Pourquoi la possibilité de nouveaux conflits majeurs ne doit pas être sous-estimée

Le monde n'a jamais été autant en paix. A une tendance générale à la pacification s'ajoutent plusieurs facteurs rendant improbables de nouveaux grands conflits. Pourtant, nous vivons peut-être, comme à la Belle Epoque, une autre "Grande Illusion" précédant d'impensables tragédies.

Pourquoi la possibilité de nouveaux conflits majeurs ne doit pas être sous-estimée

Cela fait depuis le choc du 11 septembre 2001 que l'on répète chaque année à l'envi que la thèse irénique d'une « fin de l'histoire », synonyme d'extension à l'ensemble de l'humanité de la démocratie libérale et d'une paix durable à laquelle l'Occident adhérait largement au sortir de la Guerre froide, a été balayée par un nouveau cycle historique. Ces dernières années, nous avons découvert à quel point les « passions tristes » restaient encore un moteur de l'histoire au fur et à mesure que celle-ci accélérait. L'évolution du contexte international, des nouvelles crises politiques et sécuritaires à la grande crise du capitalisme, des premiers signes de la montée de nouveaux régimes autoritaires à ceux d'une montée des courants dits « populistes » au sein des démocraties, a achevé d'éteindre l'essentiel des illusions qui avaient bercé l'Occident entre l'effondrement du bloc communiste et celui des Twin Towers. Le tout sur fond de bouleversements technologiques et démographiques et d'accentuation de l'urgence environnementale : la nécessité pour la communauté internationale de s'attaquer à ces trois défis majeurs de notre siècle a d'ailleurs contribué à ce que nous baissions la garde sur le retour des menaces sécuritaires et militaires, vues comme des reliquats du passé.

Le retour du tragique s'est donc imposé au cœur de l'histoire, alors que beaucoup voulaient y voir un accident de l'histoire. En France, c'est le traumatisme de la vague d'attentats majeurs de 2015-2016 qui a achevé de dessiller les yeux de ceux qui croyaient que la menace islamiste et la perspective d'actes de guerre sur notre territoire relevaient du fantasme. Ce réveil sanglant a remis les enjeux régaliens au cœur de la vie publique et poussé la classe politique française à redécouvrir la nécessite de réarmer la justice, la sécurité et surtout la défense nationale dont le budget avait été continuellement sacrifié par les gouvernements et majorités successifs. Dans le même temps, l'aggravation du contexte international, illustrée en Europe et en Méditerranée par l'annexion de la Crimée par la Russie et la guerre du Donbass, l'émergence de Daesh en plein chaos syrien et irakien, l'expansion de la conflictualité au Sahel et en Libye et l'agressivité du régime turc, ont confirmé le besoin pour les États européens de réinvestir dans leur outil de défense, comme ils s'y étaient engagés pour la plupart lors du sommet de l'OTAN de septembre 2014 à Newport.

Les nouvelles perspectives stratégiques ont conduit dès la fin des années 2010 à reconsidérer le risque de nouveaux conflits majeurs, à présent largement reconnu comme plausible. Si l'on ne peut pas encore parler de consensus, un nombre croissant de militaires, chercheurs issus de disciplines variées, dirigeants et ex-dirigeants politiques ou cadres d'institutions internationales, etc., évoquent désormais ouvertement la possibilité de guerres entre grandes puissances qui paraissaient il y a quelques années encore extrêmement improbables. Nous verrons plus loin que les principaux responsables des armées françaises envisagent aujourd'hui très sérieusement la possibilité d'un futur « conflit de survie », face à laquelle devra se poser la question de reconstruire une véritable « armée de guerre ».

Peut-être s'agit-il pour certains d'un effet de mode : en redevenant centrale après avoir été reléguée au second plan derrière les « conflits du moment », asymétriques et de basse intensité, la question des guerres classiques et conflits de haute intensité1renouvelle l'étude du fait guerrier (polémologie, war studies, relations internationales, stratégie...). On peut même faire l'observation suivante : après tant d'années à aborder la question de la conflictualité sous des angles plus complexes que jamais (terrorisme et contre-terrorisme, contre-insurrection, maintien de la paix, guérilla, cyberguerre, guerre hybride, guerre par proxy, lutte militaire contre le crime organisé...), le retour au premier plan de la possibilité de guerres classiques offre cyniquement une dose de simplicité et de familiarité dans un monde de plus en plus insaisissable. Notre époque se caractérise par la complexité des sujets et acteurs internationaux, le brouillage des frontières quelles qu'elles soient, y compris entre la paix et la guerre qui s'apparentent souvent à des zones grises, des États comme la Russie menant des manœuvres conflictuelles tout en restant sous le seuil du conflit ouvert. Le fait de brandir le spectre d'affrontements entre grande puissances peut donc parfois répondre à une quête de clarté, de lisibilité dans le désordre international. La possibilité, terrifiante, de nouveaux conflits majeurs, évoque aussi le retour de l'histoire avec un grand « H » et des ruptures qui la rythment. Alors qu'on peine à déceler un quelconque horizon dans les « conflits du moment » qui s'éternisent en guerre sans fin ni victoire discernables, et dans les multiples crises qui éclatent ou se font jour, la perspective de voir s'affronter de grandes puissances mondiales peut aussi réveiller celle d'un sens de l'histoire. L'idée croissante en Occident (ancrée en Chine semble-t-il depuis plus longtemps) que la Chine et les États-Unis se dirigeraient peut-être inévitablement vers une guerre procède d'une telle vision.

Malgré tout, si la possibilité de nouveaux conflits majeurs est à nouveau largement prise au sérieux, c'est en raison de signaux faibles et de tendances de fond qui rendent crédible un tel scénario. Loin d'être un effet de mode au sein de la communauté stratégique ou des médias, cette question a toutes les chances de rester centrale dans les prochaines années car les risques devraient continuer de croître. Nous n'en sommes probablement qu'au début. Si de futures générations d'historiens doivent écrire que notre siècle aura lui aussi été émaillé de conflits majeurs dans lesquels la France aura été impliquée, ils retiendront peut-être la charnière des décennies 2010 et 2020 comme le moment d'une première prise de conscience.

Cela étant, beaucoup d'éléments portent à croire que ces sombres prédictions ne peuvent se matérialiser. Tant de facteurs continuent de rendre impensables de grands conflits « à l'ancienne », qui ne seraient dans l'intérêt d'aucun potentiel belligérant. De la dissuasion nucléaire à la mondialisation, en passant par les restes de l'ordre international hérité de la Seconde Guerre mondiale et les changements de mentalités, les raisons de ne pas croire au retour de guerres majeures dont (supposément) personne ne veut sont à la fois solides et connues. Comme dit plus haut, plus personne ne croit à la « fin de l'histoire ». Mais il y a de nombreuses raisons de croire à la disparition progressive du phénomène guerrier. Au XXIesiècle, beaucoup de signes encourageants portent à croire que nous sommes en voie d'en finir bientôt avec ce « fléau de la guerre qui deux fois en l'espace d'une vie humaine a infligé à l'humanité d'indicibles souffrances », pour reprendre la magnifique formulation du préambule de la Charte des Nations Unies de 1945. Jamais dans l'histoire de l'humanité le rêve de paix universelle et perpétuelle n'a semblé si atteignable, si proche. Fait nouveau dans l'histoire, nous pouvons raisonnablement espérer qu'il puisse se matérialiser à l'horizon du siècle. Mais d'ici là, la possibilité que surviennent des conflits majeurs impliquant des puissances comme la Russie, la Chine et des membres de l'OTAN est bien plus crédible qu'on ne le croit. Voici pourquoi la possibilité de futurs conflits majeurs entre grandes puissances ne doit pas être sous-estimée.

Les tendances de long terme tendent vers une pacification du monde

Le retour de conflits majeurs entre grandes puissances semble encore impensable pour des raisons qui s'inscrivent dans le long terme. « On n’atteint [...] une civilisation que dans le temps long. [...]Cette histoire au long souffle [...]a ses avantages [...]: elle oblige à penser, à expliquer en termes inhabituels et à se servir de l’explication historique pour comprendre son propre temps2 », écrivait l’immense historien Fernand Braudel. Alors que l’on présente à raison notre époque comme violente, instable et imprévisible, la « longue durée » nous permet de nuancer ce constat. L’étude du temps long nous enseigne que notre époque n’est comparable à nulle autre, parce que depuis quelques décennies, la paix y est devenue la norme universelle pour la toute première fois de l’histoire. Que l'on parle de la Syrie ou du Sahel, la guerre est devenue une anomalie. La paix, elle, n'est plus le nom donné à d'heureuses parenthèses entre des guerres qui étaient le moteur de l'histoire, c'est une dynamique propre !

La phagocytose du discours médiatique par la quête de sensationnel et le besoin de couvrir l’actualité d’un côté, et le manque de recul et de vision du discours politique de l’autre, déforment notre vision d’un monde qui ne s’est en réalité jamais si bien porté, notamment sur le plan de la violence. Nous n’avons probablement jamais connu aussi peu de conflits armés dans le monde, la quasi-totalité d’entre eux étant des conflits intraétatiques qui se règlent désormais plus souvent par une solution politique que par la victoire militaire d’un camp sur les autres. Dans la plupart des régions du globe, la paix est suffisamment ancrée pour que les populations puissent envisager, comme en Europe occidentale, de voir les prochaines générations grandir sans connaître le feu. Un phénomène pratiquement inédit dans l'histoire, avec quelques rares précédents localisés tels que les deux siècles de relative Pax romana dans le monde méditerranéen.

La violence au sein des sociétés est elle aussi à son plus bas niveau historique, après avoir été sans discontinuer un pilier de la vie en société durant des millénaires. Certes, nous faisons face en France à ce que d'aucuns décrivent comme un « ensauvagement » ; la montée, ou plutôt la remontée de l'insécurité dans notre pays est une réalité, du fait d'un affaiblissement de nos politiques de Justice et de sécurité qu'a notamment détaillé mon ami le général Bertrand Soubelet dans ses ouvrages. Au-delà du retour du terrorisme islamiste qui reste une menace extrêmement forte, la dégradation de la sécurité publique en France est une réalité, tout comme le risque d'un embrasement qui pourrait survenir dans les fameux « territoires perdus de la République ». Il ne s'agit pas de verser dans l'angélisme. Mais nous parlons encore une fois de tendances de long terme à l'échelle planétaire : or, celles-ci pointent vers une réduction de la violence et de la conflictualité (du moins était-ce le cas jusqu'à la charnière des années 2010-2020).

Les statistiques de la pacification du monde sont spectaculaires. En ce début de XXIe siècle, comme le rappelle Yuval Noah Harari, 1% de la mortalité mondiale serait d’origine violente, soit cinq fois moins qu’au siècle précédent, et quinze fois moins qu’au sein des sociétés de l’ère préindustrielle ; remarquant que les victimes de guerres (120 000) et de crimes (500 000), ou les suicidés (800 000), étaient sur l’année 2012 moins nombreux que les victimes du diabète (1,5 million), Harari résume de manière parlante le déclin de la violence à travers le monde : « le sucre est devenu plus dangereux que la poudre à canon3 ». À titre d'exemple, le nombre d'homicides pour 100 000 habitants était selon l’historien Niall Ferguson de 50 à Londres au XVe siècle, et même deux fois plus élevé dans la cité voisine d’Oxford ; l’hyperviolence n’épargnait aucun niveau de la société, plus du quart des morts au sein de l’aristocratie anglaise entre 1330 et 1479 étant des morts violentes4. À côté de cela, le Venezuela, le Brésil ou l’Afrique du Sud d’aujourd’hui passeraient pour des havres de paix. Steven Pinker, dans The Better Angels of Our Nature : Why Violence has Declined5, montre le rôle de certains ressorts psychologiques dans la réduction spectaculaire du niveau de violence à l'échelle de l'humanité. Si les atrocités du XXe siècle, au premier rang desquelles les deux Guerres mondiales et les totalitarismes, ont suscité quantité d'études sur les pires aspects de la nature humaine ou leur ont donné une place centrale dans la culture populaire, des travaux comme ceux de Pinker nous rappellent que nous devrions malgré tout accorder davantage d'intérêt (et de confiance) aux aspects les plus vertueux de notre nature.

Affronter la réalité du monde impose d’en connaître la dangerosité, mais aussi de reconnaître que celui-ci ne s'est jamais aussi bien porté en de nombreux points. Nous vivons dans un monde où les progrès s'enchaînent et s'affermissent, comme l'expose données à l'appui le passionnant Progress : Ten Reasons to Look Forward to the Future6, du Suédois Johan Norberg. Alors que l’extrême pauvreté est souvent un facteur de violence, on y apprend par exemple que la part de l’humanité vivant avec moins de 2 $ par jour est passée de 44,3% à 9,6% entre 1981 et 2015 ; tandis que l’ignorance est généralement vue comme l’un des principaux obstacles à la paix, nous sommes passés de 79% d’illettrés en 1900 à moins de 15% en 2014, ce qui a sans doute contribué à la stabilisation de nombreuses régions du monde. Certes, les ravages liés à la crise du COVID-19 sont en train d'annuler pour plusieurs années une partie de tous ces progrès et nul ne sait à l'heure d'écrire ces lignes quelles en seront les conséquences à long terme, mais le fait est que jamais l'humanité n'a autant progressé face à certains maux auxquels les sociétés ont cherché à apporter des réponses durant des millénaires. Norberg recense également les prédictions erronées de futurologues qui nous promettaient l’apocalypse : à titre d’exemple, un vaste public a adhéré il y a 50 ans à la théorie de la « Bombe P » de Paul Ehrlich, qui voyait la croissance démographique mondiale devenir insoutenable et faire mourir de faim des centaines de millions d’humains dans les années 1970-1980. L’échec de ce genre de prédictions terrifiantes peut nous faire relativiser certaines inquiétudes actuelles, bien que la très forte croissance démographique africaine puisse par exemple être préoccupante à juste titre (environnement, migrations, conflits de ressources).

Le monde n’a jamais si peu ressemblé à celui que présentent les journaux télévisés obnubilés par les malheurs collectifs, et les nostalgiques du monde d’hier n’ont sur ce point jamais eu aussi tort. Le prisme médiatique nous offre une vision excessivement sombre du monde contemporain, en privilégiant presque systématiquement les sources de malheur public aux raisons d'espérer, y compris lorsque ces dernières sont plus nombreuses. Les médias s'attardent davantage sur les crises, guerres et violences dans le monde entier que sur les avancées majeures qui le rendent chaque fois un peu plus vivable. Enfin, pour d’évidentes raisons, l'actualité en continu ne peuvent donner aux tendances de long terme la place qui leur revient, quand bien même elles sont souvent encourageantes. Priorité à « l’actu » oblige, il est par exemple normal de braquer les projecteurs sur une nouvelle crise humanitaire ou un massacre plutôt que sur l'amélioration tendancielle du niveau de vie et de développement humain à l'échelle de la planète, qui sont à la fois cause et conséquence de sa pacification.

La guerre va-t-elle enfin disparaître ?

Tous ces immenses progrès conduisent naturellement à parler de marginalisation du phénomène guerrier. Un tel idéal n'a certes rien de nouveau. En Europe, l’avènement de la paix perpétuelle a été théorisé à maintes reprises depuis l’époque moderne, la « Nova Atlantis » de Francis Bacon et le Projet de paix universelle d’Immanuel Kant en constituant les précédents parmi les plus connus. Cet espoir, l'histoire l'a régulièrement, et surtout cruellement, démenti à plusieurs reprises. Chaque fois que ce vieux rêve s’est trouvé renforcé – par la signature en 1648 des Traités de Westphalie censés prémunir l’Europe de nouvelles guerres de religion, par la foi des penseurs des Lumières dans le triomphe du progrès et de la « quête du Bonheur », par le sentiment des contemporains de la Belle Époque que celle-ci était faite pour durer, par le vœu pieu durant l’Entre-deux-Guerres que la boucherie de 14-18 serait la dernière de toutes, l’Europe a pénétré des cauchemars pires que les précédents. Mais la solidité de la période de paix que nous traversons donne plus de crédit que jamais à la thèse d’une disparition des conflits, d’autant qu’à l’exception d’affrontements sanglants situés en grande partie dans le fameux « arc des crises », leur raréfaction est véritablement planétaire. Au faible nombre de conflits d’ampleur entre États depuis des décennies, à la diminution des phénomènes violents, s’ajoutent comme évoqué plus haut la dissuasion nucléaire rendant théoriquement suicidaires et invraisemblables des guerres entre puissances atomiques, et l’existence d’une gouvernance internationale et d’organisations de sécurité collective bien plus efficaces dans la prévention et résolution des conflits qu’on ne le dit souvent. Chose impensable durant des millénaires, la guerre d'agression a été rendue illégale par un droit international et une architecture de sécurité collective à laquelle souscrivent l'ensemble des Etats de la planète. La guerre n'est autorisée qu'en cas de légitime défense ou par un mandat du Conseil de sécurité des Nations unies ; tout comme l'intangibilité et l'intégrité des frontières, qui ont largement contribué à la réduction des conflits entre États, cette règle a souffert quelques violations depuis 1945, mais celles-ci restent marginales si l'on remet les choses en perspective (le fait qu'elles soient de plus en plus nombreuses invite cependant à s'inquiéter). À tous ces éléments s'additionnent encore des paramètres liés à la mondialisation, à l’économie de la connaissance et à la société ouverte qui semblent être à première vue des nouveautés de notre temps.

