Pourquoi l'impérialisme russe n'est pas un fantasme de la paranoïa occidentale

À force d'être exagérée, la menace de « l'impérialisme russe » semble n'être plus prise au sérieux dans le débat public car vue comme dépassée ou irréaliste. Pourtant, le dessein impérial est toujours vivace au sein des élites dirigeantes russes et risque de trouver un nouvel élan. Voici pourquoi.

Pourquoi l'impérialisme russe n'est pas un fantasme de la paranoïa occidentale

À force d'être exagérée, la menace de « l'impérialisme russe » semble n'être plus prise au sérieux dans le débat public car vue comme dépassée ou irréaliste. Pourtant, le dessein impérial est toujours vivace au sein des élites dirigeantes russes et risque de trouver un nouvel élan. Voici pourquoi.

Quand la vocation impériale précède le sentiment national

Il y a un paramètre fondamental que l’on oublie souvent au moment d’invoquer le « nationalisme russe » et l’impérialisme censé en découler : la Russie est née d’un empire, et non l’inverse. Dès le début, l’identité russe s’est structurée dans un cadre impérial plutôt que dans un cadre national, et l’idée d’empire a précédé le sentiment national. L’équivalent russe du mot « État » (narod) désigne aussi la  population de celui-ci, et est synonyme de « nation ». Il n’y a pas d’équivalent de ce terme dans la langue française : il est donc malaisé de décrire le sentiment national russe et la nation d’appartenance nationale. À l’inverse, là où nous qualifions de « français » tout ce qui se rapporte à notre pays, de la citoyenneté à la culture, les Russes n’ont pas le même adjectif pour désigner un Russe ethnique (russkij) ou ce qui se rapporte à la Russie en tant qu’État (rossijskij, qui s’applique par exemple à un Tchétchène de nationalité russe). Ainsi les russkiji représentaient-ils moins de la moitié – 44% – de la population de l’Empire russe à la fin du XIXe siècle. Ce paradigme permet de comprendre la vision qu’a la Russie d’elle-même et du reste du monde, et de recontextualiser des notions déterminantes dans la politique étrangère du Kremlin.

Pour en revenir à la formation de l’identité nationale russe, l’idée que les Russes forment un peuple distinct doté d’une histoire et d’un destin propres est née dans la confrontation avec l’étranger, durant ce que l’historiographie traditionnelle appelle le « temps des troubles » (fin du XVIe – début du XVIIe siècles). En proie à des luttes intestines, les princes russes ont considéré les Polonais, les Suédois et les Lituaniens des ennemis communs, et ont vu dans les luttes passées contre les Mongols ou les Chevaliers Teutoniques un héritage partagé. La « Russie » était déjà immense et englobait des populations aux identités marquées, des autochtones de Carélie aux sujets des khanats musulmans annexés sous Ivan IV le Terrible. Ce détail a son importance : l’une des ambitions de Vladimir Poutine est de faire de son pays multiconfessionnel un grand médiateur entre l’Occident et le monde musulman, et de réussir dans la lutte contre l’islamisme radical là où les États-Unis et leurs alliés auraient échoué. L’inauguration en grande pompe de la plus grande mosquée d’Europe à Moscou en 2015 aux côtés d’Erdogan s’inscrit dans cet aspect trop souvent oublié du projet poutinien. Pour en revenir à l’Empire russe, celui-ci n’est devenu une réalité institutionnelle qu’en 1721 par une proclamation de Pierre le Grand, avec l’idée toujours présente d’en faire une puissance capable de rivaliser avec les grands États européens dont la modernité obsédait le tzar. L’épisode qui a véritablement soudé les couches de la société russe autour d’un sentiment national fort est la « guerre patriotique » remportée contre la Grande Armée française : la Russie a eu le sentiment de changer le cours de l’Histoire en battant une France dirigée par un Empereur invincible et dont on pensait qu’elle dominerait bientôt le monde. On peut estimer que la retraite de Russie qui a conduit Napoléon à la défaite finale a ouvert un chapitre nouveau où la Russie est devenue un acteur de tout premier plan.

