Entre défense du « monde russe » et irrédentisme, l'impérialisme russe à l'origine d'une prochaine « surprise stratégique » ?

Entre défense du « monde russe » et irrédentisme, l'impérialisme russe à l'origine d'une prochaine « surprise stratégique » ?
Crédits photo : REUTERS/BAZ RATNER

La Russie de Poutine est nostalgique des deux empires qui l'ont précédée : celui des tzars, et celui des Soviets. Elle cherche à conserver dans l'ensemble de son « étranger proche » une certaine influence, par la séduction ou la contrainte. Là où elle ne parvient plus à rayonner suffisamment (aux pays baltes, et désormais en Ukraine), elle continue à porter une ombre. On peut débattre du fait que l'annexion de la Crimée soit un acte complètement à part dans la politique poutinienne (au sens où il n'aurait pas vocation à être réédité), à séparer d'une quête d'influence plus classique, ou bien la traduction territoriale d'un projet plus vaste (ce qui implique que l'annexion soit un précédent auquel pourraient succéder de nouvelles reconquêtes dans un futur proche). Il ne fait cependant pas de doute que la Russie contemporaine porte un projet impérial, comme d'autres puissances de notre temps ; le projet impérial russe est particulièrement marqué car il touche à la nature même du pays, qui y voit un pilier de son identité et l'une des clés de sa survie comme grande puissance. La Russie est également traversée par un courant irrédentiste, lequel est semble-t-il minoritaire au sein d'une opinion très attentiste, mais bien plus présent au sein des élites dirigeantes. En découle chez ces dernières un expansionnisme qui reste cantonné à des cercles certes radicaux, mais influents comme l'ont montré les démonstrations de force de ces dernières années.

On en conclut assez (et sans doute trop, mais qui sait ?) vite que les dirigeants russes rêveraient d'étendre à nouveau les frontières du plus vaste pays du monde. Retrouver la grandeur de l'Empire et de l'URSS passerait potentiellement par le recouvrement, d'une manière ou d'une autre, de leurs anciens territoires qui ont quitté le giron de Moscou. En sus d'être les héritiers d'une tradition expansionniste, les dirigeants russes seraient ses continuateurs. Pis, le peuple russe lui-même serait sujet à une forme d'atavisme historique. Les Russes ne seraient pas simplement résignés voire enclins à l'autoritarisme, aux violations des droits de l'homme et à la corruption, toujours intolérants envers les étrangers et leurs valeurs, nationalistes, militaristes, réactionnaires, embrassant le traditionalisme orthodoxe après avoir acclimaté le communisme : ils seraient prêts à suivre leurs dirigeants dans leur rêve d'empire. La réalité est évidemment bien différente : il en va de même pour la nature de l'impérialisme et de l'expansionnisme russes contemporains. Le projet impérial de la Russie contemporaine est mal compris, et pourtant toujours central. Comment définir l'impérialisme russe au XXIesiècle ? La Russie est-elle vraiment expansionniste ?

Lorsque l'on évoque le rêve impérial du Kremlin, on pense généralement au grand dessein qui sous-tend la création d'une zone économique intégrée avec l'Union économique eurasiatique (UEE), et d'une architecture de sécurité collective liant d'ex-républiques soviétiques avec l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC). Ce grand dessein est la reconstitution d'une forme d'unité politique de l'Eurasie au travers d'un ensemble régional dominé par Moscou. Un projet qui va bien au-delà de la volonté de « reconstituer l'URSS » dont on s'émeut si facilement. Mais même s'il devait se concrétiser en association ou en confrontation avec les ambitions chinoises, ce dessein ne peut aboutir à la création d'un empire informel, à la fois parce que la Russie n'est pas en capacité de rétablir une domination d'un autre âge sur les États post-soviétiques et parce que malgré leur potentiel, les caractéristiques géographiques, culturelles, économiques, politiques et militaires que partagent les membres de la zone eurasienne ne constituent pas une assise suffisante. Les dirigeants russes en sont conscients. Historiquement, l'un des principaux canaux de pensée de l'eurasisme (dont l'influence dans le projet d'ensemble eurasien dominé par Moscou est manifeste) comparaît la situation de la Russie sur le « continent eurasien » à celle de l'Allemagne en Europe avant les deux Guerres mondiales. Cette situation était celle d'une grande puissance située au centre d'un ensemble géographique, amenée à choisir entre être encerclée d'ennemis potentiels ou se donner les moyens de devenir l'hegemon, la puissance dirigeante de cet espace. Étant au centre de l'ensemble eurasiatique, la Russie conserve effectivement une forme de complexe obsidional qui l'amène à nourrir ce que l'on peut appeler un « impérialisme défensif ».

Il faut également aborder la volonté prêtée à la Russie de construire un « empire eurasien » dépassant les frontières de l'ex-URSS. D'aucuns estiment également que la Russie, perpétuant un supposé dessein historique, chercherait toujours à dominer la masse eurasiatique, immense et surpeuplée, dont elle contrôle l'essentiel du cœur géographique. Ce cœur de l'Eurasie serait, selon Halford John Mackinder (1861-1947) qui le qualifiait en 1903 de « Heartland », la base d'une possible « puissance de la terre » capable de disputer la suprématie mondiale à la « puissance de la mer » qu'étaient devenus les États-Unis à la suite de l'Empire britannique. L'Empire russe possédait l'assise territoriale, lui manquaient la technologie et les capitaux d'une puissance comme l'Allemagne. Cette théorie que nous résumons ici à grands traits a pris une nouvelle dimension avec l'accession de l'URSS au rang de superpuissance à la tête d'un ensemble communiste dominant l'Europe de l'Est (1945) puis la victoire des communistes en Chine (1949). Face au risque d'une domination du « Heartland » par l'URSS et le bloc communiste, George Kennan (1904-2005) a préconisé une stratégie de containment (endiguement) de l'expansion soviétique dans l'espace environnant que Nicholas Spykman avait théorisé comme un « Rimland » (pourtour littoral du « Heartland », incluant l'Europe, les Proche et Moyen-Orient, l'Inde, la pénisule indochinoise le littoral chinois et la Corée).

En 1997, après donc l'effondrement de l'URSS et du bloc communiste, Zbigniew Brzezinski (1928-2017) a réactualisé ces analyses dans son fameux ouvrage Le Grand Échiquier (The Grand Chessboard, 1997), où il défendait un roll back (refoulement) de la puissance russe via l'intégration des ex-républiques soviétiques d'Europe dans l'Union européenne et l'OTAN (notamment l'Ukraine, sans laquelle il estimait que la Russie cesserait d'être un empire eurasien), et une politique d'influence américaine en Asie centrale. La même année, côté russe, paraissait le premier best seller du très controversé Alexandre Douguine, Fondamentaux de géopolitique, sorte de manuel stratégique à destination d'un dirigeant russe qui souhaiterait rien de moins qu'établir un empire eurasiatique dominé par les Russes ethniques, placer l'Europe sous la coupe de Moscou et contester la suprématie des États-Unis. L'auteur reprend l'opposition entre la « puissance de la mer » et la « puissance de la terre » (qu'il qualifie de « tellurocratie », par opposition à la thalassocratie maritime), en y adjoignant une dimension idéologique que nous ne détaillerons pas ici.

Douguine est souvent présenté par des journalistes et auteurs mal informés comme une source d'inspiration pour le Kremlin, voire comme le « gourou » de Vladimir Poutine. En réalité, l'influence de cet intellectuel sulfureux sur le pouvoir russe est très marginale, en tout cas s'agissant de sa politique étrangère où elle est sans doute bien plus faible qu'on l'imagine souvent. De même, l'influence sur la politique étrangère américaine des écrits de Mackinder, Spykman et Brzezinski est peut-être surestimée. Quoique l'on puisse lire sur la volonté de la Russie de construire un empire eurasien, il convient donc de la relativiser : si Moscou rêve toujours d'un tel empire, celui-ci épouse sa zone d'influence historique et a visiblement peu à voir avec celui que décrivent les théoriciens anglo-saxons. La Russie ne s'imagine aucunement disputer seule leur suprématie aux États-Unis selon des théories géopolitiques dépassées ; sans doute se résigne-t-elle déjà à voir la Chine s'installer progressivement comme puissance dominante de l'Eurasie, et cherchera à renforcer le partenariat stratégique Moscou-Beijing.

S'agissant de l'impérialisme russe, on pense aussi à des éléments qui font de la Russie une puissance d'entraînement comme l'orthodoxie, ou l'identité slave. Ces liens ont beau être très puissants, comme on le voit entre autres dans la relation privilégiée qu'entretiennent la Serbie et la Russie, ils ne le sont pas suffisamment pour créer le socle d'un futur ensemble dominé par la Russie. Ànotre époque, l'orthodoxie n'est plus de nature à constituer le ciment d'un empire. Les Roumains, Bulgares et Grecs ne vont pas s'éloigner de l'Union européenne pour se mettre sous la protection de la Sainte-Russie (qu'a-t-elle à apporter de mieux que l'UE ?). Face aux tensions entre Moscou et Kiev, l’Église orthodoxe ukrainienne a même fait sécession de l’Église russe pour devenir autocéphale ! La Russie n'est sinon pas réductible à sa vocation d'être le porte-étendard du christianisme traditionaliste, c'est un pays de plus en plus multiconfessionnel. Le sort tragique de l'Arménie à l'automne 2020 a d'ailleurs prouvé à quel point l'image d'une Russie chrétienne défendant la civilisation européenne face au péril islamique se heurtait aux réalités géopolitiques : Moscou a préféré la défense de ses intérêts dans son « étranger proche » plutôt que celle de l'Arménie chrétienne, une nouvelle fois abandonnée.

Il en va de même pour l'identité slave. La proximité culturelle entre Slaves occidentaux et orientaux reste suffisamment forte pour que des millions d'habitants d'Europe centrale et orientale conservent un lien affectif avec la Russie ; ces russophiles sont isolés au sein d'une opinion majoritairement méfiante, voire hostile envers Moscou. Ce sentiment russophile est sinon bien plus marqué dans les Balkans qu'en Pologne, Tchéquie ou Slovaquie où l'image de la Russie s'est fortement dégradée. La Bulgarie reste ainsi divisée entre pro-russes pour qui les Slaves et orthodoxes doivent se tourner vers Moscou, et pro-européens, ces derniers étant majoritaires malgré un fort rejet de l'Union européenne actuelle. Quant aux Polonais ou aux Tchèques, personne n'imagine sérieusement qu'ils puissent se tourner vers la Russie – pas même les dirigeants de ce dernier pays. La Russie semble d'ailleurs aujourd'hui plus séduite par le rapprochement avec une Chine exotique mais incarnant l'avenir plutôt que par une Europe culturellement plus proche mais incarnant (pour l'heure) le passé.

Concernant les efforts de la Russie pour s'implanter sur le pourtour méditerranéen (Syrie, Libye) et devenir incontournable dans différents dossiers sensibles liés à la région, il ne s'agit clairement pas d'un « impérialisme » similaire à celui que Moscou cherche à déployer dans l'espace post-soviétique, bien que cet opportunisme stratégique s'inscrive parfois dans la continuité d'ambitions qui étaient déjà celles des tzars.

En bref, la Russie n'est malgré les apparences pas en capacité de constituer un « empire » au sens où on l'entend souvent. En revanche, elle nourrit une ambition impériale pour le moment unique : celle de faire revenir dans son giron des terres historiquement russes ou majoritairement peuplées de Russes. La Chine offre un exemple comparable avec sa volonté de réintégrer Taïwan et de territorialiser la mer de Chine méridionale, mais la logique est différente. Comme nous le verrons, la Russie suit dans certains cas un dessein qualifiable d'irrédentiste. Il faut y ajouter la nuance suivante : toutes les terres anciennement russes ou à fort peuplement russe et russophone en-dehors des frontières de la Fédération ne sont pas nécessairement perçues comme des territoires amputés à reconquérir comme la Crimée. La Crimée, en plus d'être une péninsule stratégique (avec la base de Sébastopol), a aux yeux des Russes un caractère tout particulier : c'est le lieu du « baptême de la Russie » (le baptême en 988 près de Sébastopol du Grand-prince Vladimir Ierest une étape déterminante de la conversion au christianisme de toutes les Russies), une région pour laquelle les Russes se sont plusieurs fois battus, un trésor naturel et culturel qu'ils considèrent comme une « perle » du « monde russe ». Lorsque Vladimir Poutine a avancé que pour les Russes, la Crimée avait une « importance sacrée pour la Russie, comme le mont du Temple à Jérusalem pour les adeptes de l'islam et du judaïsme1 », il n'a fait qu'exprimer avec emphase ce que pensent des millions de ses compatriotes. La Crimée a donc une place à part : la Russie n'a pas nécessairement vocation à reconquérir des territoires qui comptent moins à ses yeux. Ceci n'exclut en revanche pas qu'elle puisse chercher demain à contrôler indirectement d'autres territoires – on peut parler là d'un impérialisme diffus, plutôt que d'une quête de restauration des frontières impériales.