Davantage encore que la  crainte d’une « destruction mutuelle assurée » entre puissances nucléaires, l’interdépendance et la connexion croissantes des régions du monde semblent en effet nous prémunir du pire. Si la rivalité des États n’a en rien disparu, la poursuite de leurs intérêts divergents passe désormais souvent d’abord par la convergence de ces intérêts. Il est (pour le moment du moins) plus rentable d’acheter au voisin des ressources vitales que de chercher à s’en emparer par la force. Àtitre d'exemple, on répète souvent que « les données sont le pétrole du XXIe siècle ». Cette assertion économique a une traduction géopolitique : les ressources les plus importantes de la nouvelle économie dans laquelle nous entrons ne peuvent plus être des buts de guerre. Il n’est par exemple pas exclu que la Chine tente de s’emparer par la force de réserves d’hydrocarbures disputées en mer de Chine, mais on l’imagine mal attaquer la Silicon Valley en vue d’y piller des data centers ! Tandis que le capitalisme mondialisé se base de plus en plus sur une économie de la connaissance, on voit difficilement les armées chinoises envahir Séoul ou Tokyo pour y capturer des chercheurs, comme Marcus Claudius Marcellus voulait s'emparer d'Archimède au siège de Syracuse. La Chine est par exemple engagée avec les États-Unis dans une lutte pour la suprématie technologique, mais elle a largement profité de la croissance des géants américains du numérique tout comme ceux-ci ont globalement profité de la croissance chinoise.

Il est également plus profitable pour les États poursuivant une quête de leadership économique régional d’encourager le développement de leurs voisins que de les exploiter : pour prendre un exemple provocateur mais on ne peut plus parlant, l’Allemagne a aujourd'hui davantage intérêt à ce que ses voisins soient des partenaires commerciaux dynamiques qu’à les envahir pour se tailler un espace vital. Elle a ainsi soutenu le plan de relance européen face à la crise du COVID-19 en grande partie parce qu'il n'était pas dans son intérêt de voir l'Europe du Sud (à laquelle on peut rattacher la France) décrocher sur les plans économique et financier. Hier, l’interdépendance était un moindre mal : mieux valait pour Napoléon maintenir un blocus continental globalement dommageable pour la sphère économique française si l’économie britannique s’effondrait la première. Dans le cadre des relations économiques post-Brexit, quel dirigeant français pourrait-il aujourd’hui expliquer à un chef d'entreprise français dont le Royaume-Uni est un client ou fournisseur vital que nous devons couler l'économie britannique pour remonter au classement des grandes puissances ? Ce qui précède s'inscrit dans un phénomène plus large. Au fil des siècles, risquer une guerre coûteuse en hommes et en argent était le plus souvent un bon prix à payer pour acquérir de nouvelles terres avec une population et des ressources à exploiter. Ce rapport coût-bénéfices ne s’est véritablement inversé que dans la seconde moitié du XXe siècle. Si l’on a pu voir la Russie encaisser des sanctions économiques lourdes et risquer d’être mise au ban de la communauté internationale pour annexer la Crimée, des guerres de conquête des ressources, analogues à l’invasion du Koweït par l’Irak en 1991, semblent inconcevables car les États n’y ont de prime abord plus intérêt. Nous vivons dans  une ère où l’ennemi présente plus d’intérêt vivant que mort, mais aussi libre et capable d’acheter et de vendre plutôt qu’asservi et démuni, ce qui n’a que rarement été le cas au cours des siècles précédents.

En 1748, Montesquieu écrivait déjà que « l'effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l'une a intérêt d'acheter, l'autre a intérêt de vendre ; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels […]7 ». Son idée que « le commerce guérit les préjugés destructeurs ; et c'est presque une règle générale que partout où il y a des mœurs douces il y a du commerce ; et partout où il y a du commerce il y a des mœurs douces8 » résume la théorie du « doux commerce » qui s'est enrichie jusqu'à nos jours à travers la question de l'interdépendance comme facteur de paix – ou au contraire de conflictualité. Celle-ci est l'objet de l'un des plus vieux débats au sein de l'étude des relations internationales. Pour simplifier à l'excès, cette disputatiooppose généralement des théoriciens de l'école « libérale » des RI (ont écrit à ce sujet Robert Keohane, Joseph Nye, Richard Rosecrance...) à des théoriciens de l'école « réaliste » (Kenneth Waltz, Richard Cooper ) ; les premiers avancent que l'interdépendance est vertueuse et contribue à pacifier le monde, quand les seconds estiment qu'elle n'y suffit pas, voire qu'elle est dangereuse.  Dans leur article « La paix par l’intégration ? Théories sur l’interdépendance et les nouveaux problèmes de sécurité9 », Charles-Philippe David et Afef Benessaieh, résumaient ainsi les quatre principaux postulats de l'école libérale  : « Le commerce est préférable à la guerre [du point de vue des intérêts nationaux] ; [...]L'interdépendance est une caractéristique majeure du système international actuel [et non un élément secondaire comme le pensent généralement plusieurs auteurs réalistes] ; [...]La paix présuppose l'interdépendance ; [...]Celle-ci lie les États entre eux et favorise la coopération10 ». Àl'opposé, les quatre grandes idées de l'école réaliste pourraient être résumées comme suit : « Tout conflit suppose une interdépendance préalable ; [...]L'interdépendance n'explique pas entièrement la stabilité du système ; [...]L'interdépendance est une menace à l'autonomie des États ; [...]Elle signifie une vulnérabilité potentielle, que seul le conflit peut solutionner11 ».

D'autres arguments plaident en faveur d'une pacification semble-t-il inéluctable de l'humanité. Dans un article qui a fait date, « The Demise of Ares12 » (« la disparition d'Arès », Arès étant le dieu de la guerre dans la mythologie grecque), le politologue spécialiste des questions de défense et relations internationales Bruno Tertrais avance que la marginalisation des conflits pourrait aussi être due à trois phénomènes qu'il surnomme les « 3D » (« three D's ») : démocratie, développement et démographie. La démocratie, d'abord. Rappelant que la démocratie gagne du terrain dans le monde depuis les années 1990 (du moins était-ce le cas au moment de la publication de l'article), Tertrais avance que « cela a un impact sur la sécurité internationale. L'une des rares lois solides en science politique est que les démocraties matures ne se font pas la guerre entre elles ». Comme celle du « doux commerce », la théorie de la « paix démocratique » entre les nations est ancienne ; Tertrais montre lui que la démocratie a aussi un impact à la baisse sur les guerres civiles. Le développement, ensuite. En sus du commerce international qui contribuerait à la sécurité collective par l'interdépendance, l'adoucissement des mœurs et la mutualisation des intérêts, le développement serait « également en soi un facteur de réduction de la probabilité de guerre civile,[laquelle] est fortement corrélée au PIB par habitant ». Le développement ne se limitant pas à au seul accroissement des richesses, Tertrais cite le progrès des égalités sociales, la réduction des persécutions contre les minorités contribuant à celle de la violence, et les sociétés caractérisées par une plus grande égalité des genres étant moins susceptibles de s'engager dans une expérience conflictuelle. La démographie, enfin. Bruno Tertrais évoque la théorie du youth bulge (littéralement « poussée de jeunesse ») : il y aurait statistiquement un lien entre la part des 15-24 ans dans la population totale d’un pays, et le niveau de violence collective en son sein, du fait notamment du manque de perspectives sociales pour de nombreux jeunes hommes. S'il accrédite cette idée, Tertrais estime que le vieillissement de la population va absorber ce youth bulge dans la plupart des pays concernés. L'auteur résume le rôle vertueux de la transition démographique future par l'idée qu'au fur et à mesure que les pays vieillissent, « ils deviennent moins enclins à s'embarquer dans un conflit civil ; ils deviennent également plus réticents à se lancer dans des aventures militaires à grande échelle sauf en cas de légitime défense. De plus, les dépenses sociales concurrenceront de plus en plus les budgets de défense ». Il rappelle aussi que le vieillissement renforce les chances pour un pays de devenir une démocratie, renforçant un autre facteur de pacification. Ainsi, les « 3D » se nourrissent mutuellement dans un cercle vertueux. Au-delà de ces trois tendances lourdes que sont la démocratie, le développement et la démographie, seraient à l’œuvre des mutations culturelles : Tertrais cite la thèse de Steven Pinker évoquée ailleurs dans cet article, et la « war fatigue » (lassitude de la guerre) décrite par John Mueller. Sur la base de statistiques encourageantes et des multiples études consacrées à la pacification du monde, Bruno Tertais conclut que « le conflit massif et organisé est désormais une caractéristique exceptionnelle de la société humaine et est sur le point de devenir une relique historique. Il se peut très bien qu'il ait disparu à la fin du siècle ». Si l'auteur n'écarte pas le risque de futurs conflits majeurs, dans cette publication et dans d'autres, nous ne pouvons que souhaiter que « la disparition d'Arès » devienne réalité d'ici le XXIIesiècle au plus tard. À la lumière des tendances lourdes de l’histoire récente et de l’état actuel du monde, de nombreux intellectuels avancent donc des arguments convaincants en faveur d’une pacification générale et durable de l’humanité. Rien n’est pourtant moins sûr.

Tout d'abord, parce que la pacification du monde et les phénomènes vertueux qui y contribuent, comme l'expansion de la démocratie, connaissent depuis la fin de la décennie 2010 une phase de ralentissement, voire de régression. Dans une édition récente de l'Atlas militaire et stratégique de référence qu'il dirige depuis plusieurs années, Bruno Tertrais, dont l'article « The Demise of Ares » se basait sur une dynamique de déclin de la conflictualité, concède d'ailleurs que celle-ci repart à la hausse depuis quelques années. L'auteur rappelle que « toutes les analyses » montrent depuis 1990 « une décroissance assez rapide (fin des conflits alimentés par les tensions Est-Ouest), puis une remontée récente. Essentiellement due à des conflits « mineurs » […], elle conduit, du fait de l'intensité de la guerre en Syrie13, à un accroissement du nombre de morts par an à des niveaux que l'on n'avait pas connus depuis 1990 ou bien pendant la guerre froide (plus de 100 000 morts par an)14 ». Cette « remontée récente » est certes limitée (il n'y a notamment pas d'accroissement significatif du nombre de conflits entre États, qui restent une exception) au point que l'on peut raisonnablement espérer qu'il ne s'agisse là que d'une parenthèse, d'un soubresaut dans une dynamique irréversible de marginalisation du phénomène guerrier. La thèse d'une réduction continue de la conflictualité reste à privilégier. Cependant, d'autres signaux faibles invitent à la prudence. En plus des conséquences de la pandémie de COVID-19 qui se feront sentir sur des années, la décennie 2020 s'est ouverte avec une dégradation de la situation dans de nombreux points chauds, incluant jusqu'au redémarrage brutal d'un conflit interétatique gelé au Haut-Karabagh.

En plusieurs régions du monde, le renforcement de la conflictualité redevient une tendance lourde depuis quelques années. Prenons le seul cas du continent africain, si emblématique – jusqu'à en être archétypal – de la permanence des tragédies humaines au XXIesiècle comme des espoirs de progrès et de pacification pour notre temps. On relevait en 2019 que le nombre de conflits en Afrique avait doublé dans les dix dernières années, le nombre de morts dues aux conflits remontant pour dépasser les 70 000 par an15. En République « démocratique » du Congo16, où la guerre du Kivu n'est pas prête de s'arrêter, l'éclatement de la rébellion Kamwina Nsapu en 2016 a par exemple contribué à renforcer l'instabilité du pays. La situation sécuritaire dans la bande sahélo-saharienne semble se dégrader. En Éthiopie, la fin de l'année 2020 a vu éclater la guerre du Tigré, aux conséquences humanitaires déjà graves, et un nouveau différend avec le Soudan. S'agissant de la démocratisation du monde, la dynamique s'est visiblement enrayée. Bien qu'il n'ait qu'une valeur indicative et repose sur une méthodologie critiquable, l'Indice de démocratie (Democracy index) publié chaque année par The Economist, avec un score pour chaque pays, était pour l'année 2020 au plus bas depuis la création de l'indice en 200617. Certes, les restrictions liberticides dues à la pandémie ont beaucoup pesé dans une telle régression, mais malgré des résultats encourageants dans un petit nombre de pays engagés pour certains sur la voie de la démocratisation, la démocratie semble reculer dans le monde depuis la seconde moitié des années 2010. Triste symbole, le Democracy index pour l'année 2020 a été publié le lendemain du coup d’État en Birmanie (1er février 2021)...

Ensuite, la plupart des éléments précédemment cités, comme les interdépendances liées à la mondialisation, l'avènement de l'économie de la connaissance, l'existence d'une gouvernance mondiale, les changements dans les mentalités, restent précaires et ne sont pas des garanties contre de nouveaux affrontements majeurs. Nous avons parlé à l'instant d'une remontée de la conflictualité et d'une fragilité du processus de pacification qui a permis jusqu'ici de rendre notre monde toujours moins violent. Àpremière vue, ceci ne remet en cause (espérons-le) ni le fait que la tendance de long terme soit à la marginalisation de la guerre et de la violence de masse, ni l'improbabilité de futurs conflits majeurs en grandes puissances. Mais l'histoire n'est pas linéaire : la probabilité que les conflits vont continuer malgré tout à se raréfier dans les prochaines décennies n'exclut pas de nouveaux bains de sang au même titre, par exemple, que la Guerre civile a éclaté en dépit d'une telle dynamique de pacification globale. De même, les risques de conflit entre grandes puissances remontent à des niveaux supérieurs à ceux de la Guerre froide : la remontée des risques n'équivaut certes pas forcément à celle de la probabilité de les voir se matérialiser. En revanche, elle accroît les possibilités d'accidents, de ruptures improbables. Nous devons cesser de confondre l'absence prolongée de guerres majeures avec une absence de risques de guerres majeures.

Surtout, les facteurs censés nous prémunir du retour de grands conflits ne sont au regard de l’histoire pas si nouveaux qu’on ne le croit généralement, hormis le feu nucléaire, dont il serait imprudent de croire que l’improbabilité de son emploi élimine aussi tout risque de conflit conventionnel entre puissances dotées (les belligérants peuvent aller loin dans l'affrontement tout en restant sous le seuil nucléaire). Les certitudes d’aujourd’hui sur l'impossibilité de nouveaux grands conflits rappellent celles énoncées hier, notamment par des auteurs que nous avons largement oubliés. On peut prédire la marginalisation progressive de la guerre à la lumière de tendances lourdes : on peut aussi rappeler que le risque de mauvaises surprises ne doit pas être sous-estimé à lumière de certains précédents historiques.

Quand les certitudes d’aujourd’hui sur l'impossibilité de nouveaux grands conflits rappellent celles de la Belle Époque

Pour toutes les raisons citées plus haut, nous avons en ce début de décennie 2020 le sentiment d’être immunisés face au retour des conflits à grande échelle, à défaut de l'être contre les grandes pandémies ou contre les conséquences croissantes du changement climatique. Mondialisation, interdépendance, démocratie, développement humain, progrès technologique : nous pensons que les principaux obstacles au retour du pire sont largement nouveaux et propres à notre époque. Mais ces certitudes ressemblent à celles qui prospéraient dans le débat public à la fin du XIXesiècle, peu avant la Première Guerre mondiale. Les arguments qui s’opposent aujourd’hui au retour de grands conflits étaient souvent déjà présents chez des penseurs très influents à la Belle Époque et dont le grand public n'entend aujourd’hui plus parler.

Le « plus fameux de ces prophètes démentis18 » est probablement Jan Gotlib Bloch (dit Ivan Bloch ou Jean de Bloche). Né en 1826 dans ce qui était alors la partie polonaise de l'Empire russe, cet industriel et intellectuel pacifiste s’est penché sur le futur de la guerre tel qu’on pouvait l’imaginer dans le dernier quart du XIXe siècle. Ses écrits qui lui avaient valu le prix Nobel de la paix en 1901 sont largement tombés dans l'oubli, mais mériteraient d'en sortir. Bloch avait mené une réflexion interdisciplinaire, étudiant aussi bien le formidable potentiel des nouvelles sociétés industrielles (technologie, infrastructures, organisation du travail, optimisation et massification des processus de production, croissance démographique et urbanisation, modernisation de la finance, extension du commerce international…) que les nouveautés dans le domaine militaire. Observateur assidu des relations internationales, Jan Gotlib Bloch avait pu voir l’émergence d’un nouveau type de guerre apparu avec les guerres de Crimée et de Sécession se concrétiser plus près de chez lui avec la Guerre des Duchés (1864), la guerre entre la Confédération de l’Allemagne du Nord et l’Empire d'Autriche, puis la terrible Guerre de 1870 entre la France et le futur Empire allemand. Dans Impossibilités techniques et économiques d’une guerre entre grandes puissances19et La Guerre future aux points de vue technique, économique et politique, il avançait avec des arguments convaincants l’idée que la perspective d'un conflit à grande échelle entre les grandes puissances de l’époque serait tellement suicidaire ne serait-ce que sur le plan économique qu’elle en devenait impossible, ou en tout cas impensable. Bloch a synthétisé ses réflexions dans Is War Now Imposssible ?20, dont nous allons voir à quel point certains extraits étaient prémonitoires. On relève de nombreuses similitudes entre ce qu'écrivait Bloch, et les raisons supposées nous prémunir de tout nouveau conflit majeur en-dehors de la dissuasion nucléaire.

A titre d'exemple, la mondialisation est aujourd’hui vue, on l'a dit, comme un obstacle aux grands conflits. Le commerce international dans les années 1900-1910 avait pourtant ouvert la voie à ce que de nombreux historiens considèrent comme une première mondialisation aboutie21, malgré les divers épisodes de protectionnisme comme les lois Méline en France, les tensions géopolitiques et l’insuffisance de certaines infrastructures. Le monde – en tout cas le monde occidental, avec ses colonies et dépendances – était en 1914 presque aussi interdépendant qu'il ne l'était au début des années 2000 ! Comme le notait l'un des plus grands théoriciens des relations internationales, le réaliste Kenneth Waltz, le poids du commerce (valeur cumulée des importations et exportations au niveau national) de la Grande-Bretagne, de la France, de l'Italie et de l'Allemagne représentait 33 à 52% de leurs PNB au début des années 191022. Avec un tel taux d'ouverture commerciale, une guerre entre ces grandes puissances ne pouvait relever que du suicide. Désireuses de profiter d'opportunités en France, de nombreuses entreprises allemandes ouvraient des sites de production en France pour contourner les droits de douane, installant la plupart du temps leurs bureaux dans le quartier parisien de la cité Paradis. Quant aux entreprises françaises, beaucoup étaient attirées par le dynamisme économique allemand. Un autre grand théoricien réaliste, John Mearsheimer, faisait le constat suivant : « Les années entre 1890 et 1914 furent probablement l'époque de la plus grande interdépendance économique de l'histoire de l'Europe. Pourtant, la Première Guerre mondiale a éclaté après cette période23 ». Certains auteurs, comme Erik Gartzke et Yonatan Lupu24, estiment que l'exemple de la Première Guerre mondiale comme preuve de l'échec de l'interdépendance économique à maintenir la paix n'est par pertinent, mais ceci reste encore à démontrer tant les contre-arguments sont nombreux et efficaces.