Ce vieux pays n’a pas pu se forger d’identité nationale dans un cadre stable. Le  processus constitutif de la nation russe doit être situé dans un contexte d’expansion continue de son empire, du XVe au XXe siècle. Vue de Russie, il y a une continuité historique entre l’annexion de Novgorod sous Ivan III en 1478, et les gains territoriaux soviétiques d’après 1945 ; la reprise de la Crimée en 2014 serait une étape de ce processus historique, un peu comme la prise de Rome au terme du Risorgimento a été vue par les Italiens comme indispensable à l’unification de leur pays. Autant dire que ce processus n'est pas forcément terminé ! La conquête de la Sibérie a été au départ le fait de colons qui n’avaient souvent rien à perdre, à l’instar des serfs en fuite qui tentaient de recommencer leur vie dans les immensités de l’Est. D’autres colons, motivés par le commerce des fourrures qui étaient en quelque sorte le gaz de l’époque, ont franchi de plus grands espaces encore pour s’emparer de l’Alaska, vendue aux États-Unis en 1867, ou s’installer en Californie où leur entreprise n’a pas rencontré le succès. Alors que la Conquête de l’Ouest américaine s’est achevée avec la création d’États sur le littoral du Pacifique, transformant l’objectif d’une Frontière à repousser en récit collectif que l’on retrouve dans la conquête spatiale ou les aventures entrepreneuriales, la grande expansion russe ne s’est jamais terminée. Lorsqu’Ivan Moskvitianine et son expédition ont atteint les rives du Pacifique en 1639, les Russes n’ont pas eu davantage le sentiment d’avoir achevé une mission historique que lors de la conquête de la Crimée en 1783 ou de l’achèvement du Transsibérien en 1903. La Russie n’est donc pas un pays fini sur le plan géographique. S’il faut s’en tenir à une approche moins historienne, rappelons que les frontières héritées de 1991 sont « fondamentalement étrang[ères] » à une Russie qui ne s’est jamais définie dans son cadre territorial actuel.

De même que la France porte à l’Afrique une attention particulière du fait de son histoire coloniale ou que le Royaume-Uni s’attelle à conserver le sea power qui a toujours fait sa force, la Russie de Poutine poursuit des objectifs qui semblent refléter les orientations géopolitiques des tzars depuis plus de trois cents ans. Parmi les motivations de l’intervention russe en Syrie figurait entre autres le besoin de protéger la seule base russe en Méditerranée, à Tartous, doublée en 2015 d’une nouvelle base aérienne à Lattaquié.  On retrouve dans ce paramètre stratégique l’une des vieilles obsessions de la Russie des tzars puis de l’URSS, celle de l’accès du pays aux mers chaudes, c’est-à-dire des mers qui ne sont pas périodiquement bloquées par les glaces. La grande impératrice Catherine II, qui rêvait même de libérer Constantinople et la Grèce de la domination turque, a donné à la Russie la maîtrise de la mer Noire et fait de la Crimée une clé stratégique fondamentale. L’appendice de Wakhan qui alambique depuis 1893 la frontière de l’Afghanistan est l’héritage du « grand jeu » entre Britanniques et Russes, ces derniers ayant eu le projet d’annexer la Perse ou du moins d’avoir un débouché vers le détroit d’Ormuz. Les Occidentaux qui s’imaginent souvent la Russie comme un pays intégralement boréal et orthodoxe s’étonnent des aventures russes dans des terres aussi éloignées, alors que la Russie a longtemps envisagé son expansion dans des terres musulmanes au climat chaud comme logique. Plus près de nous, le dessein soviétique, que semble perpétuer l’administration Poutine, de contrôler la Baltique et le golfe de Botnie sont dans la continuité de l’annexion de la Lituanie et de la Courlande en 1788, qui avaient permis à la Russie de bénéficier dans la région d’un port en eaux libres à Windau (aujourd’hui Ventspils en Lettonie). De même, les stratégies d’influence de Moscou dans le Caucase et la Caspienne évoquent les efforts d’Alexandre III puis de Nicolas Ier pour ancrer ces régions dans le giron russe ; l’ombre de l’expansion d’antan semble toujours planer sur la politique étrangère russe du XXIe siècle, qu’importent les formes diplomatiques et les moyens à disposition. Aujourd’hui, le réchauffement climatique réveille les ambitions de routes commerciales et d’exploitation de ressources halieutiques et d’hydrocarbures dans la région arctique, ce qui donnerait à la Russie, qui n’a jamais réussi à toucher la Méditerranée et d’autres mers ouvertes, une sorte de revanche historique : là encore, les antagonismes de puissances peuvent s’intensifier. La couverture médiatique offerte en Russie à la découverte de la minuscule île de Yaya dans la mer des Laptev et la décision d’implanter une force militaire dans la région montrent que la Russie prend très au sérieux les régions stratégiques du Grand Nord, et n'hésitera potentiellement pas à montrer les muscles.