Si l'annexion en bonne et due forme de nouveaux territoires (Donbass, régions russophones ukrainiennes...) n'est pas à écarter, le plus probable est que la reconquête éventuelle de tels territoires prendrait plutôt la forme d'occupations militaires, ou de reconnaissances de pseudo-États sécessionnistes (à l'instar de ce qui s'est déjà fait avec la reconnaissance des États fantoches d'Abkhazie et d'Ossétie du Sud-Alanie, et de ce qui pourrait arriver demain avec une éventuelle reconnaissance de la République populaire de Donetsk, de la République populaire de Louhansk, de la Transnistrie ou de régions d'Ukraine méridionale).

Il convient également d'établir une distinction entre l'annexion d'une terre comme la Crimée, et le contrôle par Moscou et ses alliés de territoires étrangers : l'occupation de ces territoires n'est pas toujours une fin en soi. En effet, le soutien à différents mouvements séparatistes prorusses dans le Donbass (Ukraine), la Transnistrie (Moldavie), l'Ossétie du Sud et l'Abkhazie (Géorgie) ne vise qu'accessoirement à gagner l'indépendance de facto de ces territoires, laquelle ne serait à l'exclusion peut-être du cas transnistrien pas tenable sans l'aide russe : il s'agit aussi d'un moyen de pression sur ces États pour les amener à revenir dans l'orbite de Moscou (on peut parler d'une forme d'impérialisme reposant sur la contrainte et la négation de la souveraineté d’États perçus comme inférieurs). Les pays cités pourraient, dans l'esprit des dirigeants russes, recouvrer leur intégrité territoriale le jour où ils seront revenus vers la Russie et le reste du monde eurasien. Dans le cas contraire, il leur faudra subir une violation constante de leur territoire et de leur souveraineté. S'agissant plus précisément de l'Ukraine, un éventuel recouvrement du Donbass par l’État ukrainien (peu probable en l'état actuel des choses) serait conditionné à une vassalisation de Kiev par Moscou (encore plus improbable), impliquant entre autres la renonciation à l'UE et à l'OTAN. Une vassalisation que le Kremlin pourrait vouloir imposer par les armes.

Enfin, la volonté de la Russie de conserver ou reprendre le contrôle de son « étranger proche » procède d'une logique impériale, mais pas forcément au sens où on l'entend en Occident. Le pays se sent non pas seulement entouré par son « étranger proche », mais inclus dans ce que l'on pourrait appeler un « monde russe2 » dont la Russie est le cœur. Ce monde environnant où la Russie maintient des liens culturels, linguistiques, économiques, politiques, militaires ou encore religieux n'est pas seulement une zone d'influence et de rayonnement, car des millions de Russes y vivent dans des terres qui ont souvent été russes pendant des siècles. La Russie doit absolument y défendre ses intérêts. Les États-Unis ont suivi à partir de 1823 la doctrine Monroe résumée par l'idée de « l'Amérique aux Américains », avant de faire évoluer celle-ci dans une logique expansionniste avec le Corollaire Roosevelt de 1904 ; de même, on peut largement dire que les Russes suivent l'idée de laisser « le monde russe aux Russes », dans une conception bien plus impérialiste que celle qui animé la doctrine Monroe et ses différents avatars. La Russie a ainsi du mal accepter l'indépendance et la souveraineté de l'Ukraine du fait de son appartenance au moins partielle à un « monde russe » dont elle héberge des millions de « compatriotes », et dont sont censés faire partie certains territoires ukrainiens ; l'idée même d'une nation ukrainienne est difficilement compatible avec une telle vision. Aux yeux du Kremlin, il est de surcroît inacceptable que des régions faisant partie du « monde russe » réussissent à devenir des démocraties matures, dignes de leur modèle occidental : ceci voudrait dire que la Russie elle-même pourrait un jour connaître un tel destin. La progression de l'OTAN en Europe de l'Est ou de dispositifs militaires américains en Asie centrale n'est pas simplement vue par la Russie comme une manière de l'encercler et de menacer ses frontières, mais comme une pénétration au cœur du « monde russe ». Évidemment, vu d'Estonie ou d'Ukraine, on s'oppose (à raison) à une telle vision qui revient à remettre en cause leur souveraineté, sauf au sein des minorités de « Russes ethniques » qui constituent une partie de la population de ces pays et y est majoritaire par endroits.

Ce dernier point est particulièrement important : si l'on peut douter de la volonté de Moscou de constituer un « empire » informel autour des liens eurasiatiques, de ceux créés par la religion orthodoxe ou l'identité slave, il est clair que la Russie cherche à défendre à tout prix le « monde russe ». Une majorité de Russes pourrait demain voir d'un mauvais œil une hypothétique tentative d'annexion supplémentaire qui se payerait bien plus chère que celle de la Crimée ; l'immense majorité des Russes entend cependant défendre le maintien du « monde russe » qui s'apparente à leur propre patrie. Si la notion de « monde russe » elle-même est sans doute inconnue d'une large partie du grand public, elle renvoie à des réalités familières à l'ensemble de la population : la culture, la langue, la diaspora, les régions perdues avec la chute de l'Empire puis celle de l'URSS, la conscience d'un univers qui dépasse les frontières de la Fédération et est par endroits menacé de disparition. Les Russes soutiendront probablement leur dirigeant si celui-ci en vient à mettre dans la balance le recours à la force.

Loin de la caricature d'un Poutine avide d'incorporer des terres étrangères (qui sont pour certaines intégrées à l'OTAN, rendant leur annexion bien plus difficile) et d'embarquer son pays dans un délire de reconstitution de l'URSS ou de l'Empire des Romanov, la réalité est la suivante : Poutine et ses plus proches associés au Kremlin sont confrontés au dilemme de voir la Russie abandonner sans retour le « monde russe » ou garantir la conservation et la remontée en puissance de celui-ci. C'est une tâche historique qui peut exiger l'emploi potentiel de tous les moyens, y compris armés, avec des conséquences qui pourraient vite devenir incalculables.

L'hypothèse de voir la Russie tenter d'une manière ou d'une autre de reprendre le contrôle de terres irrédentes, ou de défendre par la force ce qu'elle estime être vital à la conservation du « monde russe » (par exemple en intervenant en faveur de minorités russes à l'étranger), est plausible. La prochaine « surprise stratégique » pourrait bien être liée à ces enjeux.

L'État-nation russe contemporain et ses frontières : un accident historique ?

Nous avons tendance à négliger à quel point la naissance la Fédération de Russie relève de l'accident historique, dans son déroulement comme dans ses résultats. Tout d'abord, au niveau des frontières. Le nouvel État a hérité par défaut des frontières de l'ancienne République socialiste fédérale soviétique de Russie, sans que soit organisée une conférence des frontières qui aurait été explosive. Or, ces anciennes frontières administratives devenues internationales n'épousent pas toujours celles qu'avaient tracé l'histoire et le peuplement, faisant parfois fi des réalités ethniques, linguistiques ou culturelles. Les frontières héritées de 1991 sont « fondamentalement étrang[ères]3» à une Russie qui ne s’est jamais définie dans son cadre territorial actuel. On parle souvent du caractère artificiel des frontières issues des empires coloniaux au Moyen-Orient ou en Afrique ; concernant cette dernière, Hubert Deschamps dénonçait ainsi dans les années 1970 « l'absurdité des découpages européens », « péché originel » de l'instabilité des États africains4. Dans un contexte certes on ne peut plus différent, la situation est comparable concernant les frontières d'ex-URSS. L'exemple de la Crimée, terre russe rattachée en 1954 à l'Ukraine dont elle est restée un territoire après l'indépendance, est le plus emblématiques mais est loin d'être le seul. Les frontières dont a hérité la Fédération de Russie sur son flanc européen correspondent environ à celles de l'Empire à la naissance de la dynastie des Romanov, en 1613. La perte de certains territoires qui étaient russes par l'histoire, la langue et le peuplement n'a pas seulement été perçue comme une mutilation, elle laisse toujours à la formation de la Russie contemporaine un goût d’inachevé.

Ensuite, il ne faut pas oublier dans quelles conditions s'est formée la nation russe elle-même, sur un temps beaucoup plus long : la Russie est née d’un empire et non l’inverse. Dès le début, l’identité russe s’est structurée dans un cadre impérial plutôt que dans un cadre national, et l’idée d’empire a précédé le sentiment national. En France, au Royaume-Uni, en Espagne ou au Portugal, l’État a précédé et construit la nation ; en Allemagne ou en Italie, c'est la construction d'une identité nationale qui a débouché sur celle d'un État propre. La construction de l’État-nation russe contemporain s'est faite dans une précipitation convenant mal à un pays dont la formation s'est faite sur des siècles. On peut même dire qu'à certains égards, la construction du nouvel État russe s'est apparentée à une déconstruction de certains éléments constitutifs de la nation et de l'empire russes. Là où l'URSS était « la Patrie des Travailleurs », la Fédération de Russie est un État-nation parmi les autres, mais pas un État-nation au sens où on l'entend en Europe occidentale, pour différentes raisons, qui se retrouvent d'ailleurs dans certaines terminologies ayant trait à l'identité nationale.

L’équivalent russe du mot « État » (narod) désigne aussi la population de celui-ci, et est synonyme de « nation ». Il n’y a pas d’équivalent de ce terme dans la langue française. À l’inverse, là où nous qualifions de « français » tout ce qui se rapporte à notre pays, de la citoyenneté à la culture, les Russes n’ont pas le même adjectif pour désigner un Russe ethnique (russkij, qui peut désigner un Russe ethnique citoyen d’un autre pays que la Russie) ou ce qui se rapporte à la Russie en tant qu’État (rossijskij, qui s’applique par exemple à un Tchétchène de citoyenneté russe)5. L'oligarque Konstantin Malofeev, a ainsi pu critiquer le fait que « dans la Constitution de la Fédération de Russie, qui régit la vit de 146 millions de personnes, en grande majorité russes (russkie), le mot « russe » (russkiy) n’est mentionné qu’une seule fois, au sujet de la langue russe6 ».

En Russie comme dans d'autres États post-soviétiques, on distingue la citoyenneté (équivalent de la nationalité en France) de la nationalité : tous les citoyens de la Fédération de Russie jouissent de la citoyenneté russe, mais la nationalité russe n'est que la plus répandue parmi les multiples nationalités reconnues par l’État fédéral russe. Historiquement, les Russes ethniques ont même été un moment minoritaires au sein de l'Empire. Ainsi les russkiji représentaient-ils moins de la moitié – 44% – de la population de l’Empire russe à la fin du XIXe siècle. Ils sont aujourd’hui largement majoritaires (77 à 81% de la population) dans la Fédération de Russie, mais celle-ci n'est pas l’État-nation du seul peuple russe ; c'est d'ailleurs la raison pour laquelle la Russie contemporaine a choisi de revendiquer immédiatement sa nature fédérale, alors qu'elle aurait par exemple pu prendre le nom de République russe, en hommage à l'éphémère régime issu de la Révolution de février de 1917 renversé par les bolcheviks (République dont elle a repris le drapeau). Dans les faits, cette fédération multiethnique est dominée par les Russes à la mesure de leur poids démographique. Si elle n'est pas l’État-nation du seul peuple russe, elle est cependant le seul État du peuple russe et a donc une responsabilité et des devoirs envers les Russes vivant dans des États voisins, ceux que l'effondrement de l'URSS a transformés en citoyens de pays étrangers.

La Fédération de Russie se veut la protectrice des russkiji hors de ses frontières, même lorsqu'ils ne possèdent pas la citoyenneté russe, comme nous le détaillerons plus loin. Ceci permet de comprendre la vision qu’a la Russie d’elle-même et du reste du monde, et de recontextualiser des notions déterminantes dans la politique étrangère du Kremlin. Des notions qui survivront à Poutine, fût-ce son successeur un libéral modéré ou un nationaliste plus ferme encore (la seconde option paraissant aujourd'hui la plus probable). Ces Russes ethniques vivant autour de la Fédération sont une partie intégrante du « monde russe » que la Russie doit défendre et qui transcende ses frontières.

