'une seule et même idéologie comme du temps de l'URSS, elle emprunte à différents repères. La matrice idéologique est beaucoup plus forte chez les dirigeants russes actuels qu'elle ne l'est chez les principaux dirigeants occidentaux d'aujourd'hui. Cela peut s'expliquer en partie par le fait que les Russes ayant vécu au temps de l'URSS ont baigné dans une société conditionnée par le marxisme-léninisme officiel, qui n'a jamais suscité l'adhésion d'une majorité de la population, et surtout par le cadre mental du soviétisme, beaucoup plus partagé. Ce cadre mental est toujours présent dans l'esprit des milieux dirigeants (issus pour l'essentiel de l'appareil d’État soviétique et des services secrets) et de l'essentiel de la population, trente ans après la chute du communisme.

Surtout, le Kremlin est toujours animé par le même principe qui transcendait aussi bien l'Empire des Romanov que l'empire soviétique : la Russie est une idée, et il y a une « idée russe ». De la « Troisième Rome » à la Patrie des Travailleurs, jusqu'à la Russie d'aujourd'hui. La nature ayant horreur du vide, on comprend aisément le besoin de substituer une nouvelle idéologie au vide laissé par la chute du communisme, et à celle du tsarisme avant lui. L'enjeu n'est pas simplement de donner un sens au retour de la Russie sur la scène internationale ou une légitimité nouvelle au pouvoir en place, il s'agit de cimenter les bases culturelles et idéologiques de la Russie au XXIesiècle. Derrière de grands axes bien connus mais assez flous – nationalisme, autoritarisme, populisme, conservatisme, impérialisme, eurasisme, scepticisme ou hostilité envers l'Occident, quelles sont les racines idéologiques plus particulières du régime ?

Les grandes inspirations idéologiques et philosophiques du président russe ont été rassemblées et analysées par Michel Eltchaninoff dans son livre Dans la tête de Vladimir Poutine19, paru en 2015. Cet ouvrage de référence présente à la fois la diversité des références intellectuelles du locataire du Kremlin, citations à l'appui, et le rapport qu'entretient ce dernier avec la pensée politique russe. Plusieurs années après, les analyses de Michel Eltchaninoff apparaissent confortées par au moins quatre grands éléments : la maturation du corpus idéologique poutinien, qui semble s'être fixé dans une synthèse de plusieurs penseurs et concepts russes distillés dans les discours du président depuis plusieurs années ; celle de la vision nationaliste, conservatrice, populiste et défiante envers l'Occident que le régime de Poutine a progressivement installé jusqu'à sa complète affirmation au tournant des années 2010 ; la poursuite et le renforcement de la « voie russe » comme de la politique eurasiste et du tournant vers l'Orient ; enfin, la volonté de contrer les valeurs des démocraties occidentales jusqu'en leur sein et de promouvoir une forme de contre-modèle russe. Nous nous appuierons donc ici régulièrement, sans s'y limiter, sur l'ouvrage d'Eltchaninoff concernant l'influence d'auteurs comme Ilyine, Léontiev, Danilevski ou Goumilev chez Poutine et son entourage.

Ilyine, Danilevski, Léontiev... les grandes références intellectuelles du régime de Poutine

Ivan Ilyine (ou Iline, 1883-1954) est semble-t-il le « philosophe de référence » de Vladimir Poutine20. On ne saurait mieux résumer la vision d'Iline que par ses propres mots : « La Russie a besoin d'une dictature ferme, national-patriotique et inspirée de l'idée libérale. [Son] chef doit être guidé par l'idée du Tout et non par des motifs particuliers, personnels ou partisans. Il mène le peuple au lieu d'être à la solde des étrangers21 ». Selon Eltchaninoff, Poutine a fait distribuer l'ouvrage d' Ilyine Nos Missions aux hauts fonctionnaires russes et aux cadres de son parti Russie unie pour encourager le soutien à un État fort, vu comme le rempart contre le chaos (« en Russie, l’État sera fort ou ne sera pas »). Ilyine promouvait un nationalisme autoritaire plutôt classique, sans apport conceptuel particulièrement novateur ; il est n'est pas aussi connu que les grandes figures de la pensée politique russe contemporaine et doit une grande partie de sa notoriété actuelle à Poutine, qui l'a découvert sur le conseil du puissant cinéaste Nikita Mikhalkov, ami du président. Outre son influence sur des intellectuels plus prestigieux parmi lesquels Soljenitsyne, peut-être est-ce entre autres le fait que la pensée d'Ilyine soit facilement déclinable en une doctrine politique accessible qui lui vaut une telle place dans le « panthéon » idéologique du régime ?

Notons cependant qu'Ilyine, admirateur des dictateurs ibériques Franco et Salazar, a été bienveillant envers certains aspects du fascisme et même un instant du nazisme, avant de refuser de rallier les Russes blancs à Hitler et d'être arrêté par la Gestapo puis de fuir en Suisse. Sans en conclure que Poutine puisse sérieusement avoir une quelconque sympathie pour le fascisme (songeons au siège qu'a enduré sa ville natale durant la Seconde Guerre mondiale), cet épisode de la vie du philosophe a de quoi interroger sur les références du président russe... Il est vrai que dans les milieux intellectuels proches du Kremlin, les penseurs de l'Allemagne de l'entre-deux-guerres sont abondamment lus et commentés, notamment les pionniers de la « révolution conservatrice » allemande. L'héritage de ce courant de pensée de la République de Weimar se retrouve chez certains auteurs eurasistes, mais aussi dans un certain attrait pour les figures nationalistes et militaristes. Ainsi d'Ernst Jünger, ancien combattant, écrivain de renom et militant nationaliste conservateur qui s'opposera  cependant aux nazis ; ou de Carl Schmitt, qui s'est à l'inverse de Jünger largement compromis avec le Troisième Reich. Leurs ouvrages ont visiblement été dans les années 2000 des succès de librairie en Russie. Pour en revenir à Ilyine, Poutine vient régulièrement fleurir la tombe de celui dont le corps a été rapatrié en grande pompe en 2005 grâce au soutien notamment de Mikhalkov. Un an plus tard, le chef d’État citait ainsi Ilyine devant sa tombe : le soldat « représente l'unité de tout le peuple russe, la volonté, la force et l'honneur de l’État russe ». À noter que la même année, Poutine avait pourtant été médiatisé en Europe pour avoir célébré à Dresde « Dostoïevski l'Européen », signe que la communication pro-européenne à l'étranger se doublait déjà d'un discours plus nationaliste au plan intérieur. Si le tournant conservateur et anti-occidental du Kremlin s'est véritablement affirmé au cours des années 2010, il était déjà largement en germe.

Michel Eltchaninoff nous apprend également que « le texte d' Ilyine que préfère Poutine22 » est un extrait de Nos Missions intitulé « Que promet au monde le démembrement de la Russie ? ». Pour Ilyine, les voisins européens impérialistes chercheront à mettre la main sur l'Ukraine, les États baltes, le Caucase, l'Asie centrale. La Russie serait balkanisée et constamment minée par la guerre. Les Occidentaux qui « ne comprennent ni ne supportent l'originalité russe » chercheront à démembrer la Russie pour la faire passer sous leur contrôle et la faire disparaître. Les Occidentaux useront pour ce faire d'une « hypocrite » promotion de la liberté. Cette sombre perspective décrite par Ilyine correspond en plusieurs points à la réalité de la Russie post-soviétique ; elle correspond surtout intégralement à la lecture qu'en ont fait les Russes et leurs dirigeants. On ne s'étonnera donc pas que Poutine soit davantage enclin à se tourner vers des penseurs comme Ilyine plutôt que vers des écrivains occidentalistes et pro-européens.