Si le commerce « adoucit les mœurs », celui-ci avait en tout cas créé au début du XXe siècle un niveau d’interdépendance suffisamment fort pour que les principaux partenaires commerciaux n’aient pratiquement aucun intérêt à se faire la guerre. N’est-ce pas encore une fois l’un des arguments avancés pour décrédibiliser l’hypothèse d’un conflit entre les pays moteurs de la mondialisation, ou un conflit entre pays d’importance moindre mais capable de déstabiliser l’organisation du commerce international ? L'histoire a hélas plusieurs fois montré que les relations commerciales étaient aussi souvent sources de conflits. On notera d'ailleurs que les écrits de Montesquieu sur le « doux commerce » pacificateur, évoqués plus haut, avaient déjà été invalidés peu après leur publication. Le volet franco-britannique de la guerre de Sept Ans (1756-1763), que d’aucuns considèrent à l’instar de Churchill comme le vrai premier conflit mondial, n’avait en effet pas pour objet les « quelques arpents de neige25 » au Canada dont parlait Voltaire, lui aussi convaincu que le commerce était facteur de paix26, mais des enjeux commerciaux d’une extrême importance qui ont plus tard installé la domination du monde anglo-saxon sur le reste de la planète... Le développement exponentiel du commerce et des échanges à tous les niveaux n’est pas nécessairement une garantie contre l'expansion de la violence de masse et le retour de grands conflits. Pour en revenir à la situation qui prévalait à la veille de la Première Guerre mondiale, celle où écrivait Bloch, d'autres phénomènes étaient censés empêcher que les grandes puissances ne s'abîment dans des conflits suicidaires.

À la Belle Époque, il était clair que l’ampleur de la production industrielle, l’explosion de la taille des villes et la démultiplication de la main-d’œuvre devaient aussi conduire à une industrialisation rapide des conflits. On commençait à entrevoir la perspective d'une transformation des guerres en compétition industrielle, où les grandes puissances mettraient à contribution des millions d’ouvriers (ou plutôt d’ouvrières du fait de la mobilisation) pour produire en quantités astronomiques armes et munitions, où les obus pleuvraient par milliards et où les hommes mourraient par millions, où des villes immenses seraient réduites en océans de ruines et des sociétés prospères plongées dans la pénurie. Bloch voyait les choses ainsi : « Tout d'abord, le massacre augmentera, à une échelle si effroyable qu'il deviendra impossible d'amener la bataille à trouver une issue décisive […] Puis, au lieu d'avoir une guerre ou l'on combat jusqu'à la fin dans une série de batailles décisives, on assistera à une tension de plus en plus grande des ressources dans les deux camps ennemis [...]une dislocation totale de l'industrie et un épuisement de tous les biens [...] L'avenir de la guerre, ce n'est pas tant le combat que la famine, la banqueroute et la dislocation complète de la société27 ». Il s'est hélas trompé en croyant que de telles perspectives seraient trop rebutantes.

Tirant les conséquences de la létalité croissante des armes et de l'explosion de la puissance de feu des armées européennes, qu'il détaille dans ses écrits avec une précision d'orfèvre, Bloch avait même vu venir la guerre de positions entre armées figées dans des tranchées : « Il est certain que chacun sera dans des tranchées lors du prochain conflit. Ce sera une grande guerre de tranchées. L'arme blanche sera aussi importante pour le soldat que son fusil. La première chose que tout homme devra faire, s'il tient à sa vie, sera de creuser un trou dans le sol et de construire un rempart aussi solide que possible pour se protéger de la volée de balles et d'obus qui rempliront l'air. C'est une des raisons pour lesquelles il sera impossible de conduire des guerres rapides28 ». Mais il s'est là encore trompé en croyant (ou en voulant croire) que les terrifiants progrès de l’armement (cadence de tir et maniabilité des fusils, puissance de feu de l’artillerie et des mitrailleuses, développement d’armes nouvelles…) auraient un aspect dissuasif. Beaucoup de gens ont cru à cette époque que le potentiel destructeur d’armes sans cesse améliorées interdirait toute tentative de s’en servir un jour. Une idée qui rappelle le principe même de la dissuasion nucléaire et conventionnelle. Thérèse Delpech elle-même compare les propos de Bloch selon qui « les guerres deviendront moins meurtrières parce qu'elles sont devenues plus meurtrières [...]mais, aussi longtemps que l'humanité n'aura pas fait l'expérience de leur puissance destructrice, elles continueront leurs massacres sanglants29 »avec les doctrines de dissuasion de la Guerre froide. On rappellera que certes, la puissance diabolique des armes nucléaires actuelles n’a rien à voir avec la puissance de feu d’un canon Krupp, d’une mitrailleuse Gatling ou de fusils Lebel ou Dreyse, pour prendre des exemples d’armes de la Belle Époque. Il y a en effet une différence entre saigner à blanc toute une classe d’âge masculine comme au cours de la Grande Guerre, et risquer la destruction mutuelle totale par le feu nucléaire. Mais encore une fois, n’allons pas croire que la dissuasion nucléaire, qui nous a jusqu’ici évité malgré tout bien des malheurs, suffise à elle seule à empêcher les puissances militaires de demain d’utiliser leur arsenal conventionnel dans des proportions dignes des affrontements du passé.

Un autre argument avancé à l’époque de Jan Gotlib Bloch semble étrangement contemporain : l’idée que la sophistication des armes, au-delà de leur aspect meurtrier, les rendrait trop difficiles à concevoir, trop chères à fabriquer, et donc inaptes à être utilisées en masse. De manière plus large, c'est la perspective du coût astronomique d'un conflit entre grandes puissances qui devait rendre celle-ci impensable pour des sociétés qui aspiraient de plus en plus à un certain confort de vie. Un effort de guerre totale était alors de moins en moins concevable au regard de la structure des économies industrialisées. N’oublions pas que le niveau de la dépense publique rapportée au PIB des futures puissances belligérantes de 14-18 était extrêmement faible comparé à aujourd’hui ; en France, la dépense publique représentait environ 14-15% de la richesse nationale avant 191430(contre environ 55% en 2019, et plus de 60% à l'heure d'écrire ces lignes en pleine crise pandémique). Les États étaient moins enclins au dirigisme économique et souvent soucieux de maintenir l’ordre social en place. L’hypothèse que ces États se livrent à une guerre mobilisant l’ensemble de l’économie, brisant le fonctionnement de sociétés hiérarchisées, était difficilement recevable : pourtant, les belligérants sont entrés dans une guerre totale qui a radicalement changé la structure même de leurs économies. À comparer avec l’idée récente que des économies développées où les dépenses de protection sociale et de fonctionnement des services publics pèsent très lourd ne pourront jamais renouer avec l’effort de guerre, à laquelle s’adjoint l’hypothèse que les États moins développés ne pourraient mener un tel effort. On a en effet du mal à imaginer nos économies modernes basculer dans une situation de guerre ; toutes proportions gardées, la crise du COVID-19 nous a déjà donné un (timide) aperçu de ce que signifie basculer en quelques semaines dans un autre monde. La comparaison avec une économie de temps de guerre ou l'impératif de reconstruction économique, qui ont surtout été employés durant la première vague épidémique, n'était pas usurpée. En bref, les idées de Jan Gotlib Bloch mériteraient d’être relues aujourd’hui, tant elles nous semblent familières.

D’autres penseurs influents de la Belle Époque avaient conclu à l’impossibilité de nouveaux conflits de masse en usant d’arguments là aussi très proches de ceux que nous entendons aujourd’hui, touchant un large public. L'exemple le plus emblématique après Bloch est probablement celui de Norman Angell. En 1909, Angell expliquait dans son livre Europe's Optical Illusion que l’interdépendance économique des grandes puissances européennes rendait « quasiment impossible31 » tout conflit entre elles ; « l'illusion d'optique » dont parlait l'auteur faisait référence aux inquiétudes croissantes de voir le choc des nationalismes provoquer une guerre : pour lui, ces craintes ne pouvaient résister au fait que les potentiels belligérants auraient tellement à perdre sur le plan économique que la protection rationnelle de leurs intérêts l'emporterait sur les facteurs susceptibles de déclencher un affrontement. Si un conflit devait avoir lieu, il serait nécessairement court, comme le pensaient aussi bien ceux qui souhaitaient faire parler la poudre que ceux qui se résignaient à une telle issue.

Plus précisément Norman Angell montrait que dans un « monde civilisé » reposant sur le commerce et le crédit, où les interconnexions étaient si forte et la division internationale du travail si complexe, la conquête territoriale et la domination militaire ne présentaient plus d'intérêt. L'auteur soulignait par exemple l'importance des interdépendances financières, à une époque où « la complexité de la finance moderne [rendait] New York dépendante de Londres, Londres de Paris, Paris de Berlin, à un degré plus élevé que jamais dans l'histoire ». À quelques années de la Grande Guerre, les banques et investisseurs britanniques finançaient sinon massivement les industries allemandes ; l'Empire britannique en tirait profit, entre la croissance du commerce international et celle de la demande allemande en financements britanniques. Parallèlement à ce bénéfice mutuel, il y avait une interdépendance contrainte : l'Allemagne était très débitrice du Royaume-Uni, profitant à ce dernier, et le succès de son industrie était lié à la sécurité financière de Londres. Bien que rivaux, les deux pays n'avaient sur ce point pas intérêt à l'affaiblissement de l'autre, et tout intérêt à normaliser leurs relations. Angell était particulièrement convaincant dans sa volonté de démontrer l'absurdité du pillage, de la confiscation et de l'exploitation qui désormais ne rapportaient plus rien. Il était clair que l'Allemagne ne profiterait pas d'une conquête ou d'un effondrement de la Grande-Bretagne, et inversement : l'auteur estimait qu'une telle évidence calmerait les ardeurs des dirigeants allemands bien plus que la dissuasion offerte par la puissance navale britannique. Dans les relations entre puissances « civilisées », le conquérant avait désormais davantage intérêt à laisser le vaincu jouir d'une économie prospère dont il garderait la propriété qu'à le soumettre. Angell invoquait aussi des arguments sociologiques et psychologiques pour montrer que les tensions internationales et la présence de courants militaristes et belliqueux dans les grands pays européens étaient en réalité à relativiser. Ces thèses qui étaient dans l'air du temps trouvèrent vite leur public.

Le livre de Norman Angell fut republié en 1910 sous le titre The Great Illusion32et devint l'un des plus grands best-sellers du début du XXesiècle, traduit dans de nombreuses langues. Le chef-d’œuvre de Renoir La Grande illusion tire d'ailleurs son nom du livre, signe de sa notoriété à l'époque. Àl'été 1914, une large partie des élites européennes continuait de croire que la perspective de voir la crise internationale déboucher sur un conflit majeur relevait d'une « grande illusion ». En 2015, le général Vincent Desportes, dans son très éclairant La dernière bataille de France, se demandait : « Un siècle plus tard, la France serait-elle à nouveau frappée du syndrome de Norman Angell33 ? ». C'est l'Europe dans son ensemble qui semble communier à nouveau dans un tel syndrome. Quant à Norman Angell, sincèrement convaincu que l'humanité ne saurait s'abîmer une nouvelle fois dans la guerre totale, il se fourvoya une deuxième fois lorsqu'il publia en 1933 une version mise à jour de son best-seller, qui lui valut comme à Bloch auparavant le prix Nobel de la paix. En cette année où Hitler s’installait au pouvoir et où plusieurs grandes nations industrialisées tentaient de sortir de la crise économique, le déclenchement d’une nouvelle guerre totale succédant à la boucherie de 14-18 semblait dur à envisager… En parlant des années 1930, dont on a répété tant de fois à plus ou moins bon escient qu’elles étaient le miroir de notre temps, il faudrait rappeler que beaucoup estimaient alors que la gravité de la crise économique et sociale dissuaderait les grandes puissances de réarmer pour un nouveau conflit – notre propre pays a d’ailleurs affaibli son outil militaire en raison des contraintes financières, avant de se ressaisir trop tard. Beaucoup pensaient aussi que l’Allemagne, sonnée par la crise et limitée par les dispositions militaires du Traité de Versailles, ne pourrait pas se donner les moyens militaires de ses ambitions ; on raconte généralement que les démocraties occidentales ont laissé faire Hitler par peur de voir se rééditer l’enfer des tranchées, mais il conviendrait d’ajouter que pour les raisons évoquées plus haut, le Führer n’a souvent pas été pris au sérieux dans ses intentions. On n’insistera pas sur le fait que le principal argument d’alors contre l’hypothèse d’un nouveau conflit apocalyptique vingt ans après Verdun et la Somme résidait précisément dans l’espérance que les leçons de 14-18 auraient été correctement assimilées (« La Der des Ders »), tout comme nous voulons croire qu’une guerre entre grandes puissances ne saurait advenir dans le monde post-1945. Comparer notre époque à l’Entre-deux-Guerres est souvent simpliste et malvenu, mais s’agissant du déni vis-à-vis du potentiel retour de grands conflits, il y a des similitudes.

Redécouvrir les leçons de 1914 et 1870 pour le XXIesiècle

Regardons également le contexte dans lequel écrivaient Bloch et Angell, que devraient lire ceux qui balaient d'un revers de la main l'idée de conflits majeurs. Nous croyons aujourd’hui que l’éclatement de la Grande Guerre à l’été 1914 était inévitable du fait des jeux d’alliance, des antagonismes de puissance et de la dynamique des nationalismes, que les mises en garde de pacifistes comme Jaurès étaient marginales, que la guerre était prise avec une telle légèreté que les combattants seraient partis au front « la fleur au fusil » (en France, ils sont surtout partis avec un réel sens du devoir mêlé de résignation, de crainte et d'espoir d'en finir rapidement, le fameux « consentement patriotique » ayant été malgré une réalité tout au long de la guerre pour l'immense majorité des combattants). Nous considérons la Belle Époque, qui présente tant de similarités avec notre propre temps, comme une parenthèse crépusculaire avant le déchaînement d’horreurs du XXe siècle, alors que les contemporains y voyaient généralement une aube ouvrant sur de longs jours de paix ; du moins, si le risque de guerre était présent dans de nombreux esprits, le consensus était qu'une guerre serait courte. Stefan Zweig écrivait en 1942 dans Le Monde d’hier34 : « Si je cherche une formule commode qui résume l’époque antérieure à la Première Guerre mondiale dans laquelle j’ai été élevé, j’espère avoir trouvé la plus expressive en disant : “C’était l’âge d’or de la sécurité”. » Comme démontré plus haut, nous vivons plus que jamais un tel « âge d’or de la sécurité »… lequel pourrait à terme s’avérer tout aussi précaire que celui que regrettait l’auteur de La Confusion des sentiments ?

On se trompe aussi lorsque l'on estime qu'une nouvelle guerre franco-allemande était perçue comme inévitable, notamment au sujet de l'Alsace-Lorraine. L'étude de la rivalité franco-allemande autour de cette région est riche en enseignements. Tant de gens ont cru, des deux côtés de la « ligne bleue des Vosges » qui marquait alors la frontière entre la France et l'Allemagne, que le pire n'aurait pas lieu malgré le caractère brûlant de la question des « provinces perdues ». Nous verrons plus loin que contrairement à une idée reçue, la France de la Belle Époque n'était motivée à partir en guerre ni par la quête d'une revanche sur 1870, ni par la volonté de reconquérir l'Alsace-Lorraine – nous n'étions plus dans les années 1880. Ces deux enjeux ne sont redevenus des causes et buts de guerre que lorsque les combats étaient déjà engagés. Le patriotisme dans lequel communiait la population française avait peu à voir avec le nationalisme revanchard et va-t-en guerre qu'on attribue souvent à la France de ce temps : les Français étaient pacifistes. La mémoire de 1870, les Français qui n'avaient pas connu l'Année terrible l'ont surtout recouvrée pendant le conflit : elle ne les y a pas conduit. L'Alsace-Lorraine et son souvenir étaient omniprésents, des odonymes aux discours en passant par les arts, jusqu'aux crises politiques intérieures et extérieures ; l'espoir de voir cette terre revenir un jour à la France était toujours là, quoique chancelant. Cette question s'est vite muée en une nostalgie des « provinces perdues » que beaucoup pensaient perdues pour toujours. Leur retour à la France est jusqu'au bout resté un désir ardent, mais on n'imaginait cependant pas une guerre à son sujet ; on rejetait même cette issue dans une part peut-être majoritaire de l'opinion. Et si la guerre devait avoir lieu, elle devait ressembler, pensait-on généralement, aux scènes de batailles peintes par Édouard Detaille ou d'Anton von Werner. Dans notre pays, l'idée dominante était qu'une guerre contre les « Boches » serait rapide si elle avait lieu, du fait par exemple de l'Entente avec les géants russe et britannique ; côté allemand, elle était qu'une nouvelle guerre contre les Français marquerait une victoire encore plus rapide que celle de 1870. Quant à ceux qui imaginaient une guerre bien plus sombre et violente, ils y voyaient la preuve que celle-ci n'aurait pas lieu face à la peur du pire.