Les minorités de russophones et russkiji dans « l'étranger proche », poids du passé, enjeu d'avenir

Suite à l’effondrement de l’Union soviétique, plus de 25 millions de Russes (parfois surnommés « pieds-rouges » en France en référence aux « pieds-noirs » d'Algérie) se sont retrouvés hors des frontières de la Russie devenue indépendante ; la plupart d’entre eux se situaient dans des territoires frontaliers, où ils étaient souvent majoritaires à l'échelle de leur région mais minoritaires à l'échelle du pays. Des millions d’entre eux étaient présents du fait des politiques de colonisation et de repeuplement de l’ère soviétique, à l’instar des Russes d’Estonie, de Lettonie, du nord du Kazakhstan ou des régions d’Ukraine dépeuplées par l’holodomor7puis par la répression survenue après 1945. Des millions d’autres cependant doivent leur présence hors des nouvelles frontières de la Russie à une histoire vieille de plusieurs siècles et invoquent leur antériorité. On a vu l’importance en russe de la distinction entre russkij et rossijskij, fondamentale dans un État multiethnique et multinational : en l’occurrence, d'innombrables Russes se sont retrouvés étrangers à la suite d'événements sur lesquels ils n'avaient aucune prise. En Russie même, cet épisode a été vécu comme une tragédie. Dans un ouvrage qui a marqué les années 1990, où se faisaient jour des concepts tels que celui d'une « nation divisée » (divisée par les frontières entre la Russie et les « compatriotes » russes aux alentours), Soljenitsyne a mis des mots sur le ressenti de ses concitoyens en qualifiant le sort des Russes de l’étranger de « colossale défaite historique8». Quant à Vladimir Poutine, il a précisé dans une interview au Time9qu'en dépeignant la chute de l'URSS comme la « plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle », il pensait d'abord à la « tragédie » qu'a représenté cet événement pour les millions de Russes qui, pratiquement du jour au lendemain, se sont retrouvés éloignés de leur patrie pour vivre dans des États où la population majoritaire leur est parfois hostile.

On compte toujours aujourd'hui 25 à 30 millions de Russes ethniques hors des frontières de Russie. Les Russes forment d'ailleurs la seconde diaspora du monde, après les Chinois ; ils font même partie des groupes ethniques officiellement reconnus en Chine où ils sont quelques dizaines de milliers à être présents dans le nord. Àla fin des années 2010, on en dénombrait 8 millions en Ukraine (les statistiques divergent de moitié moins à deux fois plus, nous retenons ici l'estimation médiane), plus de 3,7 millions au Kazakhstan, plus de 750 000 en Biélorussie, autour de 560 000 en Lettonie, 650 000 en Ouzbékistan, 360 000 au Kirghizistan, 330 000 en Estonie, 140 000 en Lituanie, 120 000 en Azerbaïdjan, plus de 110 000 en Moldavie, 300 000 au Turkménistan. Les Russes vivant hors de Russie représentent environ 25% de la population en Lettonie et en Estonie, 20% au Kazakhstan, et environ 5% en Lituanie. Les russophones (plus précisément les locuteurs natifs, soit dans leur quasi-totalité des Russes ethniques) constituaient en 2011 plus de 81% de la population du comté estonien d'Ida-Viru (où se situe la ville de Narva dont nous parlerons plus loin) et 37% de celui d'Harju ; en Lettonie, les russophones natifs représentaient à la même date plus de 55% de la région capitale de Riga, 60% de la population de la région de Latgale, et autour du quart des habitants des régions de Pieriga et Zemgale.

Les millions de Russes restés vivre dans « l'étranger proche » ressentent dans leur grande majorité un fort attachement à la Russie, mais il est plus difficile de déterminer si la majorité d'entre eux se sent d'abord appartenir au pays où ils vivent ou à la patrie russe (nous verrons la complexité de l'exemple estonien). On peut en revanche se pencher sur d'autres facteurs, comme les différences d'opinion entre les russkiji et le reste de la population des pays concernés. Une étude du Pew Research Center de 201710démontrait ainsi l'étendue des divergences entre les Russes ethniques vivant en Estonie, Lettonie, Ukraine et le reste de la population. Ainsi, 71% des Russes ethniques d'Estonie répondaient favorablement à l'idée que « une Russie forte est nécessaire pour contrebalancer l'influence occidentale » (21% pour le reste de la population estonienne) ; en Lettonie, 64% des Russes répondaient de même (29% pour le reste des Lettons). 5% des Russes d'Estonie et 3% de ceux de Lettonie approuvaient l'idée que la Russie serait une menace militaire majeure pour leur pays, contre respectivement 48 et 42% du reste de la population des deux pays. Àla question de savoir si la Russie ou les prorusses étaient les plus à blâmer pour les violences dans l'est de l'Ukraine, 4% des Russes d'Estonie et 9% de ceux de Lettonie répondaient par l'affirmative, contre 56% et 36% pour le reste de la population des deux pays. L'étude du Pew Research Center portait aussi sur les perceptions que les sondés avaient de leur propre pays. En Estonie, seuls 12% des membres de la communauté russe disaient être très fiers de leur pays – révélant un faible sentiment d'appartenance à un État où ils se sentent étrangers, contre 42% pour le reste de la population ; en Lettonie, les résultats étaient respectivement de 15 et 35%. Bien plus important, 76% des Russes ethniques d'Estonie considéraient que la Russie était « obligée » de protéger les Russes hors de ses frontières (23% pour le reste de la population, la réponse pouvant évidemment être interprétée de deux manières), le score étant de 70% chez les Russes de Lettonie (32% du reste de la population) et de 63% chez les Russes d'Ukraine (36% du reste de la population). Plus encourageant – enfin cela dépend des points de vue, 62% des Russes d'Estonie et 61% de ceux de Lettonie estiment que « la société est meilleure si elle consiste en des gens de différentes nationalités, religions, cultures » (contre respectivement 37 et 45% du reste des Estoniens et Lettons). Même si les Russes ethniques et russophones des pays baltes ou d'Ukraine rejetteraient sans doute, dans leur très grande majorité, une intervention russe censée les protéger, il suffirait d'un noyau de partisans de Moscou pour que le Kremlin justifie une telle intervention. Nous verrons plus loin dans l'exemple estonien que les divergences de perception de certains enjeux internationaux peuvent s'avérer suffisamment fortes entre la minorité russe (y compris parmi les plus jeunes) et le reste de la population locale pour nourrir des inquiétudes en cas de crise.

La protection des Russes ethniques, une potentielle source d'intervention de la Russie ?

Depuis l’indépendance des anciennes Républiques soviétiques, les frontières linguistiques et ethniques chevauchent les frontières des États, ce qui renforce l’idée que les régions entourant la Fédération de Russie sont des « marches » russes au sein de « l'étranger proche ». Aux yeux de Moscou, l'identité nationale des Russes vivant dans des pays étrangers l'emporte sur leur état civil : endélivrant massivement des passeports russes à des russkijide citoyenneté ukrainienne situés dans les régions contrôlées par les séparatistes, l’État russe s’inscrit dans cette logique. Dès le début des années 2000, Vladimir Poutine estimait publiquement11qu’il n’y avait pas de barrière linguistique avec les 25 millions de Russes vivant dans les pays de la CEI, ce qui revenait à les ancrer dans une « Grande Russie » dépassant les frontières post-soviétiques. En Ukraine et aux pays baltes, d'aucuns y ont vite vu le projet de bâtir un empire informel ; les velléités de substituer des aires linguistiques proches aux frontières politiques nourrissent épousent parfois des projets dangereux. Ces craintes n'ont pas été prises au sérieux puisque la Russie ne contestait officiellement pas ses frontières ni ne revendiquait de terres étrangères par la voix de son gouvernement (c'est d'ailleurs toujours le cas)... jusqu'à celle que provoque avec l'annexion de la Crimée la première et unique conquête territoriale en Europe depuis 1945. Or, la Russie doit être la protectrice des Russes situés dans cet « étranger proche ». Quand il s’agit de défendre les russkiji situés dans les pays européens voisins, la Russie n’hésitait pas à se montrer offensive avant même que les relations avec l'Occident se dégradent significativement. L’Estonie, qui fait régulièrement l’objet de pressions de la part de Moscou, en a fait les frais lors des cyberattaques de 2007, sans doute menées par la Russie après que la ville de Tallinn ait décidé de retirer le mémorial soviétique du Soldat de bronze de Tõnismäe cher aux Russes estoniens, et d’autres agressions hybrides plus ou moins graves. En pleine révolution de Maïdan, lors d'une conférence de presse où il s’émouvait du sort des « compatriotes » russes dans les pays d'ex-URSS, Poutine s'indignait de la situation des Russes ethniques « dans les États baltes, où il existe une notion totalement incivilisée de non-citoyens privés de droits et de liberté12 ». Pour voir les choses du côté russe, il est vrai que la situation des Russes des pays baltes est souvent délicate. Si la plupart d'entre eux a fini par s'intégrer (c'est notamment le cas des jeunes générations qui n'ont pas connu l'URSS), beaucoup ont le sentiment d'être des citoyens de seconde zone et de vivre dans un pays qui leur est au fond hostile. Moscou profite de cette situation en jetant régulièrement de l'huile sur le feu via la guerre de l'information, et n'a globalement pas intérêt à ce que les Russes ethniques s'intègrent pleinement dans les États baltes (comme en Ukraine) : ceci reviendrait à perdre une partie du « monde russe ». Les Russes ressentent à raison une obligation morale vis à vis des « compatriotes » vivant hors de la Fédération. Il s'agit même d'une obligation politique, présente dans la Constitution russe.

L’article 61-2 énonce en effet que « la Fédération de Russie garantit à ses citoyens la défense et la protection hors de ses frontières ». Plus loin, l’article 62-2 énonce que « la possession par un citoyen de la Fédération de Russie de la citoyenneté d’un État étranger ne restreint pas ses droits et libertés et ne l’exonère pas des obligations découlant de la citoyenneté de la Russie, si la loi fédérale ou un traité international de la Fédération n’en ont disposé autrement ». Depuis 2010, la doctrine militaire russe (dont la dernière mise à jour remonte à 2014) justifie les opérations visant à protéger les russkijià l’étranger en « volant à leur secours », comme cela a été le cas avec l’annexion de la Crimée puis la sécession de factodu Donbass. En 2008, moins de trois semaines après la guerre en Géorgie, le président Dmitri Medvedev avait formulé une doctrine globale affirmant que la Russie protégerait tous ses citoyens, où qu'ils se trouvent. Ces principes doctrinaux et constitutionnels ont été invoqués en 2014 pour justifier les opérations russes en Ukraine : ils pourraient être demain à l'origine de futures interventions. Les conditions dans lesquelles la Russie aurait le devoir d'intervenir ont toujours été floues, et elles le sont devenues davantage encore ces dernières années. Les médias aux mains du régime entretiennent cette confusion à l'intérieur du pays, en évoquant régulièrement le sort des Russes des pays voisins, les divers dangers pesant sur leur avenir ou sur leur lien avec la patrie... quitte à diffuser de fausses informations comme dans les semaines ayant précédé l'intervention en Crimée et les opérations dans le Donbass. La rhétorique de la protection de peuples « persécutés » (comme lors de l’invasion de la Géorgie de 2008 à propos de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud) est souvent utilisée par le Kremlin pour justifier différents types d’ingérences ou d’interventions à l’étranger. S'il est difficile d'imaginer dans quels cas de figure la Russie aurait à « voler au secours », selon l'expression consacrée, de minorités russes, on imagine aisément que Moscou puisse se servir d'un tel prétexte pour mener de futures opérations qui serviront les intérêts du régime ou s'inscriront dans sa vision stratégique.

C'est en partie ce qu'il s'est passé en Ukraine : la Russie n'a pas seulement saisi une occasion de détacher la Crimée et le Donbass d'une Ukraine en plein chaos, elle a saisi le prétexte du secours des minorités russes, en s'appuyant sur les minorités actives et ses capacités de déstabilisation. Dire que la Russie a « saisi le prétexte du secours des minorités russes » n'est d'ailleurs pas tout à fait exact : s'il y avait là une part d'opportunisme et de cynisme, il y avait aussi une part de sincérité. Moscou était dans son rôle (ou du moins dans ce que les dirigeants russes pensent être leur rôle), et ne pouvait rester les bras ballants. Le conflit ukrainien est aujourd'hui gelé, et la Russie a vu son influence s'effondrer dans ce pays qui lui est largement devenu hostile, pour n'y garder qu'une capacité de nuisance. Les Ukrainiens se détournent de la Russie au point que celle-ci estime que l'Ukraine est « perdue » pour les projets russes en Eurasie. Cependant, une grande partie de la population russophone dans le sud-est (près du Donbass contrôlé par les séparatistes) et du sud-ouest (à la frontière de la Transnistrie, région russophone de Moldavie contrôlée par des séparatistes depuis les années 1990) reste généralement proche des positions russes, même s'il y a un fossé entre soutenir des positions pro-russes et soutenir une éventuelle annexion par la Russie. Les districts électoraux de ces régions ont d'ailleurs placé en tête le candidat pro-russe Iouri Boïkov lors de l'élection présidentielle de 2019, largement remportée par l'europhile Volodymyr Zelensky (qui a lui-même grandi avec le russe comme langue maternelle, faut-il le rappeler à ceux qui pensent que tous les Ukrainiens russes et russophones soutiennent la Russie), puis voté pour son parti pro-Moscou « Plateforme d'opposition - Pour la vie » lors des élections législatives qui ont donné une majorité aux europhiles à l'échelle du pays.