Selon le politologue et journaliste Boris Mejouev cité par Eltchaninoff, le « premier inspirateur de la politique poutinienne23 »serait Nikolaï Danilevski24(1822-1885), au point qu'il pourrait devenir l'un des penseurs « officiels » de la Russie nouvelle. Cet intellectuel qui a légué une œuvre originale et respectée dans des domaines variés est entre autres connu pour son essai La Russie et l'Europe25, qui passe pour être l'un des ouvrages de référence de l'élite dirigeante russe actuelle. Pour Danilevski, la Russie est trop originale et trop vaste pour être intégrée dans l'Europe ; l'inimitié entre Russie et Europe est censée être structurelle. L'auteur apprécié en son temps par Tolstoï et Dostoïevski prônait une « Union des Slaves » dirigée par la Russie, une telle Union constituant le seul moyen de tenir tête à l'Europe unie. Pour lui, « la lutte contre l'Occident est le seul moyen salutaire pour la guérison de notre culture russe, comme pour la progression de la sympathie panslave26 ».

Danilevski a abordé l'antagonisme entre le monde « romano-germanique » (un terme que l'on retrouve également chez Trubetskoï) européen et le monde slave, en s'appuyant sur une base historienne et anthropologique. En ressort par exemple l'idée que la Russie évoluerait dans l'histoire en étant poussée par une « âme nationale », là où les Européens avancent au gré de conflits, de divisions, de victoires d'un parti sur un autre. Comme le fera plus tard le très populaire Lev Goumilev, Danilevski développait en son temps des théories que l'on pourrait qualifier aujourd'hui de pseudoscientifiques. Il prêtait ainsi aux Russes une force, une énergie tribale liée à leur environnement géographique. Cette énergie qu'accumuleraient les Russes dans leur pays n'attendrait que d'être relâchée un jour. Parmi les forces du peuple russe pour l'affrontement futur avec l'Occident dont parlait Danilevski, Eltchaninoff cite « son osmose avec son dirigeant », porteuse d'un « enthousiasme discipliné », ou sa fidélité en une mission divine pour « préserver dans le monde la vérité religieuse » (un élément que l'on retrouve chez les défenseurs du retour à la Tradition comme Alexandre Douguine). Dans La Russie et l'Europe, Danilevski estimait aussi que l'expansion russe avait toujours libéré des peuples opprimés ou accablés, dans une forme de mission civilisatrice à la russe. Ce dernier élément est présent dans la rhétorique des dirigeants russes, qu'il s'agisse des interventions à l'étranger de leur pays ou de la nécessité de protéger les minorités russes vivant hors de la Fédération.

La vision qu'avait Danilevski d'une civilisation unique formée par la Russie et les Slaves et surtout d'un besoin d'unité des Slaves sous l'égide de la Russie face au monde occidental, est restée ancrée jusque dans la vision des dirigeants de l'URSS avant de revenir en force après la chute de celle-ci. Poutine s'en inspire et s'en réclame. Àl'instar de Konstantin Léontiev, autre intellectuel faisant l'objet d'un regain d'intérêt sous Poutine, Danilevski a été l'un des tout premiers à penser l'histoire des civilisations de manière cyclique, avec des phases d'ascension, d'apogée et de déclin : l'Occident serait évidemment en route vers la troisième phase, quand la Russie se situerait dans la première ou la seconde. Comme nous le verrons plus loin, les dirigeants actuels de la Russie se retrouvent dans une telle vision, entre perception d'une décadence et d'un affaiblissement de l'Europe (et dans une moindre mesure des États-Unis) d'un côté, et réémergence de l'Asie à laquelle peut se raccrocher la Russie de l'autre.

La pensée de Konstantin Léontiev (1831-1891), qui voyait « l'Européen moyen » comme « l'outil de la destruction universelle », fait également partie des sources d'inspiration du régime russe actuel. On l'a dit, Léontiev est connu entre autres pour avoir été l'un des premiers à proposer une analyse cyclique de la vie des civilisations (selon un modèle d'émergence, d'apogée et de décadence rappelant la fameuse série de tableaux The Course of Empire de Thomas Cole) ; sa vision d'un proche déclin de l'Occident anticipait de quelques décennies celle de l'Allemand Oswald Spengler. On ne s'étendra pas ici sur les éléments de l’œuvre de Léontiev qui ont fait des émules au sein des milieux nationalistes russes. Celui que l'on surnomme parfois le « Nietzsche russe » doit cependant retenir notre attention pour certaines de ses prédictions dont on imagine qu'elles aient retenu l'attention des proches de Vladimir Poutine qui se sont intéressés à son œuvre. Léontiev pronostiquait ainsi une prochaine révolution de « l'Antéchrist » (sic) socialiste dans son pays natal, et la montée en puissance d'une Allemagne qui deviendrait suffisamment forte pour mener des guerres contre la Russie. Plus intéressant encore, Léontiev prédisait dès 1875 l'avènement d'une Europe « fédérale » (« La France, l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne, etc. […] deviendront les régions d'un nouvel État. […] On me dira : "Mais cela ne se réalisera jamais ! "Je répondrai : "Heureux est celui qui croit" »27) et l'ascension de la Chine, deux phénomènes qui finiraient par menacer la Russie.

De Konstantin Léontiev, ses lecteurs contemporains retiennent aussi l'idée que la Russie serait dans sa phase ascendante, à l'aube de son émergence face à l'Occident que l'auteur considérait, on l'a vu, être sur la pente du déclin. L'auteur qui fut aussi diplomate portait également une vision géopolitique ambitieuse. Bien qu'orthodoxe profondément attaché à l'ancrage de la Russie dans la chrétienté (il finira sa vie comme moine), Léontiev appelait de ses vœux à l'émergence d'une civilisation slavo-asiatique dominée par la Russie, laquelle serait en mesure de susciter un réveil et un renouveau européens. Se tourner davantage vers l'Orient n'était selon lui pas inconciliable avec l'affirmation de la Russie comme puissance dominante en Europe et phare du continent, ce qui est semble-t-il la vision à long terme du Kremlin. Pour Léontiev, l'Empire russe devait s'étendre vers le Proche-Orient, mais aussi vers l'Inde, la Chine, le Tibet. Ce dernier point n'est bien sûr plus d'actualité pour les dirigeants russes, mais leur orientation vers l'Orient s'inscrit dans une idée voisine visant à assumer pleinement le rôle de la Russie comme puissance asiatique. En tant que puissance ascendante, la Russie peut et doit être au rendez-vous du retour de l'Asie sur la scène internationale, plutôt que de suivre l'Occident dans son déclin.

Absent de l'ouvrage d'Eltachninoff, Mikhaïl Katkov peut aussi être considéré comme un penseur relativement influent dans la vision internationale du Kremlin. Celui qui a joué à la fin de sa carrière un rôle dans l'alliance franco-russe de 1892, a aussi pesé dans la pensée conservatrice et nationaliste russe de la fin du XIXesiècle et défendait une expansion de l'influence, voire des frontières, de la Russie en Europe centrale et orientale. Il fait partie des slavophiles qui ont fini par abandonner l'idée d'une union des peuples slaves pour celle d'une domination russe sur ces derniers, en rejetant la Pologne, catholique et occidentale, passée de « sœur » à peuple hostile. Sa pensée se retrouve en partie dans l'ambition d'intégrer la Biélorussie dans une union avec la Russie.