Dans La France et son armée, Charles de Gaulle décrit l'atmosphère qui régnait en France avant la Grande Guerre : « [...] la nation, qui souhaite la paix, caresse, en même temps, des espoirs de revanche. Il est vrai qu'il s'agit là de rêves plutôt que de résolutions […]. Point de cérémonie publique, de fête populaire, de séance de café-concert, où n'apparaissent, au milieu des bravos, l'Alsacienne et ses rubans. On attend sans hâte, mais non sans ardeur, le jour où “le tambour battra”. On ne doute pas que, tôt ou tard, “ils”nous rendront l'Alsace et la Lorraine. Une sourde complaisance accueille, au salon, au café, la prophétie du citoyen bien renseigné : “Nous aurons la guerre au printemps prochain”35 ». Qu'elle fût crainte ou désirée, la guerre contre l'Allemagne était attendue par de nombreux Français comme une sorte de fatalité, mais paraissait lointaine ; très peu de gens imaginaient sinon un conflit total à l'échelle de l'Europe. Et ceux qui percevaient une telle issue étaient souvent de l'avis de Bloch ou d'Angell : face au risque de voir le Vieux Continent à feu et à sang, ses dirigeants reviendraient, pensait-on, à la raison. Les archives montrent aussi qu'à l'entrée dans la guerre, peu de combattants  voyaient celle-ci s'éterniser. Si la question de l'Alsace-Lorraine et le souvenir de 70 cristallisaient les tensions, les facteurs belligènes (c'est-à-dire susceptibles de provoquer une guerre) ne manquaient pas entre les potentiels belligérants. L'étincelle est comme on le sait venue d'ailleurs, avec l'attentat de Sarajevo du 28 juin 1914. Un prince inconnu du grand public d'Europe occidentale avait été tué dans une région meurtrie par les guerres et perçue comme retardée. Durant les semaines de crise qui suivirent, alors que la guerre semblait de plus en plus inévitable, et que beaucoup l'imaginaient toujours être courte et « à l'ancienne », quelques rares esprits avertis s'inquiétaient de voir se réaliser la prédiction d'un conflit si catastrophique qu'il était auparavant jugé impensable. Contrairement à ce que l'on croit souvent, les dirigeants des grandes puissances européennes ont tous cherché à un moment ou un autre à limiter l'impact de la crise et sauver la paix ; au-delà du jeu des alliances qui a fini par plonger toute l'Europe dans le conflit (rappelons d'ailleurs que la Triple Alliance et la Triple Entente avaient aussi une valeur dissuasive face aux risques de guerre...), chaque camp a fini par céder aux facteurs belligènes, mais non sans en avoir cherché à les éviter.

Si l'historiographie récente de la Première Guerre mondiale et de ses origines considère comme excessives des théories comme celles de Fritz Fischer (qui avait suscité un débat animé en défendant dans son ouvrage Les Buts de guerre de l'Allemagne impérialel'idée que le Reich planifiait une guerre pour hâter son accession au rang de puissance mondiale, et profité de l'opportunité de 1914 pour écraser ses adversaires), la communauté historienne s'accorde assez largement pour pointer une certaine responsabilité des dirigeants allemands dans le déclenchement de la guerre. Àl'instar d'une grande partie des élites politiques, industrielles et militaires du Reich, Guillaume II a hésité avant d'engager son pays sur la voie des hostilités. La décision d'entrer en guerre a fini par s'imposer pour diverses raisons allant d'une obsession de la sécurité (puissance centrale sur le Vieux Continent où elle était entourée d'ennemis, l'Allemagne wilhelmienne souffrait d'un complexe obsidional comparable à celui qu'entretient la Russie aujourd'hui) à des ambitions hégémoniques. Ces ambitions hégémoniques se retrouvent pour partie dans le Septemberprogramm qu'aurait imposé le Reich en Europe s'il avait gagné. Pour le gouvernement impérial, les risques encourus en valaient la peine. L'une des principales raisons pour lesquelles Berlin a fini par s'engager pleinement aux côtés de Vienne face à la Serbie (alors qu'il était encore temps de limiter l'escalade) était la certitude... que la Russie n'oserait pas risquer la guerre. L'idée que l'Allemagne écraserait vite la France et l'Autriche la Serbie se doublait de la conviction qu'aucun des potentiels belligérants ne souhaitant s'engager dans une guerre longue, ceux-ci seraient forcés de négocier une fin rapide des hostilités avec une Allemagne en position de force. Cette certitude qu'une nouvelle guerre entre grandes puissances serait courte n'est-elle pas solidement ancrée à notre époque ? La Chine comme la Russie semblent faire le pari qu'en imposant un fait accompli à leurs frontières, elles pourraient négocier la sortie rapide d'une guerre dont personne ne veut dans des conditions favorables ; les États-Unis, eux, font le pari que leur supériorité leur donnerait la haute main pour hâter la fin d'éventuelles hostilités.

Pour notre pays, le désir de revanche, la reconquête des provinces perdues, la possibilité d'en finir avec la menace allemande en la vainquant sur le champ de bataille, ont fini par l'emporter dans les derniers instants. Mais la France de 1914 n'était pas davantage impatiente de faire la guerre que ses soldats ne sont partis « la fleur au fusil ». Depuis les années 1880, le revanchisme présent de manière diffuse dans la société française (le camp de la Revanche avec un grand « R ») n'y revenait vraiment sur le devant de la scène que par intermittence, et n'était vraiment actif qu'au sein d'une part minoritaire de l'opinion dans les années 1910. Le souvenir de l'humiliation de 1870 et la volonté de la venger, de reprendre l'Alsace-Lorraine, sont restés très puissants dans la « France de l'intérieur » comme dans les départements annexés par le Reich36, mais ont perdu de leur vigueur à l'orée du XXe siècle. Contrairement à une idée reçue, l'école républicaine et ses « hussards noirs » ne martelaient plus dans les dernières années précédent la Première Guerre mondiale la nécessité de la Revanche contre les « Boches ». Jean-François Lecaillon résume très bien la situation qui prévalait alors : « Si l'école de la République a su transmettre à toute une génération de Français un esprit, c'est bien le patriotisme. [...]L'esprit de revanche était une manifestation parmi d'autres de ce patriotisme. Cela ne signifie pas pour autant que tout patriote adhérait à cette expression-là. Si le revanchisme a besoin du patriotisme, la réciproque n'est pas vraie37 ». Des contemporains de la guerre franco-prussienne écrivaient d'ailleurs en 1914 que le rêve de la Revanche est « celui de toute notre génération » (donc la leur plutôt que celle des jeunes montant au front), d'autres parlant de l'émotion face à la Revanche « des vieux, des vaincus de 1870 ». Le sentiment qui régnait dans les années à la charnière des XIXe et XXe siècles mêlait nostalgie des provinces perdues, mémoire douloureuse de 1870, et rancœur et méfiance vis-à-vis de l'Allemagne, mais n'était pas va-t-en-guerre. La guerre ne figurait pas parmi les premières préoccupations des Français, qui n'en voulaient pas dans la mesure où rien ne la justifiait à court terme. L'opinion était en France bien mieux préparée à l'éventualité d'un conflit qu'au nord de la Manche par exemple, mais largement attentiste. Le rédacteur du journal Le Lorrains'indignait ainsi que « depuis des années et des années, nous souffrions en Alsace-Lorraine du pacifisme à outrance dont la France officielle paraissait facilement s’accommoder. La question d'Alsace-Lorraine, la revanche, étaient devenues un thème banal du discours pour distribution des prix !38 ».

Si la « blessure saignante39 » de 1870 était présente jusque dans la politique coloniale de la France, comme l'écrivent Jean-Jacques Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau, la persistance d'une mémoire douloureuse n'était pas en 1914 le moteur de la guerre. Comme le note Lecaillon : « Lors de la mobilisation de 1914, le souvenir et/ou la mémoire de 1870 ne furent pourtant pas très mobilisateurs. […]En 1914, les Français partirent en guerre avec détermination, mais sans que leur esprit soit si imprégné de la Mémoire de 1870 que celle-ci puisse être considérée comme ayant joué un rôle décisif40 ». L'hypothèse d'une guerre contre l'Allemagne restait certes prise au sérieux, mais se heurtait à l'ampleur du sentiment pacifiste, comme en témoignait encore en 1913 le vote de la loi des Trois ans qui étendait le service militaire ; divisant l'opinion, cette loi comptait parmi ses détracteurs la gauche, mais aussi les libéraux. Généralement favorable à une relation apaisée avec l'Allemagne, le patronat s'opposait largement à une remilitarisation pesant sur l'économie, infirmant l'idée répandue selon laquelle les capitalistes poussaient à une guerre : les milieux économiques des deux pays cherchaient généralement un réchauffement des relations. Plusieurs personnalités politiques comme l'ancien président du Conseil Joseph Caillaux, s'opposaient eux à cette loi dans l'idée qu'il était toujours possible d'apaiser la relation avec l'Allemagne et se rapprocher d'elle. On l'oublie aujourd’hui, mais des deux côtés des Vosges se trouvaient des défenseurs d'un rapprochement franco-allemand. Tout comme les Français affirmeront avoir été agressés dans leur pacifisme, les milieux dirigeants allemands considéreront au moment d’entrer en guerre que la France s’oppose à une volonté allemande de détente. Le baron de Schoen, ambassadeur d'Allemagne à Paris de 1910 à 1914, rapporte une anecdote qui en dit long : après qu'il ait fait des signes d'ouverture à l'ancien Président du Conseil Louis Barthou, qui fit voter la loi des Trois ans, pour améliorer les relations entre son pays et la France, Barthou lui aurait répondu : « Rendez-nous l'Alsace-Lorraine, et nous serons les meilleurs amis de la terre... »41. En mai 1913, une centaine de parlementaires français rencontraient une quarantaine de leurs homologues allemands pour œuvrer au rapprochement franco-allemand ; un an plus tard, soit quelques semaines avant l'attentat de Sarajevo, un comité se réunissait à Bâle. La volonté de rapprochement existait, et butait sur le sort de l'Alsace-Lorraine. On voyait pourtant mal comment ce différend territorial déclencherait une guerre sans que la France ne vienne réclamer du jour au lendemain la terre qu'elle avait cédé en 1871 : à quelle occasion le ferait-elle, alors que le rapport de forces avec l'Allemagne était défavorable et l'opinion française pacifiste ?

A la veille de la Première Guerre mondiale, la réintégration de l'Alsace-Lorraine par une voie politique ou militaire passait souvent pour un vœu pieux : si Metz et Strasbourg devaient revenir à la France, on se demandait quand. L'Alsace-Lorraine restait française dans les cœurs et les esprits mais le redeviendrait-elle un jour au plan politique ? Songeons d'ailleurs au fait que dans les quelques années précédent la guerre, les Alsaciens et Mosellans annexés basculaient progressivement vers une forme de résignation au fait de rester allemands, devant l'absence de perspective d'un prochain retour à la France. Si la très grande majorité de la population d'Alsace-Lorraine est restée francophile et opposée à l'annexion jusqu'en 1914, elle s'acheminait vers une quête d'autonomie dans le Reich, au sein duquel elle avait obtenu d'importantes concessions politiques. Le fameux incident de Saverne (automne 1913) avait révélé une nouvelle fois l'échec de l'intégration à l'Allemagne et l'ampleur du chemin à parcourir, mais la perspective d'un ancrage progressif de l'Alsace-Lorraine dans le Reich semblait alors plus crédible que celle d'un futur retour à la France. Satisfaits d'une situation économique et d'avancées sociales meilleures qu'en France, dont le tournant anticlérical les inquiétait, de plus en plus d'Alsaciens et Mosellans voyaient dans l'appartenance au Reich un moindre mal dont s'accommoder ; l'enjeu devenait de préserver l'Alsace-Lorraine d'une dissolution progressive dans la nation allemande, plutôt que de rejoindre la France. Quelques années plus tard, le retour à la France serait pourtant embrassé immédiatement par la quasi-totalité de la population.

Revenons à la situation qui prévalait en France juste avant la Grande Guerre. Dans la France des années 1910, la plupart des gens, on l'a dit, estimaient peu probable qu'une guerre éclate dans un futur proche, du moins pas sans un bouleversement majeur. Quand on évoquait la nécessité d'améliorer le rapport de force face à Berlin, de perfectionner la défense nationale, c'était le plus souvent dans une logique de dissuasion, de sécurité. Le militarisme était rarement synonyme de bellicisme, tout comme le nationalisme cocardier n'avait pas toujours pour programme de prévoir une guerre : il s'agissait souvent de préparer la victoire finale dans l'éventualité du pire. La campagne des élections d'avril-mai 1914, remportées par la gauche et le centre qui partageaient un pacifisme plus ou moins militant, avait largement tourné autour du maintien ou non de la loi des Trois ans42. Celle-ci aurait été supprimée par la nouvelle majorité si le président Raymond Poincaré n'avait pas mis René Viviani à la tête du Conseil des ministres. Comment sommes-nous passés d'une France sincèrement attachée à la paix à une Nation combattante dont l'héroïsme et la résolution ont peut-être pesé plus encore que l'aide des alliés dans la victoire finale ? Tout a basculé très rapidement. C'est au cours de l'été que se sont éveillées les passions nationales ; l'opinion s'est vite ralliée à la guerre, mais davantage par le sentiment d'une nécessité (vaincre la menace allemande, reprendre les provinces perdues) et d'un devoir (envers la patrie menacée par un ennemi surpuissant, envers les Alsaciens et Lorrains, et dans une moindre mesure envers le souvenir humiliant de 1870) à remplir que par enthousiasme. Les courants nationalistes qui étaient minoritaires dans l'opinion française ont rallié celle-ci à leur cause : d'une revanche dont la réalisation semblait aussi lointaine que la guerre elle-même, on est passé à l'irruption de la revanche comme l'une des justifications de la guerre, comme l'un de ses buts alors qu'elle était déjà engagée. Pour Jean-Jacques Becker : « La question d'Alsace-Lorraine est malgré tout plus sensible pour la France que les terres [irrédentes]pour l'Italie, mais elle n'est pas davantage une raison de conflit. Au total, c'est la guerre qui remet au premier plan l'Alsace-Lorraine ; ce n'est pas l'Alsace-Lorraine qui est à l'origine de la guerre43 ». Il ajoute : « ce serait une grave erreur de penser encore que l'Alsace-Lorraine est à ranger parmi les causes de la Grande Guerre. En revanche, dans une Europe où les sentiments nationaux sont très forts, c'est un de ces éléments qui empêchent les États européens de dépasser les antagonismes nationaux dont l'exacerbation peut faire de l'Europe entière un baril de poudre44 ».

L'exacerbation est justement la clé du basculement vers une guerre qui était tout sauf inévitable. Elle pourrait être demain la clé pour de grands conflits, lesquels verraient se cristalliser des enjeux analogues à celle de l'Alsace-Lorraine en 1914, des enjeux peu susceptibles de déboucher sur une guerre jusqu'à devenir l'un des principaux enjeux de celle-ci. Concernant le ralliement de la population française de 1914 derrière des positions qui n'étaient vraiment partagées avant la guerre que par une minorité, nous pouvons citer l'une des figures du nationalisme revanchard, Albert de Mun : « les minorités agissantes entraînent les foules indécises45 ». Demain, face à une crise grave, les opinions publiques russe ou chinoise pourraient-elles à leur tour embrasser en quelques mois les idées revanchardes et irrédentistes qui continuent à les imprégner de manière diffuse ? Si les situations  sont difficilement comparables, notons qu'avant 2014, une majorité de Russes considéraient toujours la Crimée comme russe, mais seule une minorité nationaliste abordait vraiment le sujet. Et en Crimée même, seule une telle « minorité active » pensait sérieusement à quitter l'Ukraine pour rejoindre la Russie. On imaginait mal dans quelles circonstances la Russie pourrait prétendre recouvrer la péninsule. Celles-ci sont advenues dans un contexte qui n'a pas débouché sur une guerre. Demain, l'opinion russe pourrait basculer en faveur d'une intervention auprès de minorités russes en Ukraine et dans les pays baltes, laquelle pourrait cette fois dégénérer en véritable conflit. Plus vraisemblablement, elle pourrait s'enflammer dans le cas d'une crise grave. La même trajectoire est prévisible s'agissant de la Chine : la population se rallierait vraisemblablement à une entreprise de reconquête de Taïwan ou ferait bloc en cas d'escalade contre les États-Unis ou l'un de leurs alliés régionaux. Pis, le plus probable est que dans l'un ou l'autre cas, l'opinion pousserait les dirigeants russes ou chinois à l'intransigeance. Dans les deux pays, le régime martèle une rhétorique de nouvelle grandeur, de revanche sur l'histoire, d'affirmation face à l'Occident. L'un des fondements de cette rhétorique partagée, et plus largement de la légitimé des deux régimes, peut se résumer ainsi : « plus jamais ça », en référence aux humiliations dont la Chine a souffert durant la période coloniale, et la Russie durant l'effondrement de l'URSS et la décennie chaotique qui l'a suivie. « Plus jamais ça » : si les dirigeants russes ou chinois devaient reculer dans une situation internationale tendue, la population les rappellerait à leur promesse. Au début de 1914, les thèses de Bloch et Angell pouvaient passer pour les plus raisonnables tant la guerre semblait lointaine, et à court terme plus improbable qu'inévitable ; au sortir de l'été, l'Europe s'enfonçait dans le début d'une succession de carnages qui ne finirait qu'en 1945 dans les ruines de Berlin, voire 45 ans plus tard à la réunification de cette ville s'agissant des conséquences politiques (division de l'Europe entre deux blocs antagonistes).