Il existe toujours au sein de cette population ukrainienne d'ethnie et de langue russes des minorités actives complètement alignées sur Moscou et susceptibles d'en appeler à la Russie dans le cas où l'Ukraine tanguerait trop vers l'Ouest : même si le nombre d'Ukrainiens russes et russophones qui accueilleraient des troupes russes avec des armes serait sans doute bien plus conséquent que le nombre de ceux qui accueilleraient l'envahisseur les bras ouverts, une minorité active et plus ou moins téléguidée suffirait au Kremlin. Le plus probable est que le régime de Vladimir Poutine instrumentalisera ces soutiens à l'étranger, comme il l'a fait en 2008 et 2014. Quelque soit le degré de mobilisation en sa faveur, Moscou se servira de ce levier pour bloquer un rapprochement supplémentaire de l'Ukraine avec l'UE ou l'OTAN, déstabiliser le pays pour y retrouver une marge d'influence dans les régions historiquement et culturellement russes que la Russie ne laissera jamais quitter son giron, ou même envahir ces mêmes régions. Le Kremlin pourra trouver des justifications aussi diverses que fallacieuses à une opération militaire de plus ou moins grande ampleur, même s'il ne parvient pas à mobiliser de partisans de son action en Ukraine. Dans la perspective d'une intervention militaire, difficile de savoir dans quelle mesure le Kremlin escompte un accueil favorable au sein des russkiji d'Ukraine : c'est le peuple russe qu'il lui faut convaincre du bien-fondé d'une opération en Ukraine qui, si elle serait probablement gagnable au regard du déséquilibre entre les forces ukrainiennes et les forces russes, serait aussi inévitablement coûteuse en hommes et en sanctions. Pour envahir des terres ukrainiennes (ou baltes) faisant partie à ses yeux du « monde russe », Vladimir Poutine peut prétexter un sauvetage des minorités russes locales sans y avoir de relais.

En 2014, la question de ces régions d'Ukraine méridionale avait remis au goût du jour une notion géographique ancienne : la Novorossiya (Nouvelle Russie). Lorsque Vladimir Poutine emploie le terme de Novorossiya , il fait écho au nom que l'on donnait dans l'Empire russe au sud de l'Ukraine, qui fit l'objet d'une politique de colonisation à partir du XVIIIesiècle avec la fondation par les Russes de la plupart des grandes villes actuelles. La Nouvelle Russie, une gloire passé ? Pour le Kremlin, elle semble légitimer le rétablissement d'une influence russe dans cette région stratégique. Et même, potentiellement, une opération militaire d'ampleur.

La Novorossiya a quelque peu disparu des radars depuis 2015, entre le gel du conflit en Ukraine et le pitoyable échec des « républiques populaires » gérées par les séparatistes. Elle n'a cependant pas quitté la tête des dirigeants russes et les circonstances pourraient remettre sur la table le projet de la replacer dans le giron russe. En 2014, dans l’un de ses entretiens « ligne directe » avec les Russes, dont la presse française a surtout retenu une intervention d’Edward Snowden et des questions de vie privée à l’importance moindre (« Allez-vous vous remarier ? », « Pensez-vous qu’Obama vous sauverait de la noyade ? »), Poutine affichait une vision ouvertement irrédentiste des régions ukrainiennes qui faisaient autrefois parties de la Nouvelle Russie. « Kharkov, Lougansk, Donetsk, Kherson, Nikolaïev, Odessa ne faisaient pas partie de l’Ukraine à l’époque des tsars. Ce sont des territoires qui ont été donnés à l’Ukraine dans les années 1920 par le pouvoir soviétique. Pourquoi ? Qui le sait. […]La Russie a perdu ces territoires pour diverses raisons, mais les gens [les Russes dont Poutine évoque les « droits et intérêts » plus tôt dans l’interview]sont restés.13 »Vladimir Poutine tenait encore un discours voisin 5 ans plus tard, à l'occasion d'une conférence de presse en décembre 2019 : « À l'époque de la création de l'Union soviétique, les territoires russes d'origine qui n'avaient jamais [eu] rien à voir avec l'Ukraine (toute la région de la mer Noire et les terres occidentales de la Russie) ont été transférés en Ukraine sous un étrange prétexte «d'augmenter le pourcentage du prolétariat en Ukraine», parce que l'Ukraine était un territoire rural peuplé de paysans à l'esprit petit-bourgeois [...]14 ».On notera l'emploi du terme « terres occidentales de la Russie » pour qualifier l'Est et le Sud de l'Ukraine : sur les plans historique, culturel et linguistique, cet emploi est globalement justifié. Cependant, cela signifie que toute une partie de l’État ukrainien est composé de terres russes qui ne devraient pas être sous sa souveraineté, tout comme la Crimée n'avait rien à faire en Ukraine aux yeux des Russes.

Ce discours n'augure évidemment pas nécessairement d'une future reconquête par les armes de la Nouvelle Russie, scénario insensé si l'on songe à une réincorporation complète de l'Ukraine méridionale à la Russie, mais plus vraisemblable si l'on pense aux formes de reconquête décrites plus hauts (occupation militaire, création de pseudo-Etats séparatistes). Il y a en revanche une réelle possibilité que la Russie puisse chercher à contrôler, directement ou indirectement, les régions du sud de l’Ukraine entre Odessa et Marioupol, désenclavant la Crimée et établissant un contrôle russe jusqu’à la Transnistrie moldave. La Transnistrie, dirigée par des pro-russes généralement inféodés à Moscou (à commencer par le « président » Krasnoselsky), donne d'ailleurs une idée de ce à quoi pourraient ressembler des territoires vassalisés par cette forme d’impérialisme diffus. La mise en œuvre d'un tel projet paraît aujourd'hui improbable, mais elle n'est pas à écarter d'un revers de la main : qui s’attendait à ce que la Russie en vienne à déclencher en août 2008 une guerre contre la Géorgie au motif de défendre deux pseudo-États déjà indépendants de facto, et bien sûr à reprendre la Crimée et Sébastopol en 2014 ?

Dans son ouvrage de référence Dans la tête de Vladimir Poutine, Michel Eltchaninoff avance ainsi que « l'invasion de territoires par l'armée russe, dans une guerre secrète, hybride ou ouverte ne ressortit pas au domaine de l'impossible15 ». Si une telle perspective reste improbable, une tentative de prise de contrôle de localités russophones dans l'Ukraine méridionale dans un futur proche apparaît comme un scénario crédible. Cette prise de contrôle pourrait passer par une invasion armée, invoquant des effectifs bien plus conséquents que pour la prise éclair de la Crimée en 2014, et entraînant des conséquences bien plus graves.

Au sommet de l'OTAN à Bucarest en 2008, Poutine aurait dit à George W. Bush que « l'Ukraine n'est même pas un État16 » : s'il est difficile de savoir si Poutine a bien tenu ces propos verbatim, cette confidence qu'on lui prête reflète ce que lui et ses principaux lieutenants pensent. En 2009, celui qui était alors Premier ministre de Dmitri Medvedev qualifiait ouvertement l'Ukraine de « Petite Russie17 », en référence au nom que l'on donnait sous l'Empire (notamment au XVIIIesiècle) aux actuels territoires ukrainiens. Sous de telles déclarations perçait peut-être déjà la possibilité de rétablir une forme de contrôle russe sur cette « Petite Russie », possibilité qui n'était pas prise au sérieux à l'étranger. Cinq ans plus tard, la Crimée et Sébastopol avaient réintégré le giron russe, Donetsk et Lougansk avaient quitté celui de Kiev. Poutine aurait également averti au cours de ce sommet que si l'Ukraine rejoignait l'OTAN, la Russie annexerait la Crimée et l'Ukraine orientale18. Avant 2014, de telles spéculations n'étaient là aussi pas prises au sérieux. On ne pouvait y voir au mieux que de la géopolitique de comptoir ou de la fiction politique ; au pire, il devait s'agir d'entretenir la peur d'un réveil de l'ogre russe. On sait ce qu'il en a été. L'annexion de la Crimée a eu lieu, celle de l'Ukraine orientale est à elle à envisager sous une forme ou une autre ? Faut-il a minimas'attendre à une nouvelle intervention russe en Ukraine visant, on l'a dit, à reprendre le contrôle de ces terres d'une manière ou d'une autre ?

Le prétexte à une intervention après des années de tentatives de normalisation diplomatique dans un conflit gelé sera probablement lié à la protection des minorités russes et de leurs intérêts. Il pourrait par exemple s'agir d'une intervention militaire russe à visée « humanitaire » pour sécuriser l'alimentation en eau de la Crimée. L'Ukraine a en effet coupé l'eau à la péninsule annexée par la Russie, et la situation y devient préoccupante. Largement méconnu, cet enjeu pourrait demain être au centre de l'actualité internationale. Ou bien du scénario, évoqué plus haut, d'un rapprochement supplémentaire de l'Ukraine avec l'Occident, lequel est souhaité par une majorité de la population mais rejeté par une bonne partie des Russes d'Ukraine, et bien sûr par Moscou. Près de la Crimée, l'oblast de Zaporojia, riverain de la mer Noire et partie intégrante de la Nouvelle Russie, fait l'objet d'actions de guerre hybride de la part de la Russie, au point de laisser imaginer qu'elle pourrait être le « prochain point de rupture19 » en Ukraine. De même qu'il n'aurait pas forcément besoin d'avoir des relais au sein des minorités russes pour « voler à leur secours » en intervenant militairement, Vladimir Poutine n'aurait pas nécessairement besoin non plus d'un prétexte aussi précis pour justifier une intervention militaire en Ukraine. Il suffira au régime russe et à ses relais médiatiques d'en construire un de toutes pièces s'il le faut.

Alors que la Moldavie a élu en novembre 2020 une présidente pro-européenne, Maia Sandu, qui a battu le président pro-russe sortant Igor Dodon, la situation en Transnistrie pourrait également favoriser une intervention russe dans les prochaines années ; la présence de troupes russes d'interposition, dont Mme Sandu souhaite le départ (Moscou s'y oppose évidemment20) rappelle le précédent criméen, où la prise éclair de la péninsule avait été facilitée par la présence de forces prépositionnées. Quidsinon de localités historiques de la Nouvelle Russie, où l'âme russe transparaît toujours dans la culturel, la langue, le peuplement ? La guerre hybride dans le Donbass a déjà détaché Donetsk et Lougansk : or, ces deux villes étaient les plus proches de la frontière russo-ukrainienne et présentaient pour la Russie un intérêt moindre que d’autres villes évoquées par Poutine. Demain, le régime de Vladimir Poutine cherchera-t-il à ancrer Marioupol ou Odessa dans son giron ?

Un tel scénario avait déjà été évoqué au moment où le conflit en Ukraine ne s'était pas encore enlisé. Il pourrait ressurgir à la faveur d'une nouvelle crise en Ukraine (très probable à horizon 10 ans), ou d'une crise intérieure en Russie si le Kremlin y voit un moyen de reprendre la main ; il faudrait que le régime estime que le risque encouru en vaut la peine, ou soit dans une situation suffisamment critique. Dans tous les cas, la nécessité de protéger le « monde russe » et les minorités ethniques et linguistiques russes d'Ukraine suffira à justifier une opération qui pourrait se muer en invasion du Donbass ou de terres méridionales autrefois intégrées à la Novorossiya. Bien que l'Ukraine ne soit membre ni de l'UE, ni de l'OTAN (et donc plus fragile sur le plan militaire que ne le sont les pays baltes), une intervention visant à reprendre le contrôle de terres irrédentes en Ukraine n'est cependant pas le seul scénario envisageable.