Parmi les autres figures du XIXe siècle chez qui le régime russe trouve des sources d'inspiration, nous pouvons par exemple citer Sergueï Ouvarov, ministre de l’Instruction publique sous le tzarNicolas Ier qui avait théorisé le triptyque « autocratie, orthodoxie et génie national (narodnost)28 », devenu la devise officielle de l’Empire russe jusqu’à son effondrement. De devise nationale, la Fédération de Russie n'en a aucune, mais elle se reconnaîtrait à peu près dans celle des Romanov. Son actuel dirigeant, lui, se reconnaît globalement dans l'héritage des deux hommes qui ont forgé ce triptyque. Resté célèbre pour son autoritarisme et sa politique réactionnaire, Nicolas Ier s'était aussi efforcé de faire de son Empire une grande puissance capable d'être le « gendarme de l'Europe » ou de protéger les Chrétiens d'Orient ; il est l'un des dirigeants historiques favoris de Vladimir Poutine, au point que le président conserverait un portrait de lui dans son bureau. Nombre d'historiens voient une continuité de Nicolas Ierà Poutine, en passant par Staline, dans l'ambition de faire de la Russie la puissance phare d'une « autre Europe » (on peut y inclure Pierre le Grand et Catherine II). Quant à Sergueï Ouvarov, connu comme l'un des principaux hommes d’État ayant servi la dynastie des Romanov, il justifiait la politique de puissance impériale par le caractère partiellement oriental de la Russie et encouragea les études orientalistes dont il fut l'un des pionniers. Sa vision d'une Russie assumant à la fois sa vocation de grande puissance en Europe et sa dimension asiatique se retrouve elle aussi pleinement dans la politique de l'actuel locataire du Kremlin.

Beaucoup moins connu que les grands inspirateurs du poutinisme (Ilyine, Léontiev, Danilevski), l'écrivain de la fin du XXe siècle Alexandre Zinoviev a développé une philosophie opposée à « l'occidentalisme », concept défini dans un ouvrage ayant recueilli du succès en Russie dans les années 1990, L'Occidentalisme – Essai sur le triomphe d'une idéologie. On peut relever l'importance de sa vision d'une mondialisation et d'une démocratie qu'il estime être totalitaires, tant cette approche a infusé dans une bonne partie de l'opinion russe.

Enfin, Nicolas Berdiaev, opposant au régime communiste qui l'exilera en France où il finira sa vie après avoir contribué à sauver celles de nombreux Juifs durant l'Occupation, est l'un des grands noms de « l'idée russe » que le régime de Vladimir Poutine tente d'inscrire dans son panthéon idéologique. Les écrits de cet existentialiste chrétien défenseur des libertés montrent que « l'idée russe » n'est pas synonyme d'obscurantisme et d'opposition à la modernité. Berdiaev est instrumentalisé par le Kremlin pour soutenir sa vision national-conservatrice, mais sa pensée originelle est très, très éloignée de la version déformée qu'en proposent les conseillers de Poutine. Berdiaev montre que toute la pensée politique russe n'est pas soluble dans le poutinisme. Le régime actuel ne pourra pas l'embrigader toute entière ; le panthéon idéologique qu'il cherche à constituer est d'ailleurs bien loin de refléter la diversité des penseurs russes et la profondeur de leurs travaux.

Eurasisme : quand la quête de différenciation avec l'Europe rime avec l'hostilité envers l'Europe

La politique étrangère du Kremlin est à la fois eurasiste et eurasiatique. Nous évoquons dans d'autres articles les aspects géopolitiques d'une telle vision. Mais quid de son aspect idéologique ? Plus qu'un courant politique, l'eurasisme est une géosophie et a fait l'objet de travaux dans les disciplines les plus variées. Certains chercheurs soviétiques ont ainsi fondé l'ensemble de leur œuvre sur l'étude des spécificités de l'Eurasie (et donc de l'appartenance de la Russie à un ensemble particulier, distinct de l'Europe). Le plus célèbre d'entre eux est sans doute Lev Goumilev (1912-1992), que Poutine a déjà présenté à plusieurs reprises comme une référence intellectuelle pour lui-même et pour le grand public. Avant d'aborder quelques unes de ses idées, méditons sur cet extrait d'une interview de Goumilev que cite Michel Eltchaninoff dans son ouvrage sur la pensée de Poutine : « Les Turcs et les Mongols peuvent être des amis sincères, mais les Anglais, les Français et les Allemands ne sont, j'en suis persuadé, que des exploiteurs machiavéliques29. »Voilà pour les présentations. Que retenir à présent de ce penseur influent dans la vision poutinienne du monde ?

Les travaux de Lev Goumilev ne se fondent pas simplement sur une relecture idéologisée et revendicatrice de l'histoire, mais sur une approche biologique, génétique, naturaliste, qui évoque davantage les théories périmées (comme la théorie des climats) ou controversées (recherches racistes d'Arthur de Gobineau ou Georges Cuvier) des XVIIIe-XIXe siècles qu'une pensée scientifique du XXe siècle. Goumilev pensait que les peuples tirent de leur environnement et de ses « énergies cosmiques » (celles du soleil, des minéraux, de la biosphère...) une « énergie vitale », qui manque d'après lui aux Occidentaux. L'auteur eurasiste a élaboré un concept original, la passionarnost (généralement francisée en « passionarité »), que nous ne développerons pas ici, et axé une partie de ses travaux sur la naissance de l'union « ethno-génétique » des Russes, qui tireraient leurs différences avec les Européens de leur environnement eurasien plutôt que de traits culturels. Pour être plus exact, Goumilev avance des arguments sociobiologiques et génétiques pour étayer l'idée d'une supériorité d'ethnies eurasiennes comme les Russes. La définition « ethno-génétique » que donne l'auteur des groupes ethniques s'apparentant à celle de races, on peut même parler d'une forme de « race supérieure » eurasiatique, ce qui rappelle d'autres théories malsaines. Ajoutons que certains écrits de Goumilev transpirent l'antisémitisme. Les références intellectuelles du pouvoir russe sont pour le moins surprenantes...Les idées de Goumilev sur l’ethnogenèse des Russes et des peuples eurasiens exercent une vaste influence dans le monde post-soviétique, au point que plusieurs villes russes (Kazan, Bejetsk, Saint-Pétersbourg...) lui ont dédié une statue ou un monument. La plus grande université du Kazakhstan, l'Université nationale eurasienne Lev Goumilev, a été baptisée en l'honneur de celui que Poutine a présenté à plusieurs reprises comme un grand scientifique au legs international. Àtitre d'exemples, le président russe a explicitement cité Goumilev et la « passionarité » dans son grand discours à l'Assemblée fédérale en 201230, ou encore dans un discours de 2017 sur « la Russie tournée vers l'avenir31 ».

Au-delà de ses idées douteuses sur l'ethnogenèse et d'écrits où transparaissent des préjugés anti-occidentaux, Goumilev est aussi apprécié pour l'importance qu'il donne à l'héritage asiatique dans la culture russe, notamment la « symbiose russo-tatare » qui l'aurait imprégnée à partir des XIIIe-XIVesiècles. L'historien controversé reste l'un des plus grands spécialistes des peuples eurasiens et de la steppe auxquels il a consacré une œuvre qui fait toujours référence. La popularité de Goumilev depuis les années 1990 s'inscrit dans une volonté de contrebalancer la part européenne de l'identité russe, de prouver l'ancienneté et la force de son ancrage eurasiatique. Il y a là une véritable demande, au point que l'on peut parler en quelque sorte d'un champ de recherche consacré à l'étude des traits eurasiatiques de la Russie.

George Vernadsky (1887-1973), préfigurant sur certains points les thèses de Goumilev, considérait ainsi que la Russie était par son processus de formation historique davantage asiatique qu'européenne. Il a notamment travaillé l'idée, assez populaire, que de nombreux éléments de la culture russe existaient avant les Slaves, avant la Rus de Kiev. Vernadsky estimait entre autres que les Mongols avaient contribué à unifier l'Eurasie avant que la Russie ne le fasse définitivement. Il mettait en avant cet héritage oriental pour soutenir le besoin pour la Russie d'avoir un gouvernement fort et de se méfier de l'Europe. Dans une approche voisine, le prince Nikolaï Trubetskoï (1890-1938), développa dans ses travaux de phonologie et de linguistique des idées eurasistes rapprochant la Russie des peuples et cultures asiatiques. Il évoluait dans des cercles opposés au « modernisme » et aux idées occidentales.