« En 1914, quand le tsar passe les troupes russes en revue depuis son balcon, on peut voir sa mine sombre et mélancolique, qui fait un contraste saisissant avec l'enthousiasme guerrier de ses confrères. Peut-être songeait-il à Ivan Bloch », écrivait Thérèse Delpech46. Nicolas II avait lu Bloch, qui était devenu l'un de ses conseillers et dont les travaux avaient inspiré une partie de sa politique étrangère en faveur d'une détente en Europe. Pour l'Empire russe, une telle détente devait permettre d'alléger un fardeau militaire toujours plus lourd pour se concentrer sur le développement économique et répondre au mécontentement social. En 1899, à l'initiative du tzar probablement influencé par les écrits de Bloch, se réunissait la première conférence internationale de la Paix à La Haye, dans laquelle beaucoup avaient voulu voir une étape vers l'édification d'un système international capable de prévenir de futurs conflits. Nicolas II était, comme les dirigeants des autres grandes puissances européennes, conscient des risques que présentait l'éclatement d'une guerre majeure. Àson balcon, a-t-il fini par se sentir appelé par sa mission supérieure, divine ? Il a quoiqu'il en soit fini par engager son pays dans la guerre malgré tous les risques ; comme avant lui l'empereur d'Autriche-Hongrie, François-Joseph, pourtant également inquiet des risques (visionnaire, le Premier ministre hongrois Istvan Tisza lui avait même prédit le déclenchement d'une guerre mondiale après une inévitable intervention russe) ; et comme après lui Guillaume II qui, pourtant bien plus va-t-en guerre que ses homologues russe et autrichien, avait on l'a dit cherché à préserver la paix, avant d'être poussé par son entourage. L'une des principales raisons qui ont poussé Nicolas II à s'engager dans une guerre suicidaire était l'espoir de ressouder une Russie en pleine agitation révolutionnaire (ce qui n'a fonctionné que quelques mois) : on peut dans une certaine msure parler d'une fuite en avant d'un régime craignant pour sa survie.

Le déclenchement de la guerre de 1870 en France montre lui aussi à sa manière comment une grande puissance peut s'engager dans un conflit qu'elle sait être potentiellement dévastateur. Contrairement aux idées reçues, Napoléon III était ainsi opposé à une guerre contre la Prusse dont il craignait l'issue. Les Français étaient de plus en plus inquiets devant la montée en puissance de ce qui allait bientôt devenir l'Empire allemand ; après le choc de la victoire prussienne contre l'Autriche à Sadowa (1866), la crainte de voir l'Allemagne émergente détrôner la France comme première puissance d'Europe continentale s'était muée en perception d'une menace existentielle face au militarisme prussien. La perspective de voir un prince allemand accéder au trône d'Espagne avait réveillé la hantise d'un encerclement (donc un complexe obsidional à la française) ; même après la renonciation de Léopold de Hohenzollern-Sigmaringen, la France craignait l'ascension d'une puissance hostile à l'Est. C'est sur cette peur qu'a parfaitement su jouer Bismarck en diffusant la fameuse dépêche d'Ems : sans trop verser dans l'anachronisme, on peut assimiler cette manœuvre du chancelier à une opération de « guerre de l'information » basée sur des fake news... La France a réagi comme l'espérait Bismarck alors qu'elle n'était pas préparée à une guerre que lui avait déjà planifié. La sous-estimation de l'adversaire prussien et la surestimation de la préparation française à un conflit majeur par les élites du Second Empire, symbolisées par la fameuse déclaration quatre jours avant l'entrée en guerre du ministre de la Guerre, Edmond Le Bœuf (« nous sommes prêts et archiprêts. La guerre dût-elle durer deux ans, il ne manquerait pas un bouton de guêtre à nos soldats47 »), ont contribué à ce que Napoléon III et les autres partisans initiaux du maintien de la paix comme Émile Ollivier (qui a dit accepter la guerre « d'un cœur léger ») finissent par céder. Mais au début du conflit, l'Empereur restait conscient des handicaps48dont souffraient les armées françaises, lui qui avait échoué à faire passer certaines réformes vitales comme une conscription généralisée capable d'assurer à la France la force du nombre face aux armées allemandes, bien plus nombreuses et mieux formées. Ce qui a définitivement poussé le locataire des Tuileries, malade et affaibli, à accepter la guerre après les provocations de Bismarck, ce fût la pression de son entourage (entre autres de l'impératrice Eugénie), la volonté d'en découdre de nombreux membres de l'opposition comme de soutiens du régime, et peut-être plus que tout, l'opinion publique ; les Parisiens étaient descendus en masse dans les rues de la capitale pour réclamer la guerre à la Prusse, allant jusqu'à essayer d'incendier la maison de Thiers qui s'opposait à cette issue. C'est devant la pression populaire (fût-elle une « folie […] quasi-exclusivement parisienne49 ») que Napoléon III accepta de déclarer une guerre désastreuse qui allait entacher à jamais son bilan politique, pourtant l'un des plus brillants de l'histoire de France. C'est devant ce même sens d'une mission historique à remplir que Nicolas II engagerait en 1914 la Russie dans une guerre dont il ne voulait pas, et qui fût le tombeau de la famille et du régime impériaux. Et c'est soumis à une telle pression que les dirigeants de grandes puissances pourraient demain franchir le Rubicon.

La peur, l'honneur et l'intérêt : les causes de la guerre listées par Thucydide restent d'actualité

Nous pourrions multiplier sur des dizaines de pages les exemples de guerres décidées par sous-estimation des risques posés par celles-ci ou par surestimation des risques qu'aurait posé le maintien du statu quo. Mais les pires de toutes sont peu-être les entrées en guerre décidées en connaissance des risques d'escalade incontrôlée (comme dans les deux cas précédemment cités), les guerres dont aucun belligérant ne voulait tant elles ne pouvaient faire que des perdants. Elles montrent que la perception du désastre à venir ne suffit pas toujours écarter celui-ci ; la conscience de mettre en danger des intérêts parfois vitaux n'est pas un frein au déclenchement de guerres pouvant tourner à la catastrophe. On peut trouver peu pertinent le fait de puiser dans les entrées en guerre de 1870 ou 1914 des leçons pour les prochaines décennies. Pourtant, de telles analogies se valent. Paradoxalement, on a moins de mal à établir des comparaisons entre les relations internationales à notre époque et des époques bien plus reculées, notamment l'Antiquité qui reste toujours une source vive. Thucydide qualifiait son Histoire de la guerre du Péloponnèse de « ktèma eis aei » (« trésor pour toujours ») : 2 400 ans plus tard, son analyse des rapports de puissance et des facteurs de conflictualité continue d'inspirer la communauté stratégique internationale, à commencer par la théorisation d'un « piège de Thucydide » vers lequel se dirigeraient la Chine, puissance émergente et les États-Unis, puissance déclinante, dans la lignée entre autres de la Grande-Bretagne et de l'Allemagne en 1914, ou de la France et de la Prusse en 1870. Peut-on appliquer ce schéma aux relations entre la Russie et l'Occident ? Cela paraît difficile, la Russie n'étant pas suffisamment en déclin sur divers plans ou émergente sur le plan stratégique.

On peut cependant appliquer aux relations entre la Russie et l'Occident ce que Thucydide considérait comme les trois causes de la guerre : la peur, l'honneur et l'intérêt. La peur se retrouve chez les voisins immédiats de la Russie, mais elle caractérise mieux encore l'attitude de cette dernière. La Russie est victime par sa géographie et son histoire d'un complexe obsidional, persuadée à tort ou à raison que l'Occident ne cherche pas simplement à repousser son influence mais à la soumettre et à renverser ses dirigeants fût-ce par la guerre. Elle est inquiète pour la survie du « monde russe » au XXIe siècle, pour son existence comme grande puissance eurasienne, pour la sauvegarde de sa culture et de ses valeurs. La peur anime en tout cas le Kremlin et joue dans son agressivité à l'extérieur comme dans son autoritarisme à l'intérieur. Une autre notion antique, voisine de la peur qu'évoquait Thucydide, caractérise assez bien le complexe sécuritaire du Kremlin et l'impérialisme qui en découle. Certains historiens estiment que l'une des causes de l'impérialisme de la République romaine résidait ainsi dans le metus hostilis50, « crainte que suscite l’ennemi ». C'est la théorie de l'impérialisme défensif qui implique que Rome ait bâti par étapes un ordre impérial, ou plus précisément une hiérarchie et un concert des puissances, pour servir sa propre sécurité. La République romaine aurait progressivement suivi la logique qu’il n’y a de sécurité et de maiestas possibles que dans un monde dominé par une seule puissance ne se connaissant pas d’ennemis à sa taille, ou de menaces qu’elle ne puisse conjurer. Une telle idée se retrouve dans la formule de l'historien Paul Veyne, selon qui « Rome a passé son histoire à se faire peur à elle-même51 », comme dans l'idée de Salluste que « contre les Gaulois, [les Romains] combattaient pour la survie, non pour la gloire52 ». Cette théorie de l'impérialisme défensif, mu par la peur de menaces extérieures, pourrait s'appliquer aussi bien aux États-Unis qu'à la Chine et à la Russie, cette dernière cherchant à retrouver un glacis sécuritaire et une profondeur stratégique qui constituent l'une des raisons pour lesquelles elle tient à conserver la main dans son « étranger proche ».

On ne s'étendra pas sur la question de « l'intérêt » dont parle Thucydide : si la Russie devait se retrouver en guerre, la défense de ses intérêts en serait la première cause. Quant à l'honneur, si ce facteur « appartient à l’histoire53 » (dixit le général Henri Bentégeat, ancien Chef d’État-major des Armées) dans sa conception ancienne, on peut encore lui trouver une certaine actualité. Outre l'honneur de Vladimir Poutine et de son régime, qui pourraient être amenés à risquer une guerre plutôt que de risquer de perdre la face dans le cas d'une crise grave, le nationalisme qui anime la Russie d'aujourd'hui et la hantise (largement compréhensible) d'avoir à subir une nouvelle humiliation de la part de l'Occident correspondent à grands traits à l'honneur dont parle Thucydide. Une telle configuration rappelle évidemment l'exemple de 1914 cité plus haut, où les nationalismes ont conduit à précipiter la guerre ; l'honneur des nations a remplacé l'honneur au sens où l'entendaient les Anciens. Il va de soi que les membres de l'OTAN se retrouveraient dans une situation analogue : entre le régime poutinien qui martèle depuis vingt ans que la Russie ne se soumettra plus (une rhétorique que l'on retrouve dans la Chine de Xi Jinping, comme évoqué plus haut), et les puissances occidentales que personne n'imagine reculer devant Moscou dans le cas d'une crise où se jouerait leur crédibilité, la question de l'honneur serait centrale et pourrait favoriser l'escalade.

On le voit ici, la peur, l'honneur et l'intérêt restent des motivations puissantes et intemporelles au déclenchement d'hostilités, comme elles l'ont toujours été. Elles pourraient bien, demain, contribuer à l'avènement de nouveaux conflits d'ampleur.

L’Apocalypse comme sens de l’histoire ? René Girard et la montée aux extrêmes de la violence

Tout ce qui précède est placé sous le signe d'une raréfaction de la conflictualité. Et si le sens de l'histoire était tout autre ? À rebours de l’idée d’une pacification universelle évoquée plus haut, le grand anthropologue René Girard, disparu en 2015, estimait dans un livre d’entretiens, Achever Clausewitz54, que le sens de l’histoire en pleine accélération nous conduirait à devoir choisir entre une réconciliation définitive de l’humanité, ou un déchaînement de forces toujours plus destructrices, qui sonnerait cette fois l’apocalypse. Clausewitz, contemporain de Napoléon qui avait prophétisé la « montée aux extrêmes55 » dont les deux derniers siècles ont offert un large aperçu, n’avait jamais pu écrire la fin de De la guerre, son œuvre majeure (c'est sa femme, Marie von Brühl, qui a assemblé et publié les manuscrits de son époux) : pour Girard, « achever Clausewitz » revenait à donner à la « montée aux extrêmes » un sens quasi-religieux et comprendre qu’elle ne se limitait pas à la seule conduite des guerres, et s’étendait aux velléités et au potentiel de destruction de notre espèce. Selon lui, Clausewitz n’aurait pas pu (ou voulu) écrire que « la montée aux extrêmes est le visage que prend maintenant la vérité pour se montrer aux hommes56 ». L’auteur n'est pas un fataliste et concède que « le crépuscule de la guerre peut ouvrir sur le pire comme sur le meilleur. Il n’y a pas de fatalité en la matière, car les hommes sont tout à fait susceptibles de renoncer à leur violence57 », mais décèle des forces motrices de l’histoire derrière les nouvelles formes de destruction qui caractérisent notre temps.

Ainsi, le terrorisme et les guerres du Moyen-Orient, dont Girard rappelle la logique de répétition des Croisades présente selon lui au sein d’une partie des dirigeants occidentaux, seraient par exemple les signes précurseurs d’une poursuite de la montée aux extrêmes. Le terrorisme, on le sait, représente une violence moins massive, moins destructrice dans ses effets que les guerres conventionnelles, les pires dégâts que puisse causer le terrorisme étant d’ailleurs liés aux excès dans la lutte contre celui-ci, des politiques liberticides aux décisions militaires désastreuses dont l’invasion de l’Irak est le symbole, ou à la déstabilisation des États incapables d’y faire face. Pour reprendre la métaphore de Yuval Noah Harari dans son ouvrage cité plus haut, le terroriste est comme une mouche dans un magasin de porcelaine : il ne cause de vrais dégâts qu’en se glissant dans l’oreille de l’éléphant qui enragera et détruira tout sur son passage58. Mais Girard montre que la nature de la violence terroriste franchit une nouvelle étape : « Si nous poussons jusqu’à son terme le raisonnement […]d’une montée aux extrêmes devenue planétaire, il nous faut évoquer la nouveauté totale de la situation dans laquelle nous sommes entrés depuis le 11 septembre 2001. Le terrorisme fait encore monter d’un cran le niveau de la violence. […]l’islamisme n’est qu’un symptôme d’une montée de la violence beaucoup plus globale. […].Le terrorisme apparaît comme l’avant-garde d’une revanche globale contre la richesse de l’Occident59 ». Ce phénomène radicalement nouveau s’inscrirait dans une croissance, un enrichissement progressif de la nature et des formes de la violence, une fuite en avant qui serait la vraie logique de la montée aux extrêmes. Plusieurs années avant que l’émergence de Daesh ne suscite des comparaisons tout à fait justifiées entre le fondamentalisme islamiste et les totalitarismes, Girard constatait : « il y a ainsi des formes d’accélération de l’histoire qui se perpétuent. On a l’impression que le terrorisme est un peu l’héritier des totalitarismes, qu’il y a des formes de pensée communes, des habitudes prises60 ».

René Girard voyait dans les excès de violence de l’époque moderne depuis 1789, auxquels il associe également les ravages du productivisme sur l’environnement, les étapes d’un déchaînement historique de la violence. Alors que Clausewitz nuançait son propos sur « les nations les plus civilisées [qui] peuvent être emportées par une haine féroce » en affirmant que la politique pouvait jouer un rôle modérateur dans la brutalité, Girard, qui a été le témoin des atrocités du XXesiècle, considérait que l’auteur de De la guerre, freiné par son propre rationalisme, n’osait pas aller au bout de son intuition d’une marche vers l’apocalypse alors que l’histoire récente lui aurait donné raison. L’analyse que fait René Girard du destin de l’humanité au XXIe siècle est facilement critiquable, d’autant qu’elle tombe dans les mêmes travers d’automatisme historique que les idéalistes convaincus que la marche vers le progrès apporterait la paix éternelle, et prête, du fait de son orientation littéraire et philosophique, plus d’attention à des paramètres irrationnels qu’à des aspects factuels comme la raréfaction des conflits ou de la violence en société. Cependant, le regard de l’un des plus anthropologues de toute l'histoire des sciences sociales met en lumière des tendances lourdes de l’histoire qui s’avèrent aussi utiles pour comprendre le XXIe siècle que l’étude de l’actualité des dernières années. S’il nous invite à ne pas cultiver d’illusions iréniques sur notre époque, celui qui estimait que « vouloir rassurer, c’est toujours contribuer au pire » redonne aussi du sens à cette maxime d’Hölderlin qui veut que « là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve » : de même qu’on ne réforme souvent qu’en temps de crise ou de révolution, la perspective d’une nouvelle « ascension aux extrêmes » cette fois sans retour pourrait nous amener à cette « réconciliation de l’humanité », même contrainte, dont parle Girard. Là où la création des premiers éléments de gouvernance internationale et de prévention des conflits a répondu aux leçons des deux dernières guerres mondiales, l’entrée dans cette prochaine étape de l’ascension aux extrêmes nous ferait mieux contenir la catastrophe d'une nouvelle guerre majeure qu’en la croyant impossible au motif que nous aurions suffisamment appris de l’histoire, apprendre de l'histoire ne suffisant jamais à maîtriser le sens de celle-ci si elle en a un.

La thèse de René Girard n'a pas notre préférence, bien qu'elle apporte une vision philosophique complémentaire à une réflexion finalement très « matérielle ». En revanche, la possibilité de nouveaux conflits d'ampleur est de plus en plus prise au sérieux par ceux qui ont la charge de préparer la défense de notre pays à une telle éventualité. C'est sur leurs propres mises en garde que nous conclurons notre réflexion.

Les armées françaises se préparent désormais à un futur « conflit de survie »

Le risque de conflit majeur est désormais clairement mis en avant par les plus hauts responsables de notre défense nationale. Tout d'abord, par le président de la République en exercice au moment d'écrire ces lignes, dans le document redéfinissant les priorités de la politique de défense française face à un contexte qui se dégrade rapidement. Dans la préface de la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale de 2017, Emmanuel Macron reconnaissait que « sur la scène internationale, la menace d’une déflagration majeure redevient possible61 ». Dans le même document, la ministre des Armées, Florence Parly, avançait que « l’affirmation militaire d’un nombre croissant de puissances, établies ou émergentes, dans des régions sous tension, renforce l’instabilité et l’imprévisibilité auxquelles nous sommes confrontés. […]Couplées au développement de nouveaux modes opératoires, basés sur l’ambiguïté, l’intimidation ou la déstabilisation, ces évolutions renforcent les risques d’escalade62 », après avoir reconnu que « les menaces et les risques identifiés dans le Livre blanc de 2013 se sont manifestés plus rapidement, avec une intensité plus forte qu’anticipé ». Le président de la République a répété son constat du retour de menaces existentielles lors d'un discours en janvier 2020 (« Oui, la menace augmente [...]. Il ne s'agit pas d'un discours pessimiste ni de mots mal pesés, mais d'un constat lucide encore confirmé. Il nous faut nous adapter, nous renforcer. La sécurité de la Nation, son avenir sont bel et bien en jeu63 »), et surtout dans son discours du mois suivant consacré à la stratégie de défense et de dissuasion de la France : « La prise d’un gage territorial, la déstabilisation d’un de nos alliés ou partenaires stratégiques, la remise en cause de fondements entiers du droit international ne sont plus seulement des scénarios du passé. Ils pourraient, demain, justifier l’engagement aux côtés de nos alliés de nos forces terrestres, navales ou aériennes dans un conflit majeur pour défendre la sécurité collective, le respect du droit international et la paix64 », alors que « l’escalade non contrôlée d’un conflit local en guerre majeure est l’un des scénarios les plus préoccupants aujourd’hui ». L'accélération des bouleversements sur la scène internationale a conduit début 2021 à la publication d'un document d'actualisation de la Revue stratégique, qui insiste sur le fait que « l’hypothèse d’un affrontement direct entre grandes puissances ne peut plus être ignorée65 ».