L’un des plus sérieux risques de crise violente sur le flanc oriental de l’UE réside dans le scénario suivant : au plus fort d’une crise ou au prétexte de protéger les russkiji vivant près de ses frontières, la Russie engage une opération éclair dans une ville frontalière majoritairement peuplée de russophones et présentant une valeur stratégique ou a minima symbolique. S’emparer, même temporairement, d’une ville ukrainienne ou balte à majorité russe au cours d’une opération éclair servirait entre autres trois objectifs : renforcer le régime par un nouveau coup d'éclat, obtenir une victoire tactique pour consolider encore le « retour de la Russie » sur la scène internationale, et surtout gagner une épreuve de force face à l’OTAN. Pour réaliser un tel coup de force, la Russie tenterait donc, dans le scénario le plus plausible, de s’emparer d’une ville européenne frontalière réunissant les caractéristiques évoquées plus haut. Plusieurs localités baltes prêtent le flanc à une telle opération.

« Mourir pour Narva ? » Le scénario d'une intervention russe dans les pays baltes entre fantasmes et réalités

Avec 25% de Russes au sein des populations d'Estonie et de Lettonie, la question des communautés russes est centrale dans les États baltes. Au moment de l'indépendance de ces derniers, la Lituanie s'est vite acceptée comme un pays multiculturel en appliquant le droit du sol pour l'accès à la citoyenneté et en acceptant la culture de la minorité russe (près de 10% de la population à l'indépendance, moitié moins aujourd'hui) comme constitutive de son identité nationale, quand l'Estonie et la Lettonie ont développé une conception ethnique de la nation et appliqué le droit du sang, excluant de l'accession à la citoyenneté les familles russes qui n'étaient pas déjà établies dans le pays avant l'invasion soviétique de 1940 et la colonisation par des Russes ethniques à partir de 194521. Le problème de l'intégration de cette minorité russe est particulièrement sensible en Estonie. Dans ce pays, l’exercice de la citoyenneté estonienne exige une maîtrise soutenue de la langue nationale et les russkiji russophones qui composent le quart de la population n’y ont souvent pas le droit de vote, donnant à nombre d’entre eux le sentiment d’être des citoyens de seconde zone. En 2015, sur 330 000 Russes ethniques en Estonie, 120 000 avaient la citoyenneté estonienne, 100 000 celle de la Fédération de Russie, et environ 100 000 n'avaient aucune nationalité22. Ces derniers sont des apatrides circulant dans l’espace Schengen grâce au fameux « passeport gris » – lequel leur permet aussi de traverser facilement la frontière avec la Russie. Malgré quelques progrès depuis l'indépendance, le salaire moyen est plus bas au sein de la communauté russophone que dans le reste de la population estonienne, et les taux de chômage et de pauvreté y sont plus élevés23. Il est avéré qu'il y a des discriminations envers la minorité russe24. C'est le cas à la fois dans le secteur public, où il est très difficile de trouver un travail sans maîtriser parfaitement l'estonien, mais aussi dans le secteur privé où les Russes sont parfois victimes de discriminations à l'embauche même lorsqu'ils sont estonophones. Les russophones s'informent en majorité via les médias russes (les jeunes s'informent surtout sur les réseaux sociaux, mais utilisent davantage le réseau russe Odnoklassniki que Facebook ou Twitter), et sont donc perméables à la propagande et aux fausses informations que diffusent régulièrement les chaînes proches du Kremlin – ce que l'Estonie essaye de combattre en développant des médias locaux en russe qui restent cependant peu suivis par le public ciblé. Ces Russes ethniques entretiennent également une mémoire historique plus proche de celle qui prévaut en Russie (particulièrement en ce qui concerne la période soviétique) que de la mémoire commune que s'est construite la nation estonienne.

On l'aura compris, cette population russe semble être un terreau fertile pour des actes de déstabilisation, même s'il faut nuancer le tableau comme nous le ferons plus loin. Une bonne partie de la population estonienne considère les Russes du pays comme des étrangers dont la présence rappelle les heures douloureuses de l'occupation soviétique, voire (plus rarement) comme une « cinquième colonne » de traîtres en puissance : le risque serait celui de voir la communauté russe être soulevée par Moscou, ou d'en appeler à une intervention russe pour être « protégée » ou « libérée ». Cette méfiance s'est évidemment accentuée depuis l'agression de Moscou contre l'Ukraine. Certains analystes occidentaux, notamment américains, se limitent à ces observations pour en conclure que la communauté russe d'Estonie serait une bombe à retardement que le Kremlin pourrait activer pour envahir un jour les pays baltes.

Une localité en particulier concentre l'attention : Narva, la troisième ville d'Estonie. Après l'annexion de la Crimée, cette ville a vu fleurir les publications plus ou moins bien informées avançant que Narva pourrait être « la prochaine25 », comprendre la prochaine cible de Poutine ; cinq ans après le retour de la péninsule de la mer Noire dans le giron russe, le désormais bien ancré « scénario Narva26 » continuait de faire couler de l'encre. Sur le papier, cette ville entre deux mondes coche en effet de nombreuses cases. Peuplée de 65 000 habitants, située au bord de la rivière Narva qui marque la frontière avec la Russie, à laquelle elle est reliée par un pont vers la ville voisine d'Ivangorod, Narva est russophone à 90-95%, un record pour une commune de l’Union européenne.  Connue pour mêler les héritages estonien, germanique et russe, Narva est une ville symbolique, à l’instar des deux forteresses qui se font face des deux côtés de la rivière frontalière : l'une côté estonien, construite par les Danois au XIVe siècle, l'autre côté russe, construite sous le tsar Ivan III. Elle est trois fois plus proche de Saint-Pétersbourg que de Tallinn (102 km contre 300), et séparée de cette dernière par une région peu peuplée et densément peuplée ; aux yeux des habitants de Tallinn, ville pénétrée de valeurs libérales et de high tech, Narva est une ville reculée à la périphérie, quant aux yeux des habitants de Saint-Pétersbourg comme d'une bonne partie de ceux de Narva, la ville est dans la banlieue de l'ancienne Leningrad. Carrefour commercial depuis des siècles, cette ville stratégique située dans une mince bande de terre entre le vaste lac Peïpous (qui bloque une grande partie de la frontière russo-estonienne) et la Baltique est aussi la clé d’accès à l’Estonie. Le roi suédois Karl XII y a remporté en 1700 l'une de ses plus grandes victoires contre les Russes ; l'inauguration en 2000 d'un monument à la gloire du monarque avait d'ailleurs provoqué un certain malaise au sein de la population russe de Narva. Le potentiel défensif de ce bastion naturel s’est confirmé en 1944 lors de la bataille de Narva, l’un des derniers succès tactiques d’une Wehrmacht enchaînant les défaites, succès auquel ont pris part de nombreux auxiliaires SS estoniens dont le souvenir honteux est entretenu à l’envi par l’historiographie russe. En 1993, trois ans après que l'Estonie ait voté en faveur de l'indépendance, les autorités locales avaient organisé un référendum illégal sur l'autonomie du territoire, recueillant selon eux 97% de votes favorables avec une participation évaluée par les observateurs estoniens à moins de 50%. Àcette époque, plusieurs figures de la vie politique russe défendaient le rattachement de Narva à la Russie, à l'instar de l'ancien vice-président d'Eltsine, Alexandre Rutskoï (lequel fut même brièvement reconnu président de la Fédération de Russie par le Congrès des députés du peuple), qui défendait aussi des revendications territoriales sur la Crimée et sur la ville kazakhe à majorité russe d'Öskemen. Le risque de voir Narva appeler à une intervention russe est-il sérieux ?

La réalité est pourtant bien différente de ce qui précède : l'Estonie a semble-t-il peu de chances de voir se répéter le scénario ukrainien. D'abord, parce que l'Ukraine de l'hiver 2013-2014 était en pleine tourmente révolutionnaire dépourvue d'un État central fort capable de faire face à une intervention russe : l'Estonie est peu susceptible de basculer dans une telle situation. Ensuite, parce que cette dernière est évidemment membre de l'Union européenne et de l'OTAN. La Russie ne possède pas de base militaire ni de troupes prépositionnées en Estonie alors que c'était le cas en Crimée (c'est aussi le cas en Transnistrie), quand les puissances de l'OTAN déploient des forces dans les États baltes, y compris la France dans le cadre de l'opération Lynx. Tout cela n'écarte pas définitivement le risque d'une intervention russe, mais un autre élément entre en jeu : les communautés russes des pays baltes sont en réalité peu susceptibles d'être soulevées par le Kremlin ou de l'appeler à l'aide.

Les Russes et russophones d'Estonie se sont progressivement intégrés à la société, à la vie du pays et se sentent désormais en majorité estoniens avant tout. Les Russes eux-mêmes ont fait un effort d'intégration ou ont tout simplement développé une forme de sentiment d'appartenance à la nation estonienne même lorsqu'ils ne partagent ni sa langue ni sa culture. L'universitaire américaine Michele Commercio résume parfaitement la situation en écrivant que « l'histoire unique de l'Estonie et de la Lettonie a produit une situation très différente de celle de l'Ukraine, les deux États accueillant désormais une nouvelle génération de Russes de souche intégrés et bilingues qui sont satisfaits de leur vie en Estonie et en Lettonie.27 » L'intégration de la communauté russe s'explique en grande partie par le fait que la qualité de vie, des revenus aux libertés individuelles en passant par le service public et les perspectives d'avenir pour soi-même ou ses enfants, soient généralement meilleures en Estonie qu'en Russie. Le modèle russe est peu attirant. Au-delà, les Russes d'Estonie ont développé une mentalité distincte de ceux de Russie, et se sont attachés à leur pays au moins en tant que pays « d'accueil ». C'est notamment le cas des nouvelles générations. Les jeunes Baltes russophones (y compris en Estonie) se sentent intégrés à leur pays de naissance ou d'accueil et, tout en pointant quelques problèmes persistants, ne montrent visiblement aucune envie de faire sécession ou d'en appeler à la « protection » de Moscou28. Après des débuts assez laborieux (l'Union européenne a également fait pression sur Tallinn et Riga pour les amener à mieux intégrer les Russes sur leur sol), l'Estonie a cherché de manière active à intégrer la population russe lorsqu'il était clair que celle-ci était là pour rester ; cette politique d'intégration a été amplifiée par le choc de l'intervention russe en Ukraine en 2014. Et force est de constater que la société estonienne a fait de vastes progrès sur ce point. On a par exemple pu lire (même si de telles statistiques ne veulent pas dire grand chose) que l'Estonie aurait intégré avec succès 90% des Russes du pays29. La communauté russe est désormais suffisamment intégrée pour que le Kremlin ne puisse pas tenter de la soulever contre le gouvernement estonien, ou tout simplement faire en sorte que celle-ci en appelle à l'aide de Moscou qui interviendrait militairement. C'est également le cas dans les territoires frontaliers où les Russes représentent l'écrasante majorité de la population.

Dès 2014, en pleine panique vis-à-vis de l'expansionnisme russe, de nombreux articles se sont attachés à montrer que la population russe de Narva n'attendait pas une « libération » de la part de la Russie30, voire qu'il y avait peu de chances pour que le Kremlin nourrisse sérieusement l'idée d'une action contre la ville31. À Narva, la plupart des investissements qui ont permis de moderniser ou d'embellir la ville ont été financés par l'Union européenne, laquelle a mis un point d'honneur à mieux intégrer la plus grande ville majoritairement russe de l'Union. Il n'empêche que la population se sent toujours très peu concernée par l'UE32, en décalage avec une Estonie où le sentiment d'appartenance à l'Union européenne est l'un des plus forts au sein des Vingt-Sept. Au-delà des investissements dans les infrastructures et les services publics, la redynamisation de Narva et sa plus grande intégration dans la nation estonienne est aussi passée par les arts et la vie culturelle33, à laquelle des artistes de Russie participent également34. De quoi ébranler la rhétorique selon laquelle les populations russes seraient victimes de l’État « fasciste » estonien et de l'Union européenne « russophobe », et de quoi surtout écarter le risque de voir la population en appeler à la « libération » par la Russie. Un reportage35de la chaîne ukrainienne indépendante Hromadske publié début 2019 sur YouTube montre comment l'Estonie a réussi à éviter que Narva connaisse le « scénario du Donbass », et à quel point la population russe de la ville a largement compris le fait qu'elle vive mieux que les Russes de l'autre côté de la frontière, Moscou n'ayant à ses yeux rien de mieux à lui offrir. Le documentaire se conclut sur un désormais fameux trait d'esprit de la présidente estonienne Kersti Kaljulaid : à la question « Narva sera-t-elle la prochaine ? » (c'est-à-dire la prochaine cible de l'expansionnisme russe), Kaljulaid avait répondu « oui, la prochaine success story estonienne ». Événement symbolique : lors d'un défilé de troupes de l'OTAN pour le centenaire de l'indépendance estonienne, auquel avaient pris part des soldats américains, la population de Narva était enthousiaste, amicale ou indifférente. Personne n'a insulté les soldats de l'Oncle Sam, dont la présence vise à intimider le grand voisin russe, ni ne leur a jeté de tomates ; pour une population suspectée de vouloir se soulever ou appeler Moscou à une intervention militaire, les Russes de Narva ne se sentent visiblement pas très oppressés.