Du côté des néo-eurasistes (du moins de la seconde génération d'eurasistes), la principale figure tutélaire avec Lev Goumilev reste Alexandre Panarine (1940-2003), dont la réflexion est, comme le rappelle Jean-Sylvestre Mongrenier, « plus théorique et moins idéologique que le néo-eurasisme d'Alexandre Douguine32 ». Se basant sur une « culturologie » (étude scientifique des civilisations), Panarine voyait dans l'ensemble eurasiatique dominé par la Russie un espace à part, caractérisé entre autres par une « Grande Tradition » dont certains traits seraient restés permanents au cours des périodes tsariste, soviétique et post-soviétique (nous simplifions ici à l'extrême). La Russie, ayant vocation à redevenir un empire pour rétablir son hégémonie sur un ensemble eurasiatique cohérent, aurait aussi vocation à être la tête de proue d'un monde « postmoderne », c'est-à-dire post-domination des valeurs occidentales. Au retour du collectif face à l'individualisme libéral, de la Tradition et de la religion, Panarine ajoutait dans le corpus de valeurs que porterait une Russie réémergente une dimension écologique. De la pensée d'Alexandre Panarine, qui voit Moscou « réaffirmer son leadership dans une nouvelle bipolarité Orient-Occident », Mongrenier conclut qu'elle « débouche sur une géopolitique anti-occidentale33 ».

Alexandre Douguine, prophète marginal ou gourou du Kremlin ?

Il nous faut parler d'Alexandre Douguine, qui suscite tant de fantasmes et d'interrogations. Très connu en Russie depuis une vingtaine d'années, cet idéologue né en 1962 a véritablement accédé à la notoriété en Occident entre la courte guerre de Géorgie et l'annexion de la Crimée. De prime abord, Douguine est un illuminé dont les idées trouveraient mieux leur place sur un blog conspirationniste ou dans les bas-fonds de YouTube que dans une bibliothèque. Sur l'internet francophone, c'est d'ailleurs dans ces eaux troubles que l'on retrouve parfois l'une ou l'autre de ses idées les plus rances ; sur l'internet russophone, son audience est incomparablement plus vaste. Son profil d'érudit antisystème, à la vision du monde aussi empirique que confuse, se rapprocherait chez nous de celui d'Alain Soral, l'infâme idéologue rouge-brun qu'il connaît d'ailleurs. Ses analyses mâtinées de conspirationnisme, ses déclarations péremptoires et sans fondements le rendent difficilement crédible. Mais Alexandre Douguine s'est trouvé une place dans les milieux dirigeants de son pays et semble influer sur certaines de leur orientations politiques, dans des proportions qu'il reste à déterminer. Halluciné, mégalomane et capable d'appeler ouvertement à des invasions armées ou des massacres, Douguine n'en est pas moins intelligent, introduit dans les hautes sphères et porteur d'une vision capable sur certains points d'être déclinée sur le plan politique. On l'a souvent présenté dans les médias occidentaux comme un « gourou » supposé inspirer le Kremlin. Il serait le « Raspoutine de Poutine34 », le « cerveau35 » du président Quelle est véritablement sa proximité avec Vladimir Poutine, son influence sur l'un des hommes les plus puissants de la planète ? Avant cela, il convient d'apporter quelques éléments de contexte.

Alexandre Douguine évolue dans des cercles intellectuels qui sont sortis de manière spectaculaire de leur marginalité avec la radicalisation national-populiste et conservatrice de M. Poutine, sans avoir non plus gagné une influence déterminante sur la politique du Kremlin. Il a participé à la création de mouvements politiques aussi extrémistes qu'insignifiants, dont un Parti national-bolchévique (sic) revendiquant des milliers d'adhérents et un maillage territorial dans toute la Russie et un Parti Eurasie doté d'une Union de la jeunesse eurasienne, qui semblent tout droit sortis d'une dystopie, entre 1984 et The Man in the High Castle. Difficile d'y voir un quelconque danger international. En revanche, l'idéologue d'ultradroite qui dispose de relations plus ou moins fortes au Kremlin, dans l'armée et le monde du renseignement est actif dans des réseaux combattant les armes à la main ou projetant de le faire. Alexandre Douguine conseille et soutient des insurgés prorusses en Ukraine, des chefs séparatistes aux militants armés, des candidats au terrorisme anti-ukrainien aux Russes partis combattre en Ukraine. Comme son ami Konstantin Malofeev (Douguine est d'ailleurs l'une des principales têtes d'affiche de la chaîne Tsargrad TV, en plus d'être un soutien du mouvement Tsargrad évoqué plus haut), il est directement lié aux combats qui ont fait des milliers de morts dans ce pays déstabilisé par Moscou. Dès 2008, Douguine avait participé à la constitution de groupes armés sympathisants de son projet d'empire eurasiatique alors que se profilait un conflit en Géorgie. Liés à des nationalistes russes irrédentistes et des séparatistes abkhazes ou ossètes, ces groupes n'étaient pas inquiétés par l’État russe qui préférait fermer les yeux – il est même possible que des militaires russes aient secrètement participé à leur armement et à leur formation.

Devant de jeunes membres de son mouvement et des miliciens prorusses, Douguine déclarait peu avant le déclenchement de la Guerre de 2008 : « Nos troupes occuperont la capitale géorgienne Tbilissi, le pays entier, et peut-être même l'Ukraine et la péninsule criméenne, qui fait historiquement parti de la Russie quoiqu'il en soit36 ». Ce genre de propos qui inquiètent d'abord par leur brutalité et après-coup par leur caractère prémonitoire, Douguine en tient souvent. Non content de réclamer régulièrement l'invasion de ce pays, il a même été jusqu'à appeler à un « génocide » en Ukraine, ce qui ne l'a pas empêché malgré un certain tollé d'accroître encore son exposition médiatique et l'influence de ses idées. On remarque d'ailleurs que le prophète de l'empire eurasiatique assagit son discours depuis quelques années : signe d'une volonté de se faire véritablement entendre ? Douguine a en effet le sentiment, depuis la guerre de Géorgie et l'agression de l'Ukraine, que sa vision géopolitique inspire Moscou. Est-ce le cas ? Et quelle est sa vision pour la Russie, l'Europe et l'Eurasie ?

Alexandre Douguine a publié en 1997 un ouvrage aussi célèbre de nom que méconnu sur le fond, Fondamentaux de géopolitique. Ce pavé au contenu sulfureux est l'objet d'une forme de légende noire et de quantité d'affirmations plus ou moins étayées quant à sa véritable influence en Russie, informations que l'on présente comme fiables alors que de rapides recherches suffisent à les remettre en cause. On peut par exemple lire sur le site du Center for Security Policy que « il est clair que le gouvernement russe a pris [l]es Fondements de la géopolitique comme modèle de sa politique étrangère37 ». Ce livre n'a jamais fait l'objet d'une traduction dans une langue d'Europe occidentale. Les recensions de l'ouvrage semblent à peu près toutes emprunter à celle rédigée en 2004 par John B. Dunlop38(qui nous servira de référence ici)... et à la page Wikipédia en anglais ou en français du livre, comme le relève également George Barros39. Autant dire que nos références sur le sujet sont plutôt légères, d'autant qu'on peut difficilement les recouper. On y apprend entre autres que Fondamentaux de géopolitique, co-rédigé par un général de l'école d’État-major (laquelle ?) avec l'aide d'un autre officier, serait influent auprès des « élites militaire, policière et diplomatique russes » et aurait « la réputation d'être un classique de l'école d'État-major des armées russes ». Cette information qui se retrouve dans quantité d'articles se basant tous sur la même source est donc à prendre avec des pincettes, ce qui n'enlève rien au contenu du livre.