De telles possibilités sont surtout mises en avant, par la personnalité la plus importante des armées françaises, le chef d'état-major des armées (CEMA), le général François Lecointre, qui a succédé au général Pierre de Villiers. En juin 2019, au cours d'une audition devant la Commission de la défense nationale et des forces armées de l'Assemblée nationale, celui-ci livrait un constat qui aurait été jugé complètement anachronique il y a encore une dizaine d'années : « La période qui s’ouvre à nous, depuis l’invasion de la Crimée par la Russie en 2014 [...]fait réapparaître la crainte de menaces existentielles, à même de saper les fondements de notre Nation. Je considère que cette période nous expose à trois grandes formes de conflictualité, qui se conjuguent. D’abord, un affrontement majeur apparaît aujourd’hui comme une potentialité réelle. [...]Il faut être prêt à s’engager pour un « conflit de survie », seul ou en coalition, rapidement et dans la durée. […]Enfin, une ou plusieurs crises profondes sont de nature à déstabiliser sérieusement les grands équilibres mondiaux. […]Je pense que nous devons absolument nous y préparer et l’intégrer dans notre modèle d’armée, d’autant que cette typologie de la menace n’exclut pas la simultanéité des occurrences et que chaque type d’affrontement se conjuguera dans le temps et l’espace. Nous devons être capables d’anticiper et de voir venir ces menaces ou ces conjugaisons de menaces, mais aussi de créer les coalitions qui nous permettront d’y faire face66. »Lors de leur audition devant l'Assemblée nationale, les chefs d’État-Major des armées présentent une analyse de la situation internationale et sécuritaire la plus pragmatique, la plus lucide qui soit, pour exposer devant les parlementaires le contexte déterminant la conception et l'emploi de notre outil de défense. Dans la période post-guerre froide, le contexte n'était pas celui de menaces étatiques majeures. Aujourd’hui, le CEMA conclut à la possibilité pour notre pays de devoir affronter un « conflit de survie ». Nous avons changé d'époque.

En novembre de la même année, le général Lecointre s'étendait davantage sur sa perception du risque de conflit majeur, en pointant la faible préparation de notre outil de défense à une telle issue : « [...]l’on ne peut écarter [...]la menace d’une guerre classique, qui peut faire s’affronter bloc à bloc des puissances qui y consacreront toutes leurs capacités et toutes leurs richesses. A la fin de la guerre froide, alors que l’on se souciait essentiellement de percevoir les dividendes de la paix, on a pensé que cette perspective était définitivement écartée. Elle ne peut pas l’être. […][L'actuelle] loi de programmation militaire, qui traduit un très important effort de la Nation [...]n’autorise pas la montée en puissance qui nous permettrait de faire face à un conflit classique de grande intensité, ni même à certaines situations dégradées. Cette loi devra donc être suivie d’une autre conçue pour maintenir l’effort dans la durée. Il faut placer les choses en perspective et mesurer exactement à quel point on a, de façon parfaitement cohérente, réduit les forces de défense depuis la fin de la guerre froide. Ce faisant, on a déconstruit un outil militaire pensé pour un affrontement classique de grande intensité ; on en a fait un outil de gestion de crise… qui n’est qu’un outil de gestion de crise. Or, les types de conflits qui se présentent à nous nous font nous interroger sur la nécessité de reconstruire une armée de guerre.67 »Saluant le redressement opéré par la LPM 2019-2025, le CEMA a résumé la problématique à laquelle font face nos armées. Le réveil consécutif aux attentats majeurs de 2015-2016 et à l'aggravation de la situation internationale va leur permettre de mieux accomplir leurs missions actuelles, mais face aux défis du XXIesiècle, notre outil militaire est d'un autre temps : « La loi de programmation militaire comble, par un effort très important, les carences capacitaires des armées auxquelles nous avons consenti précédemment. L’armée sera par ailleurs sur la voie du renouvellement de ses principaux équipements. Pour autant, elle demeurera, en volume, une armée de gestion de crise, pas une armée de temps de guerre, non plus sans doute qu’une armée capable de faire face à ces crises complexes, simultanées, de types différents et qui se multiplient.68 »La France est sortie de l'illusoire logique des dividendes de la paix qui ont affaibli son armée. Cependant, son armée reste une armée de temps de paix calibrée pour des missions qui garderont toute leur actualité dans les prochaines années, en OPEX ou sur le sol national, mais pourraient s'effacer derrière le retour de menaces plus graves. Notre pays reste pourtant le mieux préparé en Europe pour faire face à l'éventualité d'un conflit majeur. Répondant à une question sur les coopérations au niveau européen, le général Lecointre confiait d'ailleurs à propos de notre partenaire allemand, qui rechigne à envoyer des soldats combattre sous le feu au côté des nôtres : « Je n’imagine pas une coopération d’engagement commun avec les Allemands dans des combats durs à un horizon prévisible69. »On imagine encore moins l'armée allemande des années 2020 tenir longtemps dans le cadre d'un conflit majeur face à une puissance comme la Russie.

La question du retour des conflits de haute intensité et de l'urgence de s'y préparer est également mise en avant par le chef d'état-major de l'armée de Terre (CEMAT), le général Thierry Burkhard. Son approche peut se résumer dans une lettre « Au contact » qu'il avait adressé aux soldats de l'armée de Terre : « les conflits durs entre États restent donc possibles voire probables. L’armée de Terre doit plus que jamais être prête à produire d’emblée de la puissance militaire pour faire face à un péril inattendu, en sachant encaisser les chocs avec résilience70. » Depuis son arrivée à la tête de l'état-major de l'armée de Terre, le général Burkhard martèle que « nous avons besoin d’une armée de Terre durcie prête à faire face à des chocs plus rudes. […]Nous sommes à la fin d’un cycle de conflictualité. […] En 2030, il faudra "être prêt immédiatement".71 »En octobre 2019, le CEMAT alertait comme son supérieur sur la possibilité de conflits de haute intensité, en soulignant le besoin pour les forces terrestres de pouvoir être en mesure d'affronter un tel choc, ne serait-ce que dans une optique de dissuasion vis-à-vis d'un adversaire potentiel : « [...]mon sentiment est que le spectre d’un conflit majeur, à tout le moins, la menace d’affrontements militaires encore plus durs que ceux que nous avons connus ces vingt dernières années, doivent être envisagés. Nous devons nous y préparer. En ce qui concerne l’armée de Terre, nous ne pouvons pas exclure d’être surpris – notre ennemi fera tout pour que ce soit le cas –, mais nous n’avons pas le droit de ne pas être prêts, alors même que la menace est aujourd’hui très clairement perceptible. Ne voyez aucun catastrophisme dans ce constat, mais seulement la prise de conscience qu’il nous faut être prêts à cette éventualité. J’ai là aussi le sentiment que si nous sommes bien préparés, cela pourrait faire reculer ou détourner la menace et nous éviter de devoir engager un conflit majeur.72 »Dans une analyse proche de celle de l'OTAN (dont Le Mondecite l'un des cadres pour qui « le combat futur avec la Russie ne procédera pas d’une invasion, mais peut-être d’une erreur de calcul qui nous entraînera ») et de celle de nombre d'observateurs, le général d'armée avance qu'un tel conflit majeur pourrait avoir des causes accidentelles (« Nos adversaires nous testent de plus en plus durement, sans craindre d’aller à l’incident […]le moindre incident peut dégénérer en escalade militaire non maîtrisée73 »). Après que Florence Parly ait indiqué dans la Revue stratégique de 2017 que les menaces et risques identifiés dans le Livre blancde 2013 s'étaient manifestés plus rapidement et avec une intensité plus forte que prévu, Thierry Burkhard avance que la Revue stratégique elle-même est en train d'être prise de court par les mutations du monde : celle-ci « expliquait déjà ce qu’il fallait craindre. Mais elle l’envisageait pour 2030-2035. Je constate que beaucoup de choses décrites sont déjà là. La reconfiguration du monde est nette avec de nouveaux équilibres et une désinhibition dans l’emploi de l’outil militaire74 ». L'Actualisation stratégique de 2021 a validé ce constat et entériné celui d'une dégradation continue du contexte stratégique au niveau mondial.

En juin 2020, devant une audition en commission au Sénat, le CEMAT, rappelait que les bouleversements entraînés par la crise du COVID-19 n'avaient probablement fait qu'empirer la situation internationale et le risque de conflit majeur : « [...]la crise n'a pas gelé les tensions internationales, bien au contraire. La prochaine crise pourrait tout à fait être sécuritaire, voire militaire. Il est même probable que les prochains conflits soient plus exigeants et lourds de conséquences que nos opérations actuelles. [...]nous ne sommes pas suffisamment préparés aujourd'hui à faire face à des conflits de plus grande ampleur. C'est la raison pour laquelle nous devons durcir l'armée de Terre, pour qu'elle soit en mesure de faire face à des conflits encore plus difficiles que nos engagements actuels, qui sont déjà très éprouvants. [...]même si nos engagements sont très durs, comme au Sahel, nous nous trouvons aujourd'hui dans une sorte de confort opérationnel.[...] J'estime qu'au vu de l'environnement international, il est nécessaire de réapprendre la grammaire de la guerre de haute intensité. Aujourd'hui, le rapport de force redevient un mode de relation courant entre États. Nous observons aux portes mêmes de l'Europe des déploiements militaires conséquents. [...]De manière générale, nous assistons à un réarmement du monde. Le risque, c'est bien la tentation du possible. [...]Les conflits se durcissent et les compétiteurs sont habiles. De plus en plus de pays agissent juste sous le seuil du conflit ouvert [...]. Certains facteurs amplifient le risque de conflits de haute intensité, à commencer par l'affaiblissement du multilatéralisme. […] J'estime que le risque d'escalade militaire est aujourd'hui élevé, et le moindre incident peut dégénérer. Dans ce contexte, nous devons nous interroger sur le type d'armée dont notre pays a besoin.75 »Une analyse déjà défendue lors d'une audition à distance, alors que la France vivait encore à l'heure du premier confinement : « [...]loin de se substituer aux autres défis sécuritaires, la pandémie peut les exacerber ou en créer de nouveaux. […] Le monde est dangereux, la crise contribue à cette dangerosité et un conflit majeur n’est pas improbable – on voit en Libye quelque chose qui s’en approche. Face à une crise majeure, il faut être prêts d’emblée, et il faut être résilients, savoir encaisser les chocs, sinon nous serons balayés76. »Partant du constat évident que «  il est certain que notre armée n’a pas assez d’épaisseur pour faire face à un conflit majeur doublé d’une crise intérieure d’ampleur77 », le CEMAT a fait de l'aguerrissement et du durcissement de l'armée de Terre une priorité sur 10 ans.  Le constat d'une dégradation de la situation internationale due à la crise du COVID-19 et la crainte d'une escalade incontrôlée sont partagés par le numéro un des armées britanniques, le Chief of the Defence Staff(équivalent britannique du  chef d'état-major des armées français) Nick Carter. En novembre 2020, lors d'une interview à l'occasion du Remembrance Day (Jour du Souvenir de la Première Guerre mondiale au Royaume-Uni), l'homologue britannique de François Lecointre n'écartait pas le risque d'une nouvelle guerre mondiale, en avançant le raisonnement suivant : « Je pense que le vrai risque que nous avons, avec beaucoup de conflits régionaux qui se déroulent en ce moment, est que vous pourriez voir une escalade conduire à des erreurs de calcul […]. Les protagonistes, [...]parce qu'ils ne se rendent pas compte des implications de leurs actions, conduisent à une escalade, ce qui signifie que plus de gens [...], plus d'armes sont impliquées et avant que vous puissiez contenir [l'escalade], cela amène à se retrouver dans une guerre à part entière. […].Nous devons nous rappeler que l’histoire ne se répète peut-être pas, mais elle a un rythme et si vous regardez le siècle dernier, avant les deux guerres mondiales, je pense qu’il était incontestable qu’il y avait eu une escalade qui a conduit à l’erreur de calcul qui a finalement conduit à la guerre à une échelle que nous espérons ne jamais revoir78 ».

Dans la continuité du général Jean-Pierre Bosser, qui avait piloté la remontée en puissance de l'armée de Terre de 2014 à 2019, le général Burkhard organise la préparation des forces terrestres au retour des conflits « État contre État ». Au cours de la présentation du nouveau plan stratégique de l'armée de Terre, le 17 juin 2020, le général d'armée a annoncé de premiers chantiers pour « être prêt à la haute intensité tout en continuant à faire “Barkhane” », dont son souhait d'organiser en 2023 un exercice du niveau d’une division avec 15 000 à 20 000 militaires, du jamais vu depuis la Guerre froide. L'armée de Terre française renoue avec la culture de la « masse » (on pouvait lire au printemps 2020 que certains officiers français enviaient celle de l'armée turque79, capable de déployer 80 000 hommes et un grand nombre de blindés dans le nord de la Syrie), du nombre, des déploiements massifs, face à des États comme la Russie capables de déployer pour des exercices géants des dizaines de milliers d'hommes, véhicules, blindés et pièces d'artillerie. Outre le réapprentissage du combat de haute intensité, ce retour de la « masse » dans la culture militaire française et de la planification d'exercices de grande ampleur s'inscrit aussi dans une logique de dissuasion. Dixitle général Burkhard : « dans le monde actuel, certains acteurs cherchent la provocation et font monter les enchères. L’armée de Terre française ne doit pas se retrouver un jour en position de céder devant une pression de ce type. Avec une armée de terre durcie, un modèle d’armée complet, un éventuel agresseur sera dissuadé de nous provoquer. Nous devons donc être prêts à faire face à des conflits de haute intensité. Ce sera la meilleure garantie de ne pas devoir recourir à la force. C’est une question de crédibilité80. »Mais au bout du compte, c'est à la réalité du combat à grande échelle que doit se préparer l'armée de Terre française : « demain, il faudra pouvoir engager une brigade ou même une division, soit entre 8000 et 25.000 hommes. Dans un conflit de haute intensité, le milieu aérien pourra être contesté, les frappes en profondeur seront possibles, on pourrait subir du brouillage, des attaques de drones, des cyberattaques, une guerre informationnelle. »

Les généraux François Lecointre et Thierry Burkhard alertent sur le risque de conflit majeur et font de la préparation à une issue aussi tragique une priorité parce que la menace est de plus en plus avérée, mais aussi parce qu'ils peuvent désormais se le permettre. La remontée en puissance financière de la LPM 2019-2025, la mise en œuvre de programmes comme Scorpion, leur autorisent à afficher des ambitions nouvelles pour les armées sans avoir à trop creuser l'écart avec des moyens jusqu'ici déclinants ou au mieux stagnants. Mais les armées qui mettront encore plusieurs années à sortir du rouge, des problèmes capacitaires à l'entraînement des forces, auront du mal à atteindre les objectifs énoncés notamment par le général Burkhard, après tant d'années de déconstruction de l'outil de défense français. Accepter le retour de la menace de guerres État contre État dans lesquelles serait impliquée la France et revoir la vision stratégique des armées en conséquence est une chose, passer d'un outil de gestion de crise à une armée de guerre en est une autre. Àla rentrée 2020, le nouveau chef d'état-major de la Marine nationale (CEMM), l'amiral Pierre Vandier, par ailleurs auteur d'un passionnant ouvrage sur les problématiques actuelles de la dissuasion nucléaire81, livrait aux nouveaux élèves de l'École navale un message guère rassurant : « Aujourd’hui, vous entrez dans une marine qui va probablement connaître le feu à la mer, vous devez vous y préparer82! » Exagération liée au contexte anxiogène des tensions en Méditerranée orientale au cours de l'été, voire motivée par le but de gonfler à bloc les futurs officiers de la Royale ? Ou constat lucide et informé sur la réalité de la menace d'une guerre qui s'étendra nécessairement au théâtre naval, si elle n'y commence pas ? Deux ans plus tôt, au même endroit, le prédécesseur de Pierre Vandier, l'amiral Christophe Prazuck, avait affirmé que « l’hypothèse tactique d’une confrontation en haute mer redevient réaliste83 », ce qui ne fait aujourd'hui plus débat.

De même, l'amiral Vandier n'exclut plus, à l'instar d'une part croissante de la communauté stratégique, la possibilité d'un coup de force contre les territoires Outre-Mer de notre pays : « des affrontements violents en mer sont possibles, y compris de la part d’adversaires qui pourraient agir de manière à défier notre détermination et tester l’articulation de notre capacité de réponse conventionnelle sous le seuil nucléaire. Je pense par exemple à un conflit de type Malouines [...]. Cet affrontement [...]a coûté plus d’une dizaine de bâtiments de surface à la marine anglaise. De la même manière, on pourrait imaginer à l’avenir une tentative d’éviction de la France de certaines régions du monde, notamment celles où nous avons des territoires84 ». Un an plus tôt, une étude de l'Institut français des relations internationales  sur l'avenir de la présence militaire française Outre-Mer rappelait ainsi que face aux nouvelles menaces militaires à l'horizon 2035, « des zones jusqu’alors hors de portée de toute menace conventionnelle, comme la Polynésie française [...] ne seront à l’avenir plus aussi isolées qu’auparavant85 ». L'enjeu est des plus sérieux. Comme le rappelle Nathalie Guibert dans un article cité plus haut : « Pour dissuader la Chine de planter son drapeau sur les îles Glorieuses, à l’entrée du canal du Mozambique, ou de grignoter les intérêts français du Pacifique, il faudra montrer que le commandement français de la zone a les moyens de riposter au besoin, illustrent les généraux. [...]Des véhicules de l’avant blindé seront bientôt positionnés en Nouvelle-Calédonie86 ». Nous verrons ci-dessous à quel point l'enjeu est doublement sérieux et vital.