Mais la situation est bien plus fragile qu'il n'y paraît. S'il est vrai que les Russes et russophones d'Estonie sont majoritairement intégrés dans la société estonienne, il faut impérativement nuancer ce tableau. Pour reprendre les mots de Paul Goble, un analyste qui s'est pourtant attaché dans de nombreuses publications à montrer que la communauté russe d'Estonie était peu susceptible de se soulever ou de basculer en faveur d'une intervention russe, « les jeunes russophones d'Estonie ne sont pas aussi intégrés que beaucoup le croient36 ».

En 2019, une étude d'une ampleur sans précédent37avait été réalisée par le Riigikaitse ja julgeoleku teadmiskeskus (Centre national de défense et de sensibilisation à la sécurité) auprès de 2 800 adolescents et jeunes adultes estoniens russophones âgés de 16 à 20 ans, dont 83% avaient la citoyenneté estonienne et 10% la citoyenneté russe. Interrogés sur leur rapport à la citoyenneté, 47% associent celle-ci à des questions pratiques voire à un document d'identification (passeport), quand 46% l'associent à une société particulière, des valeurs, des symboles. Les jeunes ont été interrogés sur la manière dont ils s'identifiaient personnellement : 42% d'entre eux citent d'une manière ou d'une autre leur lien avec l'Estonie comme élément constitutif de leur identité, et 41% évoquent uniquement leur lien avec la Russie ou l'identité russe. Plus précisément, 33% des jeunes interrogés se définissent comme « Russe », 24% comme « Estonien russe », 13% comme « Estonien russophone », 8% comme « Européen russe », 5% comme « Russe estonien ». De quoi relativiser l'idée que les jeunes Estoniens russes seraient largement intégrés dans la communauté nationale. 60% des répondants souhaiteraient quitter le pays quand 34% ont l'intention d'y rester pour y construire leur vie.

Interrogés sur la confiance qu'ils placent en divers groupes ethniques ou autres, 17% des répondants disent faire « pleinement confiance » aux Américains et aux Allemands, 20% pleinement confiance aux Britanniques, 23% aux Européens en général, 23% aux Estoniens, et 34% aux Russes. 52% d'entre eux placent les russophones d'Estonie en tête des gens auxquels ils font complètement confiance. L'étude montre aussi qu'ils utilisent davantage les réseaux sociaux russes ou russophones, et suivent peu les médias estoniens. Concernant l'adhésion à l'Union européenne, 25% jugent que celle-ci est aussi positive que négative, 22% qu'elle fait plus de bien que de mal, 15% qu'elle fait plus de mal que de bien, 38% qu'il est difficile de répondre. Lorsqu'il s'agit de déterminer quelle est la première garantie de sécurité pour l'Estonie, 66% citent la coopération et le bon voisinage avec la Russie, 43% le fait d'être membre de l'Union européenne, et seulement 32% l'OTAN (plébiscitée par le reste de la population selon d'autres études) ; 30% des répondants soutiennent l'appartenance de l'Estonie à l'OTAN, et 27% la présence permanente de troupes de l'OTAN en Estonie, une opinion bien plus partagée chez les habitants de Tallinn que chez ceux de Narva.

Dans le cas où l'Estonie serait attaquée par un autre État, 45% des répondants pensent que le pays devrait opposer une résistance armée (beaucoup moins que la moyenne nationale selon d'autres études), et 28% pensent que l'armée estonienne serait capable de défendre le pays jusqu'à l'arrivée d'alliés ; 24% souhaiteraient prendre immédiatement part à la défense du territoire en cas d'attaque, un score pour le coup plus élevé chez les habitants de Narva que chez ceux de Tallinn. Les jeunes ont également été interrogés sur leur perception du conflit en Ukraine : 51% pensent que l'Ukraine elle-même est la plus responsable de la guerre sur son sol, 6% seulement pensent que c'est la Russie qui est la plus responsable de la situation ; s'agissant du déclenchement de la guerre, 33% pensent que c'est d'abord la faute de l'Ukraine, 32% la faute des États-Unis, 6% la faute de la Russie (les Estoniens imputant généralement la responsabilité du conflit à la Russie). Dans le cas où le conflit s'aggraverait, 51% des jeunes interrogés pensent qu'il ne faudrait pas accepter de réfugiés ukrainiens, 24% qu'il le faudrait, et 25% se disent « sans opinion ». Concernant les sanctions prises contre la Russie, 61% pensent qu'il faudrait les interdire, 5% les laisser telles quelles, 4% les resserrer, 30% jugent difficile de répondre. Quant à la question de savoir si la Russie pourrait être une menace réelle pour la sécurité de l'Estonie, 84% ne sont pas d'accord, contre 16% d'avis opposés, le reste de la population estonienne étant d'un avis largement opposé.

Toujours à propos des jeunes Russes et russophones d'Estonie, un article d'Euractiv cité plus haut résume la complexité de la situation. Si les Russes et russophones sont désormais majoritairement intégrés, ceux-ci « ont généralement tendance à être ambivalents au sujet des politiques de la Russie ; en période de tensions et de crise, beaucoup (en particulier la génération plus âgée) ont tendance à se rallier derrière Moscou. La plupart des russophones baltes, qu'ils soient jeunes ou vieux (y compris ceux interviewés), ont tendance à suivre les médias russes et sont donc sans doute plus réceptifs au point de vue et à la propagande russes.38 » C'est ce que reflète l'étude précédemment citée. D'autres études et articles, montrent à quel point malgré une véritable intégration et un certain attachement au pays dans lequel ils vivent, les Russes d'Estonie restent pour beaucoup perméables à la vision du Kremlin. « Enfin, les activités des paramilitaires russes et des partisans locaux dans l'est de l'Ukraine ont démontré qu'une majorité, voire un pourcentage significatif de partisans parmi la population russophone, n'est pas nécessaire pour faciliter les prises de contrôle territoriales39. » Le risque reste en effet très élevé. Comme nous le verrons, il n'est pas nécessaire qu'un mouvement d'ampleur se produise au sein de la communauté russe d'Estonie pour précipiter une véritable crise légitimant d'une manière ou d'une autre une intervention russe.

Les suspicions vis-à-vis de la communauté russe dans son ensemble se sont atténuées au fur et à mesure que celle-ci s'est intégrée et que le reste des Estoniens l'ont acceptée, mais les craintes vis-à-vis d'une « cinquième colonne » servant les intérêts du Kremlin en Estonie restent vivaces/ Celles-ci sont entretenues par des affaires que ne manquent pas d'exploiter les tenants d'un discours russophobe. Ainsi notamment d'une affaire d'espionnage qui a émaillé l'actualité en 2018-2019. Deniss Metsavas40, un militaire estonien russophone, a été inculpé avec son père pour trahison après avoir transféré pendant plusieurs années des informations importantes dont des secrets d’État au renseignement militaire russe, le GRU. Metsavas a été victime d'un honeypot, une pratique à laquelle les services secrets russes ont parfois recours : un individu ciblé par le renseignement russe est abordé d'une manière ou d'une autre par une femme avec laquelle il a une relation sexuelle consentie. La même femme, à la situation souvent peu enviable, signe une plainte pour viol (généralement avant même l'acte) à l'encontre du malheureux qui se retrouve ensuite soumis au chantage des services russes qui lui laissent le « choix » entre collaborer avec eux et subir les foudres du système judiciaire russe dont chacun connaît la transparence et l'honnêteté. Comme la plupart de ceux qui se font piéger, Deniss Metsavas a choisi de travailler pour le renseignement russe, pensant peut-être pouvoir tirer son épingle du jeu sans trop se compromettre.

L'homme en question n'était pas n'importe qui. Premièrement, pour son importance au sein de l'armée. Metsavas avait accédé au grade élevé de major, était parti en mission pour l'OTAN au sein du contingent Estcoy (unité militaire estonienne déployée en Afghanistan), travaillait à l'état-major des forces estoniennes d'où il a tiré les informations sensibles transmises au renseignement russe. Surtout, il était devenu une sorte de symbole de l'intégration de la communauté russophone avant de devenir un symbole de trahison. Parfaitement bilingue, Deniss Metsavas était devenu le porte-parole militaire de factode la communauté russophone dont Tallinn s'ingénie à prouver la loyauté envers l'Estonie, apparaissait dans les médias, tenait un discours patriote et attaché à la démocratie estonienne, enseignait la défense nationale... La révélation de sa trahison a été un véritable coup dur.

Il faut également prendre en compte un risque sans doute sous-estimé : celui de la montée de nouvelles formes d'hostilité vis-à-vis de la communauté russe d'Estonie, qui ont généralement pris de l'ampleur après l'agression de l'Ukraine par Moscou. Le parti d'extrême-droite EKRE, en forte croissance en Estonie où il est devenu la troisième force électorale aux législatives de 2019, gêne de plus en plus la minorité russophone du pays. Fort de son poids au Riigikogu(Parlement), EKRE a obtenu cinq ministères dans le gouvernement de coalition du centriste Jüri Ratas, dont le ministère de l'Intérieur qui est revenu au très controversé chef du parti, Mart Helme (qui a été ambassadeur en... Russie), et celui des Finances, attribué à son fils, Martin Helme, un suprémaciste blanc, homophobe, raciste et xénophobe avec lequel Marine Le Pen avait d'ailleurs posé pour une photo polémique. Après la chute de Jüri Ratas en janvier 2021, le nouveau gouvernement dirigé par Kaja Kallas n'inclut plus le parti EKRE, à la tête duquel Martin Helme a succédé à son père en juillet 2020 ; le parti d'extrême-droite reste cependant porté par une dynamique de fond. On peut s'attendre dans les prochaines années à ce que la montée en puissance du parti, et plus généralement d'une mouvance ethno-nationaliste s'en prenant souvent aux Russes d'Estonie, vienne dégrader la situation de ces derniers dans une société pourtant majoritairement tolérante, libérale et pro-européenne. Cette régression pourrait créer un terreau fertile pour radicaliser ceux, pourtant minoritaires au sein de la minorité russe, qui voudront que Moscou vienne « voler au secours » des russkiji d'Estonie. Malgré un discours parfois ouvertement hostile envers la communauté russe d'Estonie, EKRE réussit à y percevoir des votes grâce à son positionnement très conservateur et anti-immigration (les immigrés noirs ou musulmans ne courent pourtant pas vraiment les rues dans le pays). Mart Helme a avancé que les positions conservatrices de son parti pouvaient plaire à un électorat russe considéré comme largement traditionaliste, citant entre autres l'aversion de la population russe à « la propagande homosexuelle41 » (sic).

EKRE a notamment renforcé sa rhétorique anti-migrants dans le cadre de tractations avec d'autres partis d'extrême-droite dont le Rassemblement national, à l'époque où l'enjeu était de former un groupe au Parlement européen, mais ce serait « une erreur de dire que les partisans d'EKRE considèrent la menace des migrants comme plus importante que la menace russe42 ». Son discours sur la défense d'une Estonie blanche inclut les Slaves, sa rhétorique réactionnaire peut se rapprocher de la vision que le Kremlin souhaite incarner en Europe, mais l'enjeu reste d'abord de défendre l'identité balte de l'Estonie, dans une conception ethniciste où les Russes ont difficilement leur place. Certains cadres du parti se sont déjà distingués en comparant la communauté russophone à des parasites sans être pour autant sanctionnés... Au moment d'écrire ces lignes, EKRE continue d'être le troisième parti du pays dans les sondages ; la peur et la volonté de discrimination envers la communauté russe semblent aussi reprendre du galon. En janvier 2019, la découverte à Tallinn d'affiches appelant à la ségrégation ethnique entre Estoniens baltes et russes43avait suscité un scandale en pleine période électorale. On ne peut exclure qu'un jour, des actions anti-russes de la part de militants d'une mouvance gravitant autour de cette nouvelle extrême-droite, ou bien un dérapage verbal ou une proposition de l'un des cadres du parti EKRE, puissent être instrumentalisés par des nationalistes russes d'Estonie ou de l'autre côté de la frontière, voire directement par les services secrets russes. Ces derniers sont également susceptibles de monter de toutes pièces un tel scandale. Dans un futur proche, on peut même imaginer le recours à des deepfakes extrêmement réalistes qui mettraient en scène des actes de haine anti-russes, ou prêteraient à des personnalités politiques baltes des propos russophobes.