Fondamentaux de géopolitique pourrait être un titre de manuel d'enseignement. Àdéfaut, on peut le voir comme un manuel à destination d'un dirigeant russe qui souhaiterait rien de moins qu'établir un empire eurasiatique dominé par les Russes ethniques, « finlandiser » l'Europe en la plaçant sous la coupe de Moscou, contester la suprématie des États-Unis et des valeurs libérales. Douguine livre une stratégie clé en main pour parvenir à ce dessein ambitieux, avec des déclinaisons en fonction des aires géographiques et des pays. Ses préconisations ne s'embarrassent visiblement pas beaucoup de la réaction des pays concernés, de leur population, de leurs dirigeants, de leurs alliés. Elles reposent de manière intéressante sur une approche indirecte (diplomatie, stratégies de déstabilisation, subversion, manipulations...) plutôt que sur l'emploi de la force : l'auteur surestime les moyens de son pays et la capacité des autres à accepter tout et n'importe quoi, mais on sera surpris de trouver des similarités avec certaines opérations que mène aujourd'hui la Russie de Vladimir Poutine. Enfin, on sera surtout surpris du caractère incroyablement agressif de ces préconisations. Voici quelques unes de celles que Douguine consacre à l'Europe et aux États-Unis.

L'auteur prévoit d'abord de construire un « axe Moscou-Berlin » basé sur un fort partenariat avec l'Allemagne (quitte à restituer l'enclave de Kaliningrad, qui n'avait pas été remilitarisée au moment de l'écriture du livre), en « offrant » à celle-ci la domination sur les États catholiques et protestants d'Europe centrale et orientale selon un partage de zones d'influence. On peut s'interroger sur l'accueil que réserveraient les Allemands à l'idée de reformer un « axe » avec une dictature expansionniste pour reprendre un projet de domination de leurs voisins orientaux : cela semble en effet étrangement familier. L'Estonie serait gracieusement cédée à la sphère d'influence de l'Allemagne (l'auteur semble depuis s'être réaligné sur la ligne des milieux dirigeants russes visant au minimum à finlandiser l'Estonie ou à la maintenir sous pression). La Russie encouragerait Paris à former un bloc franco-allemand puissant, moteur d'une Europe continentale tournée vers la Russie plutôt que les États-Unis. Peu crédible, cette idée est cependant défendue en France (et dans une moindre mesure en Allemagne) dans certains milieux généralement souverainistes et anti-atlantistes. Ce couple franco-allemand tournant le dos aux anciens alliés américains serait à l'avantage de Berlin, puisque l'auteur envisage que l'influence allemande s'étale vers l'Italie et l'Espagne. Alors que l'Estonie serait, on l'a dit, cédée à la zone d'influence allemande, la Lettonie et la Lituanie obtiendraient un « statut spécial » (un statut aussi flou que les moyens prévus pour le créer) dans le monde eurasiatique souhaité par Douguine, tout comme la Pologne qui serait concernée par le « partage » des zones d'influences entre Allemagne et Russie (il y a là aussi comme un air de déjà-vu...). La Roumanie, la Serbie, la Grèce, la Macédoine (désormais Macédoine du Nord) formeraient un ensemble aligné sur Moscou, « Troisième Rome », rejetant les valeurs de l'Europe occidentale. Parmi ses préconisations pour le Moyen-Orient et le Caucase, que nous ne développerons pas ici, Douguine suggère de détacher l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud de la Géorgie, pour les intégrer à la Russie, et d'empêcher Tbilissi de mener une politique étrangère indépendante. Si Moscou a adopté une politique d'intimidation et de violation de la souveraineté de la Géorgie dès la chute de l'URSS et donc avant la parution de l'ouvrage, la similarité entre la stratégie prônée par l'auteur et la politique du Kremlin est sur ce point troublante.

Douguine insiste également sur le besoin de détacher le Royaume-Uni de l'Europe et de limiter au maximum son influence dans la construction européenne. Quitte à ce que Londres se tourne vers Washington, dans la logique d'opposition théorisée par l'auteur entre les « thalassocraties » dont ferait partie le Royaume-Uni, et les « tellurocraties » comme la France ou l'Allemagne, entre le monde anglo-saxon et une Europe devant se tourner vers Moscou ou être sous son influence. Lorsque l'ampleur de l'ingérence russe dans la campagne du référendum sur le Brexit a été révélée au grand jour, cet aspect particulier de la stratégie de Douguine a fait l'objet d'une nouvelle appréciation. S'il est très peu probable que Poutine et ses proches puissent considérer sérieusement les idées absurdes de Douguine concernant un partage de l'Europe de l'Est par un « axe Moscou-Berlin », il est en revanche avéré que la séparation du Royaume-Uni du reste de l'Europe était pour eux une priorité stratégique. L'ingérence en faveur du Brexit tout comme le soutien aux forces politiques européennes hostiles aux anglo-saxons s'inscrit dans cette logique. Dans les pages de son livre consacrées à l'ennemi américain, Douguine s'étend sur une stratégie de déstabilisation interne. L'auteur est peu crédible lorsqu'il parle d'encourager des « séparatismes » qui ne menaceront jamais l'intégrité territoriale des États-Unis, mais il l'est davantage lorsqu'il suggère d'attiser les facteurs de division et d'instabilité au sein du pays (conflits sociaux et raciaux, extrémisme politique ou religieux...). Àl'instar du Brexit, certains ont tôt fait de pointer les similarités entre l'ingérence russe aux États-Unis qui s'est particulièrement manifestée durant la campagne présidentielle de 2016, et la stratégie de Douguine, y voyant l'influence de ce dernier dans la politique du Kremlin. Peut-être y a-t-il dans cette analyse une part de vérité ? Pourtant, cela fait depuis longtemps que les différents dirigeants qui se sont succédé à la tête de l'Empire russe, de l'URSS puis de la Fédération de Russie pratiquent de telles manœuvres. Les tentatives d'exacerber les tensions internes aux États-Unis ont déjà été éprouvées par les services secrets soviétiques au cours de la Guerre froide. Elles ont considérablement gagné en intensité, en subtilité et en efficacité sous Vladimir Poutine. Qu'Alexandre Douguine y ait joué un rôle ou non, elles sont en tout cas une réalité bien que la déstabilisation à distance des États-Unis n'atteindra probablement jamais l'efficacité souhaitée par Douguine, quelque soit l'effrayant potentiel des réseaux sociaux et des technologies numériques.

La Finlande et l'Ukraine devraient tout simplement être... annexées. La première repasserait sous souveraineté russe comme ce fut le cas de 1809 à 1917, et serait cette fois démembrée entre différents oblasts. L'auteur ne précise pas la manière dont serait réalisée cette proposition délirante. Concernant l'Ukraine, qui est chez lui une obsession, Douguine se montre plus précis. Il développe l'idée, répandue dans une partie non négligeable de la population russe et plus encore au sein de l'actuelle élite dirigeante, que l'Ukraine n'est pas véritablement un pays ou qu'elle ne devrait pas avoir vocation à l'être. Lui va plus loin en estimant que l'Ukraine est une épine dans le pied de toute ambition eurasiatique, une potentielle pièce de la politique américaine d'endiguement de la Russie (ce qui est avéré). Poutine et ses proches sont largement acquis à cette dernière idée. Ils n'imaginaient évidemment pas réaliser de projet eurasiatique digne de ce nom sans l'Ukraine. Lorsque le président Viktor Ianoukovitch a été chassé du pouvoir par la révolution pro-européenne de 2013-2014, laquelle était soutenue par les États-Unis mais émanait du souhait de la majorité de la population de se tourner vers l'Union européenne plutôt que vers Moscou (sauf chez les russophones), la vision de l'Ukraine comme un État gênant et hostile aux intérêts russes a pris une nouvelle dimension aux yeux du Kremlin. Certaines des thèses de Douguine qui étaient jusqu'ici relativement écoutées à Moscou sont devenues nettement plus audibles. Poutine n'en est pas pour autant devenu partisan d'une absorption complète de l'Ukraine comme le préconise Alexandre Douguine, mais il est possible qu'il ait évolué d'un souhait d'intégrer l'Ukraine à la sphère russe à un projet d'annexion formelle (sur le modèle du précédent criméen) ou de facto (par un contrôle à distance) des provinces ukrainiennes russophones ou historiquement russes à partir de ce moment. Il est aussi plausible que le président ait alors sérieusement intégré certains aspects de la vision de Douguine, d'une manière plus modérée que les faucons nationalistes qui composent une partie de son entourage.