Au passage, notons qu'un coup de force contre un territoire français ultramarin situé au sud du Tropique du Cancer (soit la totalité de nos Outre-Mer à l'exception de Saint-Pierre-et-Miquelon) ne permettrait pas à notre pays d'invoquer l'article 5 du Traité de l'Atlantique Nord qui  stipule qu'une attaque contre un Etat partie au Traité sera considérée comme une attaque contre les parties. En effet, l'article 6 du Traité apporte la précision suivante : « Pour l'application de l'article 5, est considérée comme une attaque armée contre une ou plusieurs des parties, une attaque armée : contre le territoire de l'une d'elles en Europe ou en Amérique du Nord, contre les départements français d'Algérie ; contre le territoire de la Turquie ou contre les îles placées sous la juridiction de l'une des parties dans la région de l'Atlantique Nord au nord du Tropique du Cancer; contre les forces, navires ou aéronefs de l'une des parties se trouvant sur ces territoires ainsi qu'en toute autre région de l'Europe dans laquelle les forces d'occupation de l'une des parties étaient stationnées à la date à laquelle le Traité est entré en vigueur, ou se trouvant sur la mer Méditerranée ou dans la région de l'Atlantique Nord au nord du Tropique du Cancer, ou au-dessus de ceux-ci87 ». Sauf à recevoir l'assistance de l'un ou l'autre de nos alliés, nous devrions nous battre seuls. En tout cas, là où l'article 5 a un aspect extrêmement dissuasif contre un agresseur potentiel (au point évidemment de constituer le principal obstacle à une guerre entre la Russie et un membre de l'Alliance), nous ne pourrons nous en remettre qu'à nos propres capacités nationales de dissuasion pour défendre nos compatriotes, territoires et intérêts à des milliers de kilomètres de l'Hexagone.

Pour conclure ici, on pourra objecter que le fait que les principaux responsables de notre défense nationale (président de la République, ministre des Armées, CEMA, CEMAT, CEMM) est un argument d'autorité, mais pas en soi un argument en faveur du renforcement des risques de conflit majeur. C'est le rôle des politiques comme des militaires de prévoir toutes les éventualités dont les pires possibles. Et c'est plus précisément le rôle des seconds de proposer aux politiques des options à ceux qui ont la conduite des affaires de l’État, pour assurer notre défense nationale dans toutes les situations. Certains avanceront, par cynisme ou de bonne foi, que les militaires cités ici exagèrent des menaces supposément faibles ou inexistantes, ou qu'ils se contentent de ne pas balayer d'un revers de la main des risques dont la matérialisation n'est pas à proprement parler impossible, mais reste (pense-t-on) extrêmement improbable. La réalité est que si les principaux cadres des armées françaises alertent simultanément et avec une insistance croissante contre les risques de nouveaux conflits majeurs, c'est en connaissance de cause et sur la base de signaux faibles, de renseignements dont le public n'a pour l'essentiel pas connaissance en raison de leur nature confidentielle. Les armées françaises préparent le pire mais espèrent le meilleur, mais le pire se fait de plus en plus présent à l'horizon. Pour citer une dernière fois le général François Lecointre, « l’histoire nous apprend que le risque le plus grave est souvent celui qu’on n’imagine pas ou celui qu’on ne veut pas voir venir, par confort intellectuel, par idéologie ou par manque de courage. Nous devons être prêts à affronter tous les scénarios, avec lucidité et détermination88 ».

Les Outre-Mer et l'espace maritime français : exemples d'enjeux d'un potentiel conflit majeur qui impliquerait notre pays dans un futur proche

Tout ce qui précède peut sembler très théorique. Quel genre de menaces extérieures majeures peuvent-elles concerner directement la France, sa souveraineté, son intégrité ? Les enjeux liés à la protection de nos Outre-Mer et de notre domaine maritime cités à l'instant font précisément peser des risques de conflits interétatiques dans lesquels serait embarqué notre pays, obligé de défendre ses droits et intérêts dans un monde où les mers sont l'objet d'une « territorialisation » dont les exemples en mer de Chine ou en Méditerranée orientale ne sont que les plus connus. Notre zone économique exclusive (ZEE) est avec 11 millions de km²la deuxième du monde ; elle se double d'un plateau continental qui pourrait encore être étendu en faisant valoir d'autres de nos revendications auprès des Nations unies. Ses richesses méritent qu'on la valorise autant que notre territoire terrestre : en raisonnant ainsi, la France, dont 97% du territoire se situe en mer et dans les Outre-Mer, n'est pas le 41epays du monde, mais le 6e, avec une superficie plus large que celles de la Chine ou de l'Union européenne ! Notre pays est en effet le seul à être présent sur tous les Océans du Globe, le seul sur lequel le Soleil ne se couche jamais. Notre ZEE, première au monde en termes de biodiversité, recèle d'immenses ressources halieutiques qu’il nous faut apprendre à protéger et exploiter durablement. Alors qu’il nous faut préparer l’après-pétrole, notre ZEE contient par exemple certaines algues cultivables en grande quantité et susceptibles de fournir des biocarburants potentiellement plus rentables que ceux dont la production cause déforestation et mise en danger d’espèces terrestres ; elle contient aussi des réserves d'hydrocarbures (gaz et pétrole offshore), que nous devrions laisser laisser dans le sol mais que des puissances prédatrices pourraient chercher à acquérir d'une manière ou d'une autre. Le canal de Mozambique est un véritable eldorado pétrolier au point que l'on parle à son sujet de « nouvelle mer du Nord ».

En février 2020, le gouvernement français a annoncé la fin définitive des forages pétroliers au large des îles Éparses ; d'autres États ne l'entendent cependant pas de cette oreille. Depuis la découverte de réserves potentielles d'hydrocarbures, Madagascar revendique une partie de ces îles qu'elle n'avait pas revendiqué lors des négociations pour son indépendance ; les Comores (qui continuent de réclamer l'annexion de Mayotte, dont les habitants ont pourtant déjà voté deux fois à une écrasante majorité pour rester citoyens français) revendiquent également nos îles, ainsi que Maurice, alors que la présence française est la plus légitime au plan historique, en plus de l'être par le droit89. Il n'y a certes pas grande chose à craindre de la part de nos voisins régionaux qui ne sont pas en capacité d'imposer un fait accompli. Toujours à propos de la présence d'hydrocarbures dans la région, le risque de coups de forces de la part d'autres puissances (comme la Chine citée plus haut) est cependant très sérieux à l'horizon des prochaines décennies. Notre gigantesque territoire maritime est également riche en métaux indispensables pour les industries du futur, dont des sulfures hydrothermaux, des encroûtements cobaltifères et des nodules polymétalliques que nous saurons exploiter de manière durable dans un avenir proche. Outre des métaux classiques (or et argent, cuivre, zinc, plomb…), on trouve dans notre territoire maritime des métaux d’avenir tel que le germanium, utilisé en électronique, l’indium nécessaire à la fabrication d’écrans plats et de panneaux solaires, ou le neodium utile aux aimants des éoliennes. Aujourd'hui, la France exploite ses gisements terrestres de nickel en Nouvelle-Calédonie, où la Chine cherche à s'implanter90(l'indépendance de la Nouvelle-Calédonie risquerait d'ailleurs de se muer en sujétion à une Chine prédatrice, et à une nouvelle forme de colonisation). Demain, si les technologies d'extraction et la volonté politique sont au rendez-vous (on peut d'ailleurs regretter que notre ancien fleuron Technip ne soit plus sous pavillon français...), nous pourrions exploiter nos gisements de métaux sous-marins dans le respect de l'environnement local. Ces gisements prouvés ou estimés sont situés pour l'essentiel dans le Pacifique, où se concentre la majeure partie de notre ZEE. Or, la demande en métaux précieux sera si forte qu'il est probable que nos gisements seront convoités par des puissances comme la Chine. Il nous faut nous préparer à défendre notre souveraineté sur notre espace maritime.

Aujourd'hui, notre zone économique exclusive est déjà l'objet de pillages, faute de moyens suffisants alloués à notre Marine nationale. Nous parvenons mal à protéger l'exceptionnelle biodiversité de nos territoires Outre-Mer. ÀMayotte par exemple, l'association citoyenne Oulanga Na Nyamba alerte sur le braconnage des tortues marines par des pêcheurs étrangers ; à Clipperton, les activités de braconniers principalement mexicains se font au détriment de la biodiversité locale... Cette prédation va bientôt changer d'échelle. Au large de Guyane, où l'insuffisance chronique de nos moyens de surveillance maritime profite à une pêche illégale qui est principalement le fait de ressortissants de pays voisins, nous pourrions bientôt faire face à la pêche illégale chinoise (un phénomène que subit notamment l’Équateur, de l'autre côté du continent sud-américain). Ainsi, « dans un avenir proche, la Guyane pourrait être confrontée à une pêche illégale chinoise. Un certain nombre de signaux faibles permettent d'envisager cette hypothèse, dont la présence de pêcheurs chinois dans les eaux du Suriname ou à quelques milles nautiques au-delà de la ZEE. [...]La stratégie chinoise est globale et bien connue : déploiements de flottilles dans tous les océans, accompagnés d'investissements portuaires permettant le traitement et la distribution du produit de la pêche91. » Faut-il y voir un prélude à d'autres formes de violation de notre souveraineté sur notre territoire ? Il est en tout cas clair qu'au pillage, devrait un jour succéder la contestation. Comme nous le soulignions début 2019 avec Rafik Smati, dans une tribune pour le magazine Audience, « la France laisse [...] sa ZEE se faire piller faute de surveillance par la Marine nationale ; alors que la haute mer sera bientôt un enjeu de conflictualité majeur, nous risquons de voir notre souveraineté contestée et bafouée dans un futur proche92 ».

Le XXIesiècle se jouera en grande partie sur les mers, le futur de notre pays aussi. Les Océans sont la matrice d’un monde globalisé et deviennent la nouvelle frontière commune de l'humanité, pour le meilleur comme pour le pire. Or, la France, qui peine à se réinventer et à se projeter dans l'avenir, est peut-être le pays dont les atouts maritimes sont les plus grands. Historiquement, notre pays a trop délaissé le large, mais l’heure de sa vocation maritime est venue. « Les larmes de nos souverains ont le goût salé de la mer qu’ils ont ignorée », aurait écrit l'un de nos plus grands hommes d’État, le cardinal de Richelieu : avec l'immensité de nos atouts maritimes en tête et l'esprit de conquête au cœur, la mer peut contribuer à redonner à notre pays le goût du futur. « La mer est l'avenir de la France93 », pour reprendre le titre de l'excellent livre de mon ami Jean-Marie Biette. Mais dans les prochaines décennies, la mer sera peut-être pour notre pays un terrain et un enjeu d'affrontement. C'est l'un des principaux enjeux de ce livre, le risque de conflit de haute intensité aux portes de l'Europe contre la Russie s'avère de plus en plus crédible : même dans ce scénario, la perspective d'une menace étatique majeure contre l'Hexagone (préférons ce terme à celui, dépassé, de « métropole ») reste extrêmement improbable. Le retour d'une menace à l'Est n'équivaut pas à celui d'une menace directe sur nos frontières européennes. Cependant, dans un XXIesiècle qui sera le plus maritime de tous, la France embrassera plus que jamais sa dimension planétaire, multi-continentale et multi-océanique qui fait de notre pays un Archipel. Les menaces directes contre nos compatriotes, nos territoires et nos intérêts stratégiques répartis sur toute la planète se font de plus en plus nombreuses et de plus en plus sérieuses. Nous devons impérativement nous préparer à les défendre, jusqu'à l'autre bout du monde et jusque dans les champs les plus durs de la conflictualité.

Tout ce qui précède porte peu à l'optimisme. Mais le pire n'est évidemment pas plus certain qu'il n'est souhaitable. En restant sur un scénario linéaire, le plus probable est que la tendance à la pacification du monde se poursuivra dans les prochaines décennies malgré les nouvelles tragédies qui ne manqueront pas de survenir. L'espoir est permis. Dans la même logique, le plus probable est également que nous ne verrons pas apparaître de guerres entre grandes puissances, lesquelles sont entre autres toutes détentrices de l'arme nucléaire ou alliées à au moins un État doté. Depuis 1945, les Européens jouissent d'un privilège immense aux yeux des générations qui leur ont succédé : les conflits majeurs ont disparu de notre horizon. Aujourd'hui, la majorité de l'humanité communie dans un tel privilège. Même dans les grands pays asiatiques où les risques de guerre contre un rival régional restent parmi les plus inquiétants de la planète, la population ne conçoit généralement pas l'avenir en considérant une telle issue comme inéluctable. Le spectre de conflits majeurs n'y a pas disparu de l'horizon, mais il n'y est pas central comme il l'a été pendant des siècles dans la quasi-totalité des sociétés ; plus exactement, la menace est présente et prise au sérieux sans être vue comme une indépassable fatalité. Comme dans l'Europe de 1914, observent certains.

L'histoire n'est cependant pas linéaire et les tendances de long terme, bien qu'encourageantes, n'en restent pas moins une toile de fond. Surtout, l'accélération de l'histoire n'est pas toujours une accélération de ces mêmes tendances : nous avons pu voir depuis le début du siècle qu'elle était faite de ruptures. Certes, les Européens des années 2020 peuvent imaginer leur avenir sans songer un seul instant que leur vie puisse être bouleversée un jour par une guerre majeure, chez eux ou à l'autre bout du monde, quand ceux des décennies 1220, 1320, 1620, 1820 et des siècles précédents avaient tous en commun de ne pas pouvoir concevoir une vie débarrassée du fléau de la guerre, qui planait sur l'existence comme ceux de la faim, des épidémies et de la misère à grande échelle. « L'horizon du clocher », cadre de vie de l'immense majorité de la population, se doublait de ce que l'on pourrait appeler un horizon du tragique.

En revanche, les Européens des siècles passés – disons jusqu'aux bouleversements successifs de la Révolution française puis des Révolutions industrielles – pouvaient tous envisager ce que serait leur monde dans les trente ans. Tout comme la guerre et les autres fléaux évoqués ici n'auraient pas disparu, les seigneurs auraient succédé aux seigneurs sans changement de régime, des paysans sans le sou auraient succédé à des paysans sans le sou dans l'immense majorité des cas, des générations se seraient succédé du baptême à l'extrême-onction dans un même cadre social dominé par le religieux. Les grands cadres de la civilisation seraient restés les mêmes. A contrario, aucun Européen n'est aujourd'hui en mesure de dire ce à quoi ressemblera le monde dans les trente ans. D'ici-là, bien des ruptures auront eu lieu : peut-être des conflits majeurs dans l'une ou l'autre région du monde feront-ils regretter à leurs habitants leur propre « âge d'or de la sécurité » comme Stefan Zweig regrettait celui de la Belle Époque ? Peut-être reconsidérera-t-on les certitudes d'aujourd'hui sur la quasi-impossibilité de guerres à l'ancienne de la même manière que nous pouvons relire Jan Gotlib Bloch ou Norman Angell avec le recul de deux Guerres mondiales ?

Le caractère inédit de la longue période de paix que nous traversons ne la rend pas éternelle. Le fait que la paix soit devenue une dynamique, la norme plutôt qu’un état transitoire, ne la rend pas immortelle. Le monde est moins violent qu’on ne le dit, mais risque de le devenir beaucoup plus qu’on ne le croit. Si le temps long montre une claire tendance à la pacification du monde, il porte aussi les indices d’un potentiel embrasement. La possibilité d'un XXIe siècle sans guerres entre grande puissance et à l'issue duquel la guerre elle-même aura été marginalisée reste sérieuse : il y a de quoi sourire au vu d'autres perspectives moins encourageantes. N'allons cependant pas substituer à un pessimisme excessif sur l'état du monde, qui nous fait oublier à quel point nous jouissons d'une période de paix, une confiance imprudente en la solidité de celle-ci.

Aurélien Duchêne

Sources et notes :

1La haute intensité est définie par le Glossaire interarmées de terminologie opérationnelle comme une « opération où toutes les fonctions opérationnelles sont susceptibles d’être activées pour s'opposer à une violence caractérisée de l’adversaire » (Glossaire interarmées de terminologie opérationnelle. Document cadre, DC-004_GIATO(2013), n° 212 /DEF/CICDE/NP, 16/12/2013, p. 104). Depuis 2020, l'état-major de l'armée de Terre définit la haute intensité comme un « affrontement soutenu entre masses de manœuvre agressives se contestant jusque dans la profondeur et dans différents milieux l’ensemble des champs de conflictualité (physique et immatériel) et dont l’objectif est de vaincre la puissance de l’adversaire » (Emmanuel Desachy, « Le commandement « scorpionisé » dans la haute intensité : changement dans la continuité ? », Brennus 4.0 : lettre d’information du Centre de doctrine et d’enseignement du commandement, n° 8, août 2020, p. 30 32).

2 Fernand Braudel, Grammaire des Civilisations, Paris, Flammarion, coll. « Champs Histoire », 1993 [1963], p. 82-83.

3Yuval Noah Harari, Homo Deus. Une brève histoire de l’avenir, op. cit., p. 25.

4Niall Ferguson, Civilization – The Six Killer Apps of Western Power, London, Penguin Boooks, 2011, p. 24.

5Traduit en français sous le titre La Part d’ange en nous, Paris, Les Arènes, 2017.

6Traduit en français sous le titre Non, ce n’était pas mieux avant : 10 bonnes raisons d’avoir confiance en l’avenir, Paris, Plon, 2017.

7Montesquieu, De l’Esprit des Lois, XX, 2.