En observant la manière dont les Russes de Crimée ont plébiscité leur rattachement à la Russie, celle dont les séparatistes du Donbass soutenus par Moscou ont réussi à conserver le contrôle de leur région sans que la population ne se soulève pour que Kiev rétablisse l'ordre, on peut penser a posteriori que les populations de ces régions étaient massivement favorables à une sécession de l'Ukraine ou une intervention russe. En réalité, même si de nombreux Criméens regardaient vers la Russie, la plupart du temps sans croire sérieusement qu'ils en feraient à nouveau partie un jour, on n'y relevait pas de courant séparatiste ou irrédentiste fort. Plus exactement, de telles orientations étaient présentes dans la vie politique locale et divers sondages montraient avant 2014 le souhait de la population criméenne d'être rattachée à la Russie, mais il n'y avait pas de séparatisme militant, ni de grand parti indépendantiste (comme le SNP écossais, les partis indépendantistes catalans ou flamands, ou la Ligue du Nord italienne lorsqu'elle défendait encore l'indépendance de la « Padanie »).

Sur ce dernier point, notons d'ailleurs que les élections à la Rada (Parlement) de Crimée n'ont jamais donné de majorité à un parti sécessionniste. Le parti vainqueur des élections de 2006 et 2010 était le parti des régions du président Yanoukovitch, pro-russe mais défenseur de l'unité de l'Ukraine. L'un des partis les plus russophiles, le parti Unité (Soyuz), s'est opposé à l'annexion par la Russie ; le parti Unité russe, dont le chef Sergueï Axionov a joué un rôle clé dans les événements du printemps 2014 (il est aujourd’hui à la tête de la République autonome de Crimée administrée par la Russie), ne défendait pas non plus une sécession vis-à-vis de l'Ukraine et se concentrait sur la défense des intérêts de la minorité russe et de bonnes relations avec Moscou, obtenant comme le parti Unité des scores inférieurs à 10% (Unité russe a fusionné avec le parti poutinien Russie unie après l'annexion). On le voit, la Crimée était avant le printemps 2014 peu susceptible d'engager un processus d'indépendance et de retour à la Russie.

Lors du référendum sur l'indépendance de l'Ukraine en 1991, 54% des électeurs de Crimée et 57% de ceux de Sébastopol ont voté en faveur de la sortie du pays du giron de Moscou (56 et 59% en enlevant les bulletins nuls). Le vote en faveur était certes plus faible qu'au niveau national (où le « oui » l'a emporté à 90%), tout comme la participation électorale, mais il était majoritaire. Dans les oblasts de Donetsk et de Louhansk, tous deux très majoritairement russes, frontaliers de la Russie et aujourd’hui contrôlés par les séparatistes pro-russes, le « oui » à l'indépendance l'a emporté à 83%. La faiblesse relative de la participation et de la victoire du « oui » en Crimée et à Sébastopol témoignaient du caractère particulier de la péninsule, mais celui ou celle qui en aurait conclu que la Russie reprendrait un jour cette terre irrédente n'aurait pas été pris au sérieux.

Ajoutons d'ailleurs que les populations russes de l'Est et du Sud de l'Ukraine, y compris en Crimée, étaient dans un processus d'intégration à la jeune nation ukrainienne. En 1992, les dirigeants criméens avaient déclaré l'indépendance de la péninsule (sans que cela draine les foules dans les rues), avant d'y renoncer de fait dès le lendemain sans qu'il n'y ait de psychodrame comparable à celui observé en octobre 2017 en Catalogne. Les choses étaient vite rentrées dans l'ordre avec la décentralisation progressive de nouvelles compétences vers la république autonome de Crimée. Entre les années 1990 et la crise de l'hiver 2013-2014, il n'y a pas eu, comme dit plus haut, de grand mouvement séparatiste ou rattachiste dans la péninsule, ni d'ailleurs dans le Donbass. De telles orientations étaient portées par des groupes minoritaires au sein d'une population assez attentiste. On l'a dit, les mouvements séparatistes en Catalogne et en Écosse, et dans une moindre mesure dans les Flandres et en Italie du Nord, avaient davantage pignon sur rue, bénéficiaient d'un soutien politique plus fort, et pesaient bien davantage sur l'agenda politique des pays concernés.

Les communautés russes d'Estonie ou de Lettonie seraient davantage dans la situation de la population russe du Donbass, laquelle était moins enthousiaste que la Crimée à l'idée de se séparer de l'Ukraine et subit bien plus souvent la mainmise des rebelles pro-russes qu'elle ne la soutient (les pseudo  républiques populaires mafieuses qui tiennent le Donbass ne survivent probablement que par le soutien de la Russie). À la lueur du précédent ukrainien, on voit que l'absence de fort sentiment séparatiste ou rattachiste au sein de la population russe ou russophone d'Estonie n'élimine pas le risque d'une future intervention de la part de Moscou. D'autant qu'il existe dans ce pays comme en Lettonie un noyau dur, une minorité susceptible de soutenir une telle opération, tout comme la sécession du Donbass a d'abord été le fait de groupes peu nombreux qui n'auraient pas été bien loin sans le soutien rapide de la Russie et l'incapacité de Kiev à rétablir l'ordre.

Dans un portrait de la ville de Narva et de ses habitants44, la journaliste estonienne Aili Vahtla, qui a consacré plusieurs articles au sujet, développe les éléments évoqués plus haut (intégration croissante des Russes d'Estonie et attachement au pays, efforts pour dynamiser la ville dont les habitants sont reconnaissants...), mais souligne que tous ces progrès n'écartent pas définitivement les risques d'une intervention russe. Ainsi rapporte-t-elle que : « selon Jüri Nikolajev, rédacteur en chef [pour les informations en russe à la radio d'ERR, l'audiovisuel public estonien], lui-même originaire de Narva et résidant issu d'une famille mixte russo-estonienne, les conditions préalables à ce scénario apocalyptique potentiel [celui d'une intervention russe à Narva] existent réellement. "La majorité des habitants de Narva ne sont pas citoyens estoniens, et ils continuent à vivre et à se développer dans la sphère d'influence russe, soutiennent les positions de politique étrangère de la Russie, par exemple 'La Crimée est à nous!', et l'Estonie est considérée [par les Russes d'Estonie] comme  une patrie davantage en termes de territoire qu'en tant que pays", décrit M. Nikolajev, ajoutant que les pouvoirs de l'État estonien sont regardés avec ridicule et considérés comme des marionnettes des États-Unis. De nombreux Russes en Estonie se sentent également victimes de discrimination ethnique [...] ».

Avant de rappeler les éléments censés limiter le risque d'une agression russe contre les États baltes, comme la solidité de l’État estonien et la faible valeur symbolique de Narva comparé à la Crimée, Nikolajev pointe le fait que « la Russie n'a pas encore reconnu l'Estonie comme un État indépendant mature, au même titre que la Finlande, par exemple » et aujoute que « que si personne ne le dira officiellement à haute voix, l'indépendance de l'Estonie est inconsciemment considérée comme un phénomène temporaire », ce qui est avéré : bien que conscients de la profondeur de l'intégration de l'Estonie au sein de l'Union européenne et de l'OTAN, les dirigeants russes estiment souvent que les États baltes ont vocation à revenir dans le giron russe d'une manière ou d'une autre, au même titre qu'ils ne considèrent pas l'Ukraine comme un véritable pays. Ensuite, « [...]les conditions préalables [à une intervention russe à Narva] existent, et tout ce qu'il faudrait, c'est la bonne allumette pour allumer l'amadou, qu'il s'agisse d'une crise internationale extrême, de l'escalade des tensions ethniques et/ou de la couverture médiatique d'une sorte d'événement de division suscitant l'indignation ». Autre exemple intéressant, Aili Vahtla cite un résident originaire de Saint-Pétersbourg qui lui parle de la rancœur persistante de certains Russes contre les Baltes, des derniers élans de nostalgie soviétique qui s'expriment à Narva le 9 mai pour le jour de la victoire contre l'Allemagne nazie, ou des relents d'irrédentisme entendus dans des conversations alcoolisées, sur le mode « aujourd'hui, nous avons remporté trois médailles olympiques ; demain, il est prévu qu'il fasse -20 ° C et le lendemain, nous reprendrons l'Estonie45 » (sic).

D'autres enquêtes de terrain comme celle-ci soulignent l'ambivalence de la situation. Elles montrent que la population de Narva a peu à voir avec la « cinquième colonne » prête à faire sécession qu'imaginent certains et souvent, ses habitants se moquent d'une telle caricature ou la balaient d'un revers de la main lorsqu'on les interroge à ce sujet. Pourtant, elles soulignent aussi que les Russes de Narva prêtent toujours le flanc à des opérations de manipulation ou déstabilisation de la part de la Russie, laquelle pourrait se contenter d'un noyau radicalisé au sein de la communauté russe du pays. Nombre d'éléments empêchent d'écarter le risque de voir Moscou intervenir d'une manière ou d'une autre, et donc celui d'une confrontation violente. Narva fait couler beaucoup d'encre à plus ou moins bon escient, mais d'autres localités moins souvent évoquées pourraient demain avoir un rôle central. En Lettonie, qui a fait l’objet de campagnes de russification intenses durant l’ère soviétique, la deuxième ville du pays, Daugavpils, attire l’attention : dans cette ville de 110 000 habitants, russophone à plus de 50% comme la capitale Riga, les forces de l’ordre ont été infiltrées par l’espionnage russe. Comme l'a montré la tragique histoire de Deniss Metsavas, symbole d'intégration de la communauté russophone devenu symbole de trahison, les services secrets russes sont très bien infiltrés dans les pays baltes. C'est sur eux et sur leur capacité à maximiser leurs capacités de nuisance avec des moyens limités que pourrait demain compter le régime de Vladimir Poutine, plutôt que sur des populations qui selon toute vraisemblance ne se rallieront pas en masse à un quelconque mouvement séparatiste d'ampleur comme elles l'ont fait en Crimée en 2014.

On l'a vu, la majorité des Russes et russophones de localités comme Narva se sentent Estoniens, d’autant que Tallinn et l’UE ont consenti d’importants investissements pour palier aux difficultés de cette ville, et ne réclament pas leur annexion à la Russie. Mais la mobilisation d’une minorité active instrumentalisée de l’étranger pourrait suffire à justifier une intervention, ou à faciliter une opération surprise analogue à celle observée en Crimée, risque rendu crédible par le renforcement de la présence militaire russe aux frontières et par des campagnes de propagande à destination des russophones. Une telle intervention pourrait avoir lieu en Ukraine pour les raisons décrites plus haut, jusqu'à envisager une invasion du Donbass ou des terres méridionales qui faisaient autrefois partie de la Novorossiya. Malgré leur double appartenance à l'UE et à l'OTAN,  les pays baltes pourraient eux aussi être ciblés. Narva sera-t-elle la prochaine « cible » des ambitions de Poutine, ou du moins au cœur d’une prochaine crise entre la Russie et ses voisins occidentaux ? Si les articles souvent sensationnalistes ont fleuri depuis l’annexion de la Crimée pour alerter sur le risque de voir telle ou telle localité de l’étranger proche de la Russie avoir droit à une visite de « petits hommes verts » sans insignes (voire un bombardement nucléaire tactique, à en croire les scenarii les plus improbables), la perspective de voir Moscou invoquer les articles 61 et 62 de la Constitution fédérale pour déclencher une opération militaire est très sérieuse.

Selon les critères rationnels que l’annexion de la Crimée a d’ailleurs largement démentis, on voit mal Poutine et les siloviki risquer une escalade militaire et un possible suicide politique pour Narva : le risque serait bien plus élevé que pour Odessa ou Marioupol. Mais imagine-t-on réellement les forces occidentales risquer de leur côté un conflit d’ampleur pour une ville symbolique dont la population pourrait finalement vite s’accommoder d’une annexion à la Russie dont elle se sent culturellement et humainement plus proche ? L’objectif supérieur de Poutine, sinon d’un successeur qui perpétuera vraisemblablement la politique de puissance du Kremlin, ne serait pas de réaliser une nouvelle conquête territoriale digne d’un autre âge ni même de venir en aide aux Russes ethniques, mais de prouver la capacité de la Russie à peser sur le cours de l’Histoire malgré la supériorité apparemment écrasante des démocraties occidentales. Nul besoin d’envahir une nouvelle région entière au risque de déclencher cette fois une véritable guerre, de consacrer toujours plus de moyens à une politique de puissance qui deviendrait ruineuse, d’amplifier la guerre de l'information jusqu’à la rendre contreproductive, alors qu’une opération limitée mais décisive comme à Narva marquerait un tournant historique confirmant durablement le retour de la grandeur russe. L’OTAN pourrait bien s’abstenir d’engager un conflit ouvert : en prouvant ainsi sa capacité à peser sur l’histoire du XXIe siècle et à contester l'ordre international, le régime russe gagnerait son pari.