Fondamentaux de géopolitique n'est probablement pas aussi influent que ne le prétendent tant d'articles qui ont l'air de se fonder sur les mêmes sources plus ou moins fiables : il paraît peu concevable que les élites militaires et diplomatiques russes, qui comptent parmi les plus compétentes du monde, y voient une source sérieuse d'inspiration (il y a une différence entre annexer la Crimée et potentiellement Narva ou Donetsk, et absorber toute l'Ukraine ou la Finlande). Si l'ouvrage est un « classique », peut-être est-ce par sa notoriété (Fondamentaux de géopolitique est un succès de librairie) et par son caractère sulfureux. En revanche, la vision qu'a Douguine de l'Ukraine et ses préconisations vis-à-vis du Royaume-Uni et des États-Unis ont potentiellement contribué à la radicalisation des positions du Kremlin sur ces sujets.

Plus largement, Alexandre Douguine a-t-il une influence sur le président russe ? L'idée qu'il soit une éminence grise est une complète exagération. Douguine écrit visiblement sous l'emprise du délire, mais certains journalistes occidentaux aussi. Selon un ancien conseiller économique de Vladimir Poutine, Andreï Illarionov, cité par Michel Eltchaninoff : « les proclamations grossières de Douguine insultent l'intelligence du président40 ». Entre ses succès de librairie et ses apparitions médiatiques, Douguine a pignon sur rue en Russie mais il y est très critiqué, y compris au sein des milieux conservateurs et nationalistes. Certaines de ses idées infusent comme nous le verrons au sein des milieux dirigeants, mais il n'a pas converti Poutine à la reconquête totale de l'ex-URSS, ni à l'établissement d'un régime fasciste et impérial. Il est par contre avéré que le chef de l’État russe s'est penché sur ses idées, et que plusieurs de ses proches entretiennent des relations avec Douguine. Les signes les plus probants d'une quelconque influence de Douguine dans la politique de Poutine se retrouvent dans la radicalisation de son discours, qui semble emprunter à la rhétorique de l'idéologue nationaliste. S'il n'est même pas certain que cet illuminé ait un jour rencontré le dirigeant russe, le fait qu'il soit l'ami de certains proches de Poutine autorise une relation au moins indirecte.

Nous n'allons pas nous pencher sur la pensée politico-philosophique d'Alexandre Douguine, qui emprunte à une forme particulièrement radicale de traditionalisme, aux éléments les plus réactionnaires de la philosophie politique russe, à des courants ésotériques et mystiques, à la « Nouvelle Droite européenne » (mouvance d'extrême-droite dont certains réseaux et idées sont en voie d'être recyclés en France dans l'entourage de personnalités comme Marion Maréchal), à la « révolution conservatrice » allemande... et à certaines écoles du fascisme et du nazisme. Douguine se revendique lui-même d'une forme nouvelle de fascisme, ce qui commence à faire beaucoup pour un seul homme, et a cité en exemples plusieurs figures et organisations liées au Troisième Reich. Cela fait de lui un marginal et un extrémiste aux yeux du grand public russe comme de l'essentiel des milieux dirigeants.

En revanche, Douguine, traducteur de René Guénon et lecteur de Julius Evola, a contribué à la renaissance du pérennialisme, école philosophique opposée à l'héritage des Lumières et de la « modernité » occidentale et fondée sur l'idée d'une « Tradition primordiale » commune à l'essentiel de l'humanité. Douguine en fait une lecture politique et souhaite le retour à la Tradition (dont il a une conception étroite et exclusive) face au monde moderne, au libéralisme, aux valeurs « dégénérées » de l'Occident. Cette vision se retrouve entre autres dans son ouvrage La Quatrième théorie politique (traduit en français aux éditions d'extrême-droite Ars Magna), qui a bénéficié d'une véritable influence en Russie (jusqu'au Kremlin) et à l'étranger (notamment au sein des extrême-droites européennes). Aux trois grandes idéologies qui se sont selon lui succédé durant l'époque contemporaine (libéralisme, marxisme, fascisme), Douguine propose d'y substituer une quatrième qui emprunterait des éléments des trois et se fonderait sur le concept de Dasein plutôt que sur l'individu, la classe et la race (ou la nation) qui sont respectivement à la base des trois précédentes idéologies. La Tradition est au cœur de cette nouvelle idéologie politique.

Et ce serait à la Russie, à la tête d'une sphère eurasiatique opposée à l'Occident tel que nous le connaissons, de porter cette alternative. Pour cela, il faut une alliance hétérodoxe entre l'orthodoxie telle que conçue par l’Église russe alliée à Poutine, les courants chrétiens traditionalistes, mais aussi l'islam tant que celui-ci n'est pas dans une perspective de destruction de la chrétienté. On retrouve là la synthèse entre orthodoxie et islam, entre ethnies européennes ou asiatiques, entre panslavisme et pantouranisme ou panturquisme, au cœur de l'existence même de la Russie multiethnique et plus largement de toute future communauté eurasienne. Au-delà de l'orthodoxie, des courants traditionalistes du christianisme et de l'islam, la Tradition pourrait aussi rassembler d'autres populations souhaitant rejeter la domination occidentale. Cette thèse semble faire des émules auprès du Kremlin et infuser, même indirectement, dans des courants réactionnaires en Russie comme à l'étranger.

Quoiqu'il en soit, Alexandre Douguine est un cas d'école des incompréhensions qui entourent la politique russe, et des fantasmes répandus dans certains médias. Il n'est ni l'inspirateur de la politique du Kremlin, ni annonciateur du tournant que prendra celle-ci. En revanche, Douguine est la preuve que des ultranationalistes partisans d'une politique étrangère impérialiste, agressive et frontalement opposée à l'Occident parviennent à faire entendre certaines de leurs idées au pouvoir russe, qui en reprend une version plus modérée et adaptée à son agenda. Les idéologues extrémistes comme Douguine sont marginaux et le resteront sans doute, mais ils ne sont pas combattus et muselés par le régime de Poutine qui se montre bien plus dur à l'égard d'autres personnalités et organisations politiques. Alexeï Navalny a moins sa place dans la vie publique régentée par le Kremlin que Douguine, ce qui en dit long. Parmi d'autres idéologues extrémistes ayant renforcé leur audience au fur et à mesure de l'affirmation du nationalisme impérial de Poutine, citons le « patriote socialiste » Alexandre Prokhanov. Cet autre rouge-brun estime que la Fédération de Russie est le « cinquième empire » après la Rus de Kiev et de Novgorod, la Moscovie, l'Empire des Romanov et l'URSS. Selon lui, « la Russie est par nature un empire dont les frontières respirent41 ». Pour lui, son pays se tournera de plus en plus vers les puissances orientales en vue d'une « nouvelle guerre mondiale »... Une prophétie qui peut laisser dubitatif, mais celles d'Alexandre Douguine annonçant la guerre en Géorgie, l'annexion de la Crimée et la stratégie de déstabilisation massive des démocraties occidentales ne paraissaient-elles pas tout aussi impensables ?