8Ibid., XX, 1.

9Charles-Philippe David et Afef Benessaieh, « La paix par l’intégration ? Théories sur l’interdépendance et les nouveaux problèmes de sécurité », Études internationales, 1997, vol. 28 n° 2, p. 227-254, Érudit, https://www.erudit.org/fr/revues/ei/1997-v28-n2-ei3069/703736ar.pdf

10Ibid.

11Ibid.

12Bruno Tertrais, « The Demise of Ares: The End of War as We Know It ? », The Washington Quarterly, août 2012, vol.35 n° 3, p. 7-22, site de la Fondation pour la recherche stratégique, https://www.frstrategie.org/web/documents/publications/autres/2012/2012-tertrais-twq-demise-ares.pdf

13On peut critiquer cette centralité donnée à la seule guerre civile syrienne dans la remontée du nombre de morts liées aux conflits, la guerre civile sud-soudanaise ayant par exemple déjà causé environ 400 000 en 2021, tandis que les conflits au Yémen et en Afghanistan, la « guerre des cartels » au Mexique, font désormais plus de morts par an que le conflit syrien.

14Bruno Tertrais (dir.), cartographie de Hugues Piolet, Atlas militaire et stratégique, Paris, Éditions Autrement, 2019, p. 9.

15Michel De Grandi, « Le nombre de conflits a doublé en dix ans en Afrique », Les Échos, 4 juillet 2019, https://www.lesechos.fr/monde/enjeux-internationaux/le-nombre-de-conflits-a-double-en-dix-ans-en-afrique-1035694

16N'oublions d'ailleurs pas que sur le sol de la RDC s'est déroulé un conflit aussi peu connu que dramatique, ayant opposé une coalition entre le Burundi, l’Ouganda et le Rwanda à une autre composée de l’Angola, de la Namibie et du Zimbabwe de 1998 à 2003. Le bilan de cette guerre que l'on surnomme parfois la « première guerre mondiale africaine »  dépasserait les trois millions de morts : le fait qu'une telle tuerie soit si peu connue du grand public occidental en dit long sur notre rapport au monde.

17« Democracy Index 2020 : In sickness and in health ? », The Economist, 2 février 2021, https://www.eiu.com/n/campaigns/democracy-index-2020/

18Christian Malis, Guerre et stratégie au XXIe siècle, Paris, Fayard, 2014, p. 36.

19Réédité en français en 2017 à des fins de perpétuation du patrimoine littéraire : Jan Bloch, Impossibilités techniques et économiques d'une guerre entre grandes puissances: conférences tenues à la Haye en juin 1899, Paris, Hachette Livre BNF.

20En accès libre à cette adresse : https://archive.org/details/iswarnowimpossib00bloc

21Suzanne Berger, Notre première mondialisation. Leçons d’un échec oublié, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La république des idées », 2003.

22Kenneth N. Waltz, « Structural Causes and Economic Effects », in Richard K. Betts (dir.), Conflict After the Cold War : Arguments on Causes of War and Peace, New York, 5e édition, 2017 [2011], p. 295.

23John J. Mearsheimer, « Back to the Future: Instability in Europe after the Cold War », International Security, vol. 15, n° 1, 1990, pp. 5–56. https://www.semanticscholar.org/paper/Back-to-the-Future%3A-Instability-in-Europe-After-the-Mearsheimer/b08c37852ec08baf7b2bad24a80ebd1dbbdfa72e

24Erik Gartzke, Yonatan Lupu, « Trading on Preconceptions : Why World War I Was Not a Failure of Economic Interdependence », International Security, vol. 36, n° 4, 2012, pp. 115–150, Social Science Research Network, https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=1706942

25Voltaire, Candide ou l'Optimisme, chapitre XXIII.

26Edmond Dziembowski, La guerre de Sept Ans 1755-1763, Paris, Perrin, 2015, p. 268.

27Extrait traduit par Thérèse Delpech, in Thérèse Delpech, « La "Guerre impossible" selon Ivan Bloch », Politique étrangère n°3 - 2001 – 66ᵉ année, p. 705-712, https://www.persee.fr/docAsPDF/polit_0032-342x_2001_num_66_3_5111.pdf

28Ibid.

29Ibid.

30Christine André et Robert Delorme, « L'évolution séculaire des dépenses publiques en France », Annales, vol. 33, n° 2,‎ 1978, p. 255–278, Persée, https://www.persee.fr/docAsPDF/ahess_0395-2649_1978_num_33_2_293924.pdf

31Philippe Moreau-Defarges, La Tentation du repli : Mondialisation, démondialisation (XVe-XXIe siècles), Paris, Odile Jacob, 2018, p. 224.

32Norman Angell, The Great Illusion. A Study of the Relation of Military Power to National Advantage, Londres, G.P. Putnam’s Sons, 1910. En accès libre à cette adresse : https://www.gutenberg.org/files/38535/38535-h/38535-h.htm

33Vincent Desportes, La dernière bataille de France : Lettre aux Français qui croient encore être défendus, Paris, Gallimard, coll. « Le débat », 2015, p. 37.

34Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, Paris, Le Livre de Poche, 1996 [1944].

35Charles de Gaulle, La France et son armée, Paris, Perrin (coll. « Tempus ») 2016 [1938], p. 236-237.

36Aurélien Duchêne, « Comment les Alsaciens ont véritablement vécu la domination allemande (1871-1918) », blog personnel, 20 mai 2018, https://aurelien-duchene.fr/comment-les-alsaciens-ont-veritablement-vecu-la-domination-allemande-1871-1918/

37Jean-François Lecaillon, Le souvenir de 1870, Histoire d'une mémoire, Paris, Bernard Giovanangeli Éditeur, 2012, p. 232-233.

38Ibid., p. 150-151.

39Stéphane Audoin-Rouzeau, Jean-Jacques Becker, La France, la Nation, la Guerre : 1850-1920, Paris, Sedes (coll. « Regards sur l’Histoire »), 2012, p. 161.

40Jean-François Lecaillon, Le souvenir de 1870, Histoire d'une mémoire, op. cit., p. 240-241.

41Jean-Noël Grandhomme (dir.), Boches ou tricolores, les Alsaciens-Lorrains dans la Grande Guerre, Strasbourg, Éditions la Nuée Bleue/DNA, 2008, p. 39.

42Jean-Christian Petitfils, Histoire de la France, Paris, Fayard (coll. « Pluriel »), 2019, p. 711.

43Jean-Noël Grandhomme (dir.), Boches ou tricolores, les Alsaciens-Lorrains dans la Grande Guerre, op. cit., p. 42.

44Ibid., p. 43.

45Jean-François Lecaillon, Le souvenir de 1870, Histoire d'une mémoire, op. cit., p. 245.

46Thérèse Delpech, « La "Guerre impossible" selon Ivan Bloch », op. cit.

47Jean-Christian Petitfils, Histoire de la France, op. cit., p. 607.

48Pierre Milza, Napoléon III, Paris, Perrin (coll. « Tempus »), 2006 [2004], p. 704.

49Ibid., p. 701.

50 Yann Le Bohec, La Guerre romaine, 58 avant J.-C. – 235 après J.-C., Paris, Éditions Tallandier, coll. « L’Art de la Guerre », 2014, p. 91.

51 Paul Veyne, « Y a-t-il eu un impérialisme romain ? » Mélanges de l'École française de Rome. Antiquité, tome 87, n°2. 1975, pp. 793-855, https://www.persee.fr/doc/mefr_0223-5102_1975_num_87_2_1034

52 Salluste, Guerre de Jugurtha, 114. 2.

53Antoine Fouchet, « Général Henri Bentégeat, ancien chef d’état-major des armées françaises : "Il est illusoire de penser que la guerre peut être éradiquée" », La Croix, 20 avril 2012, https://www.la-croix.com/Debats/Opinions/Debats/General-Henri-Bentegeat-ancien-chef-d-etat-major-des-armees-francaises-Il-est-illusoire-de-penser-que-la-guerre-peut-etre-eradiquee-_NP_-2012-04-20-796930

54 René Girard, Achever Clausewitz, Paris, Flammarion, coll. « Champs Essais » 2011 [2007].

55Si Clausewitz n'avait pas de notion de la « guerre totale » telle qu'ont la conçoit notamment depuis le magnum opus de Lüdendorff, La Guerre totale, voire depuis La mobilisation totale d'Ernst Jünger, il concevait la « guerre absolue », livrée « du fort au fort ». Cependant, il n'envisageait pas une guerre qui ne soit « absolue » que par ses moyens ou par ses buts, alors que  Carl Schmitt a montré que « les buts peuvent être radicaux, et les moyens modérés » (David Cumin, Stratégies militaires contemporaines, Paris, Ellipses, 2020, p. 44). Les djihadistes livrent une telle forme de guerre absolue dans ses buts mais limités dans ses moyens. De même, Clausewitz n'envisageait pas de logiques de type génocidaire, ce qui n'enlève rien à la pertinence de l'analyse que fait Girard de la montée aux extrêmes.

56 René Girard, Achever Clausewitz, op. cit., p. 190.

57Ibid., p. 132.

58 Yuval Noah Harari, Homo Deus. Une brève histoire de l’avenir, op. cit., p. 29.

59 René Girard, Achever Clausewitz, op. cit., p. 353.

60Ibid., p. 361.

61Revue stratégique de défense et de sécurité nationale, Paris, Dicod, 2017, p. 5.

62Ibid., p. 10.

63« Déclaration de M. Emmanuel Macron, président de la République, sur les efforts en faveur de la Défense, à Orléans le 16 janvier 2020 », Vie publique, 16 janvier 2020, https://www.vie-publique.fr/discours/272811-emmanuel-macron-16012020-politique-de-defense

64« Discours du Président Emmanuel Macron sur la stratégie de défense et de dissuasion devant les stagiaires de la 27ème promotion de l'école de guerre », site de l'Elysée, 7 février 2020, https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/02/07/discours-du-president-emmanuel-macron-sur-la-strategie-de-defense-et-de-dissuasion-devant-les-stagiaires-de-la-27eme-promotion-de-lecole-de-guerre

65Actualisation stratégique, Paris, Dicod, p. 45.

66Commission de la défense nationale et des forces armées, Compte rendu n° 42 : audition du général François Lecointre, chef d’état–major des armées, Mardi 11 juin 2019, Assemblée nationale, juin 2019, p. 9, http://www.assemblee-nationale.fr/15/pdf/cr-cdef/18-19/c1819042.pdf

67Commission des affaires étrangères, Compte rendu n° 12 : Audition, à huis clos, du général d'armée François Lecointre, chef d'état-major des armées, Mercredi 6 novembre 2019,  Assemblée nationale, novembre 2019, p. 5. http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/comptes-rendus/cion_afetr/l15cion_afetr1920012_compte-rendu.pdf

68Ibid., p. 9.

69Ibid., p. 16.

70Thierry Burkhard, « L'armée de Terre, face au COVID-19, Lettre ''Au contact'' n°45 », Centre de doctrine et d'enseignement du commandement, avril 2020, https://www.penseemiliterre.fr/l-armee-de-terre-face-au-covid-19_3015146.html

71Nicolas Barotte, « L’armée de terre se prépare à des conflits plus durs », Le Figaro, 17 juin 2020, https://www.lefigaro.fr/international/l-armee-de-terre-se-prepare-a-des-conflits-plus-durs-20200617

72Commission de la défense nationale et des forces armées, Compte rendu n° 04 session ordinaire de 2019-2020 : Audition du général Thierry Burkhard, chef d’état-major de l’armée de Terre, sur le projet de loi de finances pour 2020, Mercredi 2 octobre 2019, Assemblée nationale, octobre 2019, p. 4, http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/comptes-rendus/cion_def/l15cion_def1920004_compte-rendu.pdf

73Nathalie Guibert, « L’armée de terre française envisage de futurs affrontements "Etat contre Etat" », Le Monde, 17 juin 2020 https://www.lemonde.fr/international/article/2020/06/17/la-france-se-prepare-a-endurcir-l-armee-de-terre_6043162_3210.html

74Nicolas Barotte, « "Général Burkhard: "Nous devons être prêts à la haute intensité" », Le Figaro, 8 octobre 2020, https://www.lefigaro.fr/international/general-burkhard-nous-devons-etre-prets-a-la-haute-intensite-20201007

75Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, Compte rendu : vision stratégique de l'armée de Terre - Audition du général Thierry Burkhard, chef d'état-major de l'armée de Terre, 24 juin 2020, Sénat, juin 2020, http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20200622/etr.html#toc4

76Commission de la défense nationale et des forces armées, Compte rendu n° 47, session ordinaire de 2019-2020 : Audition, à huis clos, de M. le général Thierry Burkhard, chef d’état-major de l’armée de terre, Mercredi 6 mai 2020, Assemblée nationale, mai 2020, p. 7, http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/comptes-rendus/cion_def/l15cion_def1920047_compte-rendu.pdf

77Ibid., p. 10.

78Deborah Haynes, « Risk of new world war is real, head of UK armed forces warns », Sky News, 8 novembre 2020, https://news.sky.com/story/risk-of-new-world-war-is-real-head-of-uk-armed-forces-warns-12126389

79Jean-Dominique Merchet, « Quand l’armée française envie la "masse" de l’armée turque », L'Opinion, 10 mars 2020, https://www.lopinion.fr/edition/international/quand-l-armee-francaise-envie-masse-l-armee-turque-214080

80Nicolas Barotte, « "Général Burkhard: "Nous devons être prêts à la haute intensité" », Le Figaro, 8 octobre 2020, https://www.lefigaro.fr/international/general-burkhard-nous-devons-etre-prets-a-la-haute-intensite-20201007

81Pierre Vandier, La dissuasion au troisième âge nucléaire, Paris, Éditions du Rocher, 2018.

82Chef d'état-major de la Marine (@amiralVandier). « Aux futurs officiers, à l’ @Ecole_navale : "Être officier, c’est donner du sens à l’action, c’est fédérer les énergies et avoir le souci de chacun. Aujourd’hui, vous entrez dans une marine qui va probablement connaître le feu à la mer, vous devez vous y préparer !" », Twitter, 7 septembre 2020. https://twitter.com/amiralVandier/status/1302922588306452481

83Laurent Lagneau, « Selon l’amiral Prazuck, "l’hypothèse tactique d’une confrontation en haute mer redevient réaliste" », Opex360, 18 décembre 2018, http://www.opex360.com/2018/12/18/selon-lamiral-prazuck-lhypothese-tactique-dune-confrontation-en-haute-mer-redevient-realiste/

84Vincent GroizeIeau, « Amiral Vandier : "Nous devons accélérer pour rattraper nos retards capacitaires" », Mer et Marine, 1er février 2021, https://www.meretmarine.com/fr/content/amiral-pierre-vandier-nous-devons-accelerer-pour-rattraper-nos-retards-capacitaires

85Élie Tenenbaum, Morgan Paglia, Nathalie Ruffié, « Confettis d’empire ou points d’appui ? L’avenir de la stratégie française de présence et de souveraineté », IFRI, Focus stratégique, n° 94, février 2020, p. 82, https://www.ifri.org/fr/publications/etudes-de-lifri/focus-strategique/confettis-dempire-points-dappui-lavenir-de-strategie

86Nathalie Guibert, « L’armée de terre française envisage de futurs affrontements "Etat contre Etat" », op. cit.

87« Le Traité de l'Atlantique Nord », site de l'OTAN, https://www.nato.int/cps/fr/natolive/official_texts_17120.htm

88Joseph Henrotin, « La nécessité d'un modèle d'armée complet : entretien avec le général d'armée François Lecointre, chef d'état-major des armées », Défense et Sécurité internationale, hors-série n° 73, août-septembre 2020.

89Les Français ont établi à partir de 1722 la toute première présence continue aux îles Eparses, qui n'avaient jamais fait l'objet d'un peuplement par des populations issues d'autres îles. Antananarivo, Moroni et Port-Louis ne peuvent donc pas faire valoir leur antériorité. Concernant Mayotte, l'île a été achetée en 1841 par le royaume de France au sultan Andriantsoly et intégrée au territoire français en 1848. Un protectorat a été établi sur le reste des Comores en 1886. En 1974, les Comores ont voté en faveur de l'indépendance vis-à-vis de la France dans un référendum où la population de Mayotte s'est prononcée en faveur d'un maintien au sein de la République. En 1976, l'ONU et son Comité spécial de la décolonisation (alors soutenu par des puissances aussi peu impérialistes que les États-Unis, l'URSS et la Chine) ont fait pression pour que la France cède Mayotte aux Comores (en proie à l'instabilité politique) sans référendum. La République est parvenue à organiser la même année un nouveau référendum : les Mahorais ont voté à 99,4% pour rester Français (avec une participation de 99,4%). En 1976 également, Madagascar, alors dirigée par la dictature d'extrême-gauche pro-Moscou de Didier Ratsiraka, s'est mise à revendiquer les îles Eparses qu'Antananarivo n'avait pas évoquées en 1960 lors des négociations sur son accession à l'indépendance : étrangement, ces revendications sont apparues après la découverte de potentielles réserves de pétrole dans la région.

90Harold Thibault, « La Chine lorgne la Nouvelle-Calédonie et ses réserves de nickel », Le Monde, 2 octobre 2020, https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/10/02/la-chine-lorgne-la-nouvelle-caledonie-et-ses-reserves-de-nickel_6054537_823448.html

91Laurent Lagneau, « Des signaux faibles laissent supposer que la Guyane sera bientôt confrontée à la pêche illégale chinoise », Opex 360, 18 janvier 2021, http://www.opex360.com/2021/01/29/des-signaux-faibles-laissent-supposer-que-la-guyane-sera-bientot-confrontee-a-la-peche-illegale-chinoise/

92Rafik Smati, Aurélien Duchêne, « La France, le pays où le Soleil ne se couche jamais », Audience n° 8, mars 2019, p. 24, https://adekwa-avocats.com/adekwa-avocats-x-audience-8/

93Jean-Marie Biette, La mer est l'avenir de la France, Paris, Éditions de l'Archipel, 2015.