« Mourir pour Dantzig ? », s’interrogeaient ouvertement les démocraties occidentales en 1939. Dans un contexte bien différent, les Européens et plus encore les Américains seraient-ils prêts à mourir pour Narva et Daugavpils ? Pas forcément. Les Russes n'y seraient pas beaucoup plus enclins, mais un coup de force dans les pays baltes ne leur réclamerait pas forcément un tel sacrifice, pas plus que l’annexion de la Crimée qui n'a pas débouché sur un conflit d'ampleur : le principal intérêt d’une opération à Narva ou Daugavpils serait d’éprouver la crédibilité de l’OTAN et de l’UE, et un tel pari a de fortes chances de s’avérer… gagnant. Sauf à déclencher l’impensable : une guerre de haute intensité aux portes de l’Europe, dont personne ne veut mais qui deviendrait vite incontrôlable. À la différence de l’Ukraine de 2014, l’Estonie est dotée d’un État stable et bien gouverné, qui ne manquerait pas de réagir à une opération surprise, dans des proportions qui pourraient cette fois précipiter le point de non-retour. La prochaine « surprise stratégique » pourrait bien éclater aux frontières entre les pays baltes et la Russie, en Ukraine méridionale ou en Transnistrie, sur fond de protection ou d'instrumentalisation des millions de Russes ethniques qui constituent dans ces régions le cœur du « monde russe ».

Aurélien Duchêne

Sources et notes :

1« Presidential Address to the Federal Assembly », site du Kremlin, 4 décembre 2014, http://en.kremlin.ru/events/president/news/47173

2L'expression de « monde russe » est à la fois ambiguë, sans définition précise, et moins utilisée que des formules telles que « l'étranger proche » ou la « sphère d'intérêts privilégiés ». Nous choisirons cependant de l'employer régulièrement tant elle reflète l'enjeu historique auquel fait face la Russie contemporaine. Si le concept de « monde russe » continue d'être discuté, les différentes parties à ce débat s'accordent sur l'existence d'une aire culturelle, voire civilisationnelle, dépassant les frontières de la seule Russie.

3Laetitia Spetschinsky, « Une politique étrangère à l’épreuve de la transition. Contribution à l’étude de la politique russe à l’égard de l’Union européenne (1992-2000) », p. 175, cité in Marie-Pierre Rey, La Russie face à l’Europe, d’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine, Paris, Flammarions, coll. Champs, 2016, p. 431

4Hubert Deschamps, « Peuples et frontières », Revue française d'études politiques africaines, n°80, 1972, p. 25-42. Le plus grand spécialiste français de la question des frontières comme objet d'étude, Michel Foucher, a cependant contribué à déconstruire ce « mythe des cicatrices coloniales responsables de tous les maux » dans Frontières d’Afrique. Pour en finir avec un mythe, Paris, CNRS Editions, 2020 [2014].

5Sur la distinction entre russkiji et rossiskij, voir notamment Marina Sorokina, « Émigration, Étranger Ou diaspora ? [1]. Réflexions sur la transformation des termes et des concepts dans l’historiographie Russe Contemporaine », Revue d’études comparatives Est-Ouest, 2014/2 (N° 45), p. 69-93, https://www.cairn-int.info/revue-revue-d-etudes-comparatives-est-ouest1-2014-2-page-69.htm, et Sylvie Archaimbault, Jean Breuillard, « Présentation : Catherine II et les langues », Histoire Épistémologie Langage, tome 32, fascicule 1, 2010. Catherine II et les langues. pp. 9-12., www.persee.fr/doc/hel_0750-8069_2010_num_32_1_3287

6Juliette Faure, « Konstantin Malofeev veut transformer le Conseil mondial du peuple russe en assemblée constituante », Centre de recherches internationales (Sciences Po Paris), septembre 2019, https://www.sciencespo.fr/ceri/fr/oir/konstantin-malofeev-veut-transformer-le-conseil-mondial-du-peuple-russe-en-assemblee-constituant

7Famine organisée par le régime stalinien, dans la lignée d’autres politiques de soumission par la faim organisées dès l’époque de Lénine.

8Alexandre Soljenitsyne, Le « Problème russe » à la fin du XXe siècle, Paris, Fayard, 1994, p. 125.

9« Interview with Time Magazine », site du Kremlin, 19 décembre 2007, http://en.kremlin.ru/events/president/transcripts/24735

10« Ethnic Russians in some former Soviet republics feel a close connection to Russia », Pew Research Center,  24 juillet 2017, https://www.pewresearch.org/fact-tank/2017/07/24/ethnic-russians-in-some-former-soviet-republics-feel-a-close-connection-to-russia/

11« Interview with the Chinese News Agency Xinhua and Chinese Central Television (CCTV) », site du Kremlin, 27 novembre 2002, http://en.kremlin.ru/events/president/transcripts/21793

12« News Conference of Vladimir Putin », site du Kremlin, 19 décembre 2013, http://en.kremlin.ru/events/president/news/19859

13« Direct Line with Vladimir Putin », site du Kremlin, 17 avril 2014, http://en.kremlin.ru/events/president/news/20796

14« Vladimir Putin’s annual news conference », site du Kremlin, 19 décembre 2019, http://en.kremlin.ru/events/president/news/62366

15Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Vladimir Poutine, Paris, Actes Sud, 2015, p. 135.

16Michael Bohm, « Ukraine Is Putin's Favorite Vassal », The Moscow Times, 24 décembre 2013, https://www.themoscowtimes.com/2013/12/24/ukraine-is-putins-favorite-vassal-a30782

17Ibid.

18« After Russian invasion of Georgia, Putin’s words stir fears about Ukraine », Kyiv Post, 30 novembre 2010, https://www.kyivpost.com/article/content/ukraine-politics/after-russian-invasion-of-georgia-putins-words-sti-91772.html

19Alla Hurska, « Zaporizhia Oblast : The Next Flash Point in Russia’s ‘Hybrid’ Aggression Against Southeastern Ukraine ? », Eurasia Daily Monitor Volume 17, Issue 110, Jamestown Foundation, 28 juillet 2020, https://jamestown.org/program/zaporizhia-oblast-the-next-flash-point-in-russias-hybrid-aggression-against-southeastern-ukraine/

20« Russia unlikely to accept demand for withdrawal of peacekeepers from Transnistria – Lavrov », TASS, 1er décembre 2020, https://tass.com/politics/1230159

21Marina Best, « The Ethnic Russian Minority : A Problematic Issue in the Baltic States », Verges : Germanic & Slavic Studies in Review, n° 2, vol. 1, University of Victoria, 15 mai 2013, https://journals.uvic.ca/index.php/verges/article/view/11634#:~:text=After%20its%20collapse%2C%20Russian%20migrants,Russians%20in%20very%20different%20ways.

22Paul A. Goble, « In Estonia, life is good, maybe too good, for ethnic Russians », Quartz, 16 février 2015, https://qz.com/344521/in-estonia-life-is-good-maybe-too-good-for-ethnic-russians/

23Leonid Bershidsky, « Putin Shouldn’t Feel Too Good About Russians in the Baltics (Op-ed) », 10 octobre 2018, https://www.themoscowtimes.com/2018/10/10/putin-shouldnt-feel-too-good-about-russians-in-the-baltics-op-ed-a63136

24Agata Wlodarska-Frykowska, Ethnic Russian Minority in Estonia. International Studies. Interdisciplinary Political and Cultural Journal, n° 18, vol. 2, décembre 2016, https://www.researchgate.net/publication/315366838_Ethnic_Russian_Minority_in_Estonia

25Daniel Berman, « Will Narva Be Russia’s Next Crimea ? », The Diplomat, 8 avril 2014, https://thediplomat.com/2014/04/will-narva-be-russias-next-crimea/

26Josh Rubin, « NATO Fears That This Town Will Be the Epicenter of Conflict With Russia », The Atlantic, 24 janvier 2019, https://www.theatlantic.com/international/archive/2019/01/narva-scenario-nato-conflict-russia-estonia/581089/

27Michele E. Commercio, « Why Putin won't attempt to 'integrate' Estonia and Latvia into the Russian Federation », LSE European Politics and Policy (EUROPP), 7 mars 2018, http://eprints.lse.ac.uk/89021/1/europpblog-2018-03-07-why-putin-wont-attempt-to-integrate-estonia-and.pdf

28Agnia Grigas, « The new generation of Baltic Russian speakers », Euractiv, 28 novembre 2014, https://www.euractiv.com/section/europe-s-east/opinion/the-new-generation-of-baltic-russian-speakers/

29Paul Goble, « Experts: Estonia has successfully integrated nearly 90% of its ethnic Russians », Estonian World, 1er mars 2018, https://estonianworld.com/security/experts-estonia-successfully-integrated-nearly-90-ethnic-russians/

30Tom Balmforth, « Russians Of Narva Not Seeking 'Liberation' By Moscow », Radio Free Europe/Radio Liberty, 4 avril 2014, https://www.rferl.org/a/russia-estonia-not-crimea/25321328.html

31Andres Kasekamp, « Why Narva is not next », Estonian World, 16 juin 2015 (modifié le 24 janvier 2019), https://estonianworld.com/security/andres-kasekamp-why-narva-is-not-next/

32Ilya Koval, « Narva: The EU's 'Russian' city », Deutsche Welle, 26 mai 2019, https://www.dw.com/en/narva-the-eus-russian-city/a-48878744#:~:text=Russian%2Dspeaking%20city%20in%20the,Estonian%20is%20the%20official%20tongue.

33Carmen Gray, « Fearing Russian Influence, Estonia Turns to the Arts », The New York Times, 11 janvier 2019, https://www.nytimes.com/2019/01/11/arts/estonia-russia-narva.html

34Silver Tambur, « Narva: Estonia’s next big success story ? », Estonian world, 21 septembre 2018, https://estonianworld.com/culture/narva-estonias-next-big-success-story/

35Hromadske International, « Is Narva Next? How An Estonian City Escaped the Donbas Scenario », YouTube, 17 janvier 2019, https://www.youtube.com/watch?v=BkKTbZbEdO8

36Paul Goble, « Younger Russian Speakers in Estonia May Not Be as Integrated as Many Think », Eurasia Daily Monitor, Volume 16 (Jamestown Foundation), 9 mai 2019, https://jamestown.org/program/younger-russian-speakers-in-estonia-may-not-be-as-integrated-as-many-think/

37Dmitri Teperik and Grigori Senkiv, « Primary world-view characteristics of Russian-speaking young adults in Estonia », Riigikaitse ja julgeoleku teadmiskeskus (Centre national de défense et de sensibilisation à la sécurité), 10 avril 2019, https://www.kaitsen.ee/research-eng/primary-world-view-characteristics-russian-speakin

38Agnia Grigas, « The new generation of Baltic Russian speakers », op. cit.

39Ibid.

40Michael Weiss, « The Hero Who Betrayed His Country », The Atlantic, 26 juin 2019, https://www.theatlantic.com/international/archive/2019/06/estonia-russia-deniss-metsavas-spy/592417/

41« EKRE leader on education, Russian votes and possible coalition partners », 26 septembre 2018, Eesti Rahvusringhääling (radio-télévision publique estonienne), https://news.err.ee/864400/ekre-leader-on-education-russian-votes-and-possible-coalition-partners

42Aliide Naylor, « Could right-wing populism push integrated Estonia back towards Russia ? », Euronews, 22 mai 2019, https://www.euronews.com/2019/05/21/could-right-wing-populism-push-integrated-estonia-back-towards-russia

43Matthew Luxmoore, Kaisa Alliksaar, « 'Only Estonians Here': Outrage After Election Poster Campaign Singles Out Russian Minority », 10 janvier 2019, Radio Free Europe/Radio Liberty https://www.rferl.org/a/estonia-election-posters-russian-minority-outrage/29702111.html

44Aili Vahtla, More than Russian or Estonian : Narva through the eyes of its own people, Eesti Rahvusringhääling, 4 février 2019, https://news.err.ee/907196/more-than-russian-or-estonian-narva-through-the-eyes-of-its-own-people

45Ibid.