Dès la chute de l'URSS, certains responsables politiques russes ou prorusses paraissaient peu crédibles lorsqu'ils défendaient des positions irrédentistes agressives qui ont fini pour certaines par se matérialiser. Àtitre d'exemple, l'ancien vice-président russe de l'époque d'Eltsine Alexandre Rutskoï (qui fut même un moment reconnu président par le Congrès des députés du peuple durant la crise constitutionnelle de 1993), défendait ouvertement des revendications territoriales sur la Crimée, sur la ville kazakhe à majorité russe d'Öskemen, et sur celle de Narva, en Estonie. De telles idées rencontraient un certain écho dans toutes les catégories de la population, malgré l'importance des problèmes intérieurs (effondrement économique, corruption, adaptation au jour le jour à la vie post-soviétique). Àla même époque, l'ancien « président » de factode l’État fantoche d'Ossétie du Sud, Eduard Kokoïty, estimait que son territoire devait être réintégré à la Russie. Avec du recul, de telles prises de position ne semblent plus si fantasques. S'il faut arrêter de donner à Douguine et à ses pairs plus d'influence et de proximité avec Vladimir Poutine qu'ils n'en auront jamais, il ne faut pas non plus les ignorer complètement.

Au global, on retient qu'à défaut de se baser lui-même sur une idéologie particulière, le régime de Vladimir Poutine base sa vision de la Russie et du monde sur un corpus idéologique assez cohérent. S'il n'est pas lui-même un idéologue, le président russe est entouré de conseillers et d'amis proches qui le sont. Leur influence est manifeste dans le discours mais aussi dans l'action de M. Poutine. Il en va de même pour les penseurs que nous avons cité : leur empreinte sur le régime russe et son chef dépasse le stade rhétorique, elle déteint aussi sur la politique intérieure et extérieure du Kremlin. Ces penseurs ont pour l'essentiel vécu avant l'avènement de l'Union soviétique (Léontiev, Danilevski), ont fini leur vie en exil loin d'elle (Ilyine, Berdiaev), ou ont développé une pensée éloignée de l'idéologie communiste au pouvoir (Goumilev) : si le régime de Poutine glorifie l'ère soviétique dont il est nostalgique et dont il a hérité du cadre mental, il n'y voit pas une source d'inspiration idéologique proprement dite. Léontiev et Danilevski ont vécu au XIXe siècle ; Ilyine a vécu l'essentiel de sa vie au XXe siècle, mais sa pensée réactionnaire tenait beaucoup du XIXe. Ces trois penseurs gardent une forte influence sur le régime russe au XXIe siècle, en partie parce qu'ils lui semblent garder une forte actualité. Certains bouleversements majeurs sur la scène internationale (construction européenne, démembrement de l'empire soviétique héritier de l'Empire russe, émergence de l'Asie...) ont donné raison aux trois auteurs que nous citons, et leur orientation politique sied au pouvoir qui y voit un moyen de régénérer la Russie.

On retient aussi la chose suivante : les inspirateurs du régime russe actuel, qu'il s'agisse des conseillers du président ou de leurs penseurs de référence, ont en commun de s'opposer à l'Occident et à ses valeurs, d'insister sur les particularités d'une Russie qui doit suivre sa propre voie. Cette « voie russe » est fondamentale pour la Russie de Vladimir Poutine. Après plusieurs années de consolidation, celle-ci a fini par s'imposer comme un véritable projet de société. Or, cette « voie russe » ne diverge pas seulement de l'Occident, elle s'oppose à lui ; l'opposition aux valeurs occidentales en est même devenu un pilier. Nous incluons l'Europe dans cette définition de l'Occident car la Russie de Poutine le fait elle-même : plus exactement, les penseurs qui l'inspirent établissent une profonde différence entre la Russie et l'Europe. Dans sa dimension conservatrice, l'idéologie du régime poutinien se sent proche du Vieux Continent s'agissant d'une histoire partagée, de l'héritage chrétien, des traditions... mais pas des valeurs qui sont devenues les nôtres, parmi lesquelles l'humanisme, les Lumières, la démocratie pluraliste adossée à un État de droit.

Depuis le tournant des Lumières et de la Révolution française, la Russie a connu une division entre « slavophiles » et « occidentalistes » : pour résumer à grands traits, les premiers s'opposaient à l'européanisation de l'Empire russe dont ils voulaient conserver et assumer les particularités, en vue de lui donner une voie propre. Lorraine de Meaux résume ainsi cette controverse : « A partir des années 1830, la vie intellectuelle russe est divisée par une disputatio restée irrésolue : tandis que les "occidentalistes"soutiennent l'idée d'un développement russe dans la continuité de l'européanisation voulue par Pierre le Grand, les "slavophiles"fondent l'idée d'une particularité russe reposant sur son identité orthodoxe42 », sachant que l'orthodoxie n'est pas la seule base de cette « particularité russe ». Ce clivage a d'une certaine manière perduré sous l'URSS, entre ceux qui voulaient faire de l'Union un empire universaliste acclimatant davantage la modernité occidentale, et ceux qui voulaient consolider un empire eurasien assumant son originalité. L'idéologie communiste n'était pas en cause, mais le modèle de civilisation : Lénine et Trotsky, apôtres d'une révolution mondiale, étaient europhiles et souhaitaient l'européanisation de l'ancien Empire russe, qu'ils jugeaient archaïque et retardé, quand Staline, partisan du socialisme dans un seul pays et plus attaché à la nature eurasienne de l'Union soviétique, voulait que celle-ci résiste à l'influence occidentale.

D'une certaine manière, la Russie d'aujourd'hui continue d'être traversée par ce clivage entre les héritiers des slavophiles et les occidentalistes, et si Poutine a un moment semblé être du côté de ces derniers à une époque où la Russie lorgnait encore vers l'Europe et les États-Unis tout en perdant progressivement ses illusions, ce sont les successeurs des slavophiles qui ont gagné. Nous avons vu les exemples d'Ilyine, pour qui les Européens impérialistes veulent s'emparer des marches occidentales de la Russie pour l'affaiblir, avant de démembrer celle-ci ; de Danilevski, pour qui l'inimitié entre la Russie et l'Europe est structurelle et « la lutte contre l'Occident est le seul moyen salutaire pour la guérison de notre culture russe » ; de Léontiev, pour qui « l'Européen moyen » est « l'outil de la destruction universelle », et qui anticipait l'union politique de l'Europe face à la Russie autant que le besoin de favoriser l'émergence d'une civilisation slavo-asiatique ; d'Ouvarov et Nicolas Ier ; de Goumilev et des eurasistes pour qui la Russie est fondamentalement eurasiatique et non européenne ; de Douguine, dont l'influence doit être fortement relativisée, mais pas écartée. Nous avons vu également le profil des membres du cercle le plus rapproché de Poutine et des personnalités qui pèsent le plus dans le régime au pouvoir. Tous sont, par leur nationalisme, leur conservatisme ou leur mentalité héritée du soviétisme, opposés à l'Europe telle que nous la connaissons.

L'inimitié, l'hostilité envers l'Europe moderne et l'Occident ne sont pas qu'un élément de la rhétorique du régime russe : elles sont au cœur de son corpus idéologique. Le nationalisme, l'autoritarisme, le militarisme, ne servent pas qu'à donner à la démocrature poutinienne des habits césariens, celle-ci les a chevillés au corps. Le choix d'un profond conservatisme sociétal n'est pas qu'un calcul électoral, il vise à conserver et redonner vie à l'âme russe traditionnelle. Quoiqu'il en soit, l'idéologie composite de la Russie de Vladimir Poutine semble avoir trouvé une certaine maturité, et elle semble être là pour durer. Du moins, le gouvernement entend s'y fixer, ce qui n'augure pas d'un prochain apaisement des tensions avec l'Occident. Qu'en est-il de la population russe ? S'il fallait résumer, nous pourrions dire que la vision du Kremlin ne fait plus véritablement consensus, mais a encore de beaux jours devant elle. On peut se risquer à dire que la Russie pourrait confirmer le choix d'une « voie russe » authentique qui survivra globalement à Poutine, que celui-ci quitte le pouvoir en 2036 ou avant. Àla soif de changement qui grandit au sein de la société russe, s'ajoutent divers signaux faibles montrant d'un côté une volonté de liquider le poutinisme pour se tourner vers des valeurs plus proches de celles des démocraties libérales, de l'autre des velléités de s'éloigner encore de l'Occident sur les plans politique, culturel et sociétal, la majorité des Russes se situant entre les deux ou faisant montre d'une attitude attentiste, qu'elle soit enthousiaste ou résignée.

Aurélien Duchêne

Sources et notes :

1Le fameux « palais de Poutine » sur les bords de la mer Noire à Guelendjik, dont Alexeï Navalny et sa Fondation anti-corruption ont montré la démesure et le luxe indécent dans leur documentaire viral de janvier 2021, en est une spectaculaire illustration.

2Sylvie Kaufmann, « L’ennemi intérieur de Vladimir Poutine », Le Monde, 17 avril 2014, https://www.lemonde.fr/idees/article/2014/04/17/l-ennemi-interieur-de-vladimir-poutine_4400881_3232.html

3Mikhail Zygar, All the Kremlin's Men : Inside the Court of Vladimir Putin, New York, Public Affairs, 2016 [2015].  Traduction française par Paul Simon Bouffartigue, Les Hommes du Kremlin, Paris, Le Cherche midi, 2018.

4Catherine Belton, Putin's People : How the KGB Took Back Russia and Then Took on the West, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2020.

5Vladimir Fédorovsi, Au cœur du Kremlin, des tsars rouges à Poutine, Paris, Stock, 2018.

6Tania Rakhmanova, Au cœur du pouvoir russe, Paris, La Découverte, 2014.

7NB : les noms russes se terminant en « eev » se prononcent « eyev ».

8Sébastian Seibt, « Arkadi Rotenberg, loyal oligarque et heureux propriétaire du "palais de Poutine" », France 24, 2 février 2021, https://www.france24.com/fr/europe/20210202-arkadi-rotenberg-loyal-oligarque-et-heureux-propri%C3%A9taire-du-palais-de-poutine

9Faustine Vincent, « Le président ukrainien Zelensky fait fermer trois chaînes prorusses », Le Monde, 5 février 2021, https://www.lemonde.fr/international/article/2021/02/05/le-president-ukrainien-zelensky-fait-fermer-trois-chaines-prorusses_6068914_3210.html

10Benoît Vitkine, « Les mauvais génies de Moscou à l’étranger », Le Monde, 18 septembre 2020, https://www.lemonde.fr/international/article/2020/09/18/les-mauvais-genies-de-moscou-a-l-etranger_6052748_3210.html

11Robert Coalson, « 'God Is With Us!' : Staunch Russian Conservatives Aim To Control The 2021 Duma Elections », Radio Free Europe/Radio Liberty, 27 novembre 2020, https://www.rferl.org/a/god-is-with-us-staunch-russian-conservatives-aim-to-control-the-2021-duma-elections/30971925.html

12« The Leader of Crimea Says Russia Should Bring Back Monarchy », The Moscow Times, 15 mars 2017, https://www.themoscowtimes.com/2017/03/15/the-leader-of-crimea-says-russia-should-bring-back-monarchy-a57435

13« Putin disapproves of debating whether Russia should return to monarchy », Agencia EFE, 15 mars 2017, https://www.efe.com/efe/english/world/putin-disapproves-of-debating-whether-russia-should-return-to-monarchy/50000262-3208345

14Irina Pankratova, « Russia’s ‘Orthodox tycoon’ is bankrolling a monarchist movement — but where does he get his money ? », The Bell, 22 novembre 2020, https://thebell.io/en/russia-s-orthodox-tycoon-is-bankrolling-a-monarchist-movement-but-where-does-he-get-his-money/

15Benoît Vitkine, « Les mauvais génies de Moscou à l’étranger », op. cit.

16Thomas Grove, « Czar Vladimir ? Putin Acolytes Want to Bring Back the Monarchy », The Wall Street Journal, 13 décembre 2018, https://www.wsj.com/articles/czar-vladimir-putin-acolytes-want-to-bring-back-the-monarchy-11544732680

17Il y a trois Églises orthodoxes en Ukraine, l’Église orthodoxe d'Ukraine devenue autocéphale en 2018-2019 étant la principale d'entre elles.

18Marc Nexon, « Coronavirus : le prêtre de Poutine s'envoie en l'air », Le Point, 14 avril 2020, https://www.lepoint.fr/monde/coronavirus-le-pretre-de-poutine-s-envoie-en-l-air-14-04-2020-2371358_24.php

19Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Vladimir Poutine, Paris, Actes Sud, 2015.

20Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Vladimir Poutine, op. cit., p. 47.

21Luis Lema, « Ceux qui inspirent la pensée de Poutine », Le Temps, 1er mars 2015, https://www.letemps.ch/sites/default/files/media/2015/03/01/3.0.232032509.pdf

22Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Vladimir Poutine, op. cit., p. 58.

23Ibid, p. 97.

24Ibid, p. 97.

25Pour aller plus loin, un résumé analytique de La Russie et l'Europe est disponible à cette adresse : https://bibliotheque-russe-et-slave.com/Livres/Danilevski_-_La_Doctrine_panslaviste.htm

26Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Vladimir Poutine, op. cit., p. 98.

27Ibid, p. 76.

28Marie-Pierre Rey, La Russie face à l’Europe, d’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine, Paris, Flammarions, op. cit., p. 193.

29Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Vladimir Poutine, op. cit., p. 98.

30« Address to the Federal Assembly », site du Kremlin, 12 décembre 2012, kremlin.ru : http://en.kremlin.ru/events/president/news/17118

31« National open lesson "Russia Focused on the Future" », site du Kremlin, 1er septembre 2017, http://en.kremlin.ru/events/president/news/55493

32Jean-Sylvestre Mongrenier, Le monde vu de Moscou : dictionnaire géopolitique de la Russie et de l'Eurasie postsoviétiques, Paris, PUF, 2020, p. 362.

33Ibid.

34Vincent Jauvert, « Le Raspoutine de Poutine », Le Nouvel Observateur, 3 mai 2014, https://www.nouvelobs.com/monde/ukraine-la-revolte/20140503.OBS6009/le-raspoutine-de-poutine.html

35Anton Barbashin, Hannah Thoburn, « Putin's Brain : Alexander Dugin and the Philosophy Behind Putin's Invasion of Crimea », Foreign Affairs, 31 mars 2014, https://www.foreignaffairs.com/articles/russia-fsu/2014-03-31/putins-brain

36« The Chronicle of a Caucasian Tragedy », Der Spiegel, 25 août 2008 https://www.spiegel.de/international/world/road-to-war-in-georgia-the-chronicle-of-a-caucasian-tragedy-a-574812.html

37Sean MacCormac, « Aleksandr Dugin: Putin’s Rasputin ? », Center for Security Policy, 4 mars 2015, https://www.centerforsecuritypolicy.org/2015/03/04/aleksandr-dugin-putins-rasputin/

38John B. Dunlop, « Aleksandr Dugin's Foundations of Geopolitics », The European Center (Stanford), 31 janvier 2004, https://tec.fsi.stanford.edu/docs/aleksandr-dugins-foundations-geopolitics

39George Barros, « The West Overestimates Aleksandr Dugin’s Influence in Russia », Providence Magazine, 8 juillet 2019, https://providencemag.com/2019/07/west-overestimates-aleksandr-dugins-influence-russia/

40Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Vladimir Poutine, op. cit., p. 107.

41Ibid., p. 136.

42Lorraine de Meaux, « La fin de l'URSS ou la seconde mort de l'Empire russe (1989-1991) », in Patrice Guennifey et Thierry Lentz (dir.), La fin des empires, Paris, Perrin, coll. « Tempus », 2017 [2016], p. 531.