Le cas des minorités russophones et des russkiji de « l’étranger proche »

Autre enjeu poussant la Russie à « déborder » et à s’ingérer chez ses voisins : les « pieds-rouges ». Suite à l’effondrement de l’Union soviétique, plus de 25 millions de Russes se sont retrouvés hors des frontières de la Russie devenue indépendante ; la plupart d’entre eux se situaient dans des territoires frontaliers, où ils étaient souvent majoritaires. Des millions d’entre eux étaient présents du fait des politiques de colonisation et de repeuplement de l’ère soviétique, à l’instar des Russes d’Estonie, de Lettonie, du nord du Kazakhstan ou des régions d’Ukraine dépeuplées par l’holodomor puis par la répression d’après-1945. Des millions d’autres cependant doivent leur présence hors de Russie à une histoire vieille de plusieurs siècles et invoquent leur antériorité. On a vu l’importance en russe de la distinction entre russkij et rossijskij, fondamentale dans un État multiethnique et multinational : en l’occurrence, des Russes se sont retrouvés étrangers dans des pays étrangers du jour au lendemain. Comme si la Russie avait été brisée, mutilée. Dans un ouvrage qui a marqué les années 1990, Soljenitsyne a mis des mots sur le ressenti de ses compatriotes en qualifiant le sort des Russes de l’étranger de « colossale défaite historique ».

Avec les indépendances post-soviétiques, les territoires nationaux, politiques et linguistiques se chevauchent et brouillent la notion de frontière, ce qui renforce l’idée que les régions entourant la Fédération de Russie sont des « marches » russes, des éléments d’un « étranger proche ». Or, la Russie doit être la protectrice des Russes situés dans cet « étranger proche ». En tant qu’Européens, c’est l’attention portée par Moscou aux « pieds-rouges » d’Europe de l’Est qui doit nous intéresser. Quand il s’agit de défendre les russkiji situés dans les pays de l’UE et de son voisinage oriental, la Russie n’hésite pas à se montrer offensive. L’Estonie, qui fait régulièrement l’objet de pressions de la part de Moscou, en a fait les frais lors des cyberattaques de 2007, menées par la Russie après que les autorités locales aient décidé de retirer le mémorial soviétique du Soldat de bronze de Tõnismäe cher aux Russes estoniens, et d’autres agressions hybrides plus ou moins graves. Mais l’exemple le plus éloquent est évidemment l’ingérence russe dans le Dombass et les régions russophones d’Ukraine, ajoutées à la spectaculaire annexion de la Crimée.

En pleine révolution de Maïdan, Poutine s’émouvait du sort des « compatriotes » russes en Ukraine, en Asie centrale et dans les Pays baltes, qui seraient traités comme des non-citoyens privés de droits. Dès le début des années 2000, le président russe estimait publiquement qu’il n’y avait pas de barrière linguistique avec les 20 millions de Russes vivant dans les pays de la CEI, ce qui revenait à les ancrer dans une « Grande Russie » dépassant les frontières post-soviétiques. Du pangermanisme au panturquisme, les velléités de substituer des aires linguistiques proches aux frontières politiques nourrissent souvent des projets dangereux. Depuis l’arrivée au pouvoir de Poutine, la Russie mène en Europe une politique active pour défendre les minorités russophones d’Ukraine et des pays Baltes, tout en s’ingérant auprès de celles-ci pour qu’elles se rapprochent de la Matouchka. Depuis le tournant de 2014 et de l’annexion de la Crimée, Poutine avance à visage découvert : il est clair désormais que la Russie n’hésitera pas à défendre les russkiji de « l’étranger proche », fussent-ils situés dans des pays membres de l’OTAN ou de l’UE, par des moyens proches de la guerre hybride, dont l’informatsionaya voyna n’est qu’une forme douce.

Il ne faut pas comparer, comme le font les habitués des analogies douteuses, la politique de Poutine vis-à-vis des « pieds-rouges » à l’Anschluss et à l’annexion des Sudètes par Hitler. Le risque de voir la Russie envahir dans un futur proche l’Estonie, la Lettonie ou le reste de l’Ukraine en prétextant la défense des millions de Russes étrangers malgré eux est faible, bien qu’on ait entendu par le passé qu’une opération du type de celles menées au printemps 2014 allaient forcément déclencher une Troisième Guerre mondiale qui n’est jamais advenue. Mais au XXIe siècle, la nature des conflits et leur finalité ne se limitent définitivement plus à des confrontations physiques conventionnelles.

Le volet européen des fantasmes « impériaux » de la Russie

Lorsque Vladimir Poutine emploie le terme de Novorossiya (Nouvelle Russie), il fait écho au nom que donnaient les tsars à l’époque où la Russie colonisait le sud de l’Ukraine, y fondant la plupart des grandes villes actuelles. Du passé ? Dans l’un de ses entretiens « ligne directe » avec les Russes, dont la presse française a surtout retenu une intervention d’Edward Snowden et des questions de vie privée à l’importance moindre (« Allez-vous vous remarier ? » « Pensez-vous qu’Obama vous sauverait de la noyade ? »), Poutine n’avait pas hésité à afficher son irrédentisme sur les régions ukrainiennes qui faisaient autrefois parties de la Nouvelle Russie. « Kharkov, Lougansk, Donetsk, Kherson, Nikolaïev, Odessa ne faisaient pas partie de l’Ukraine à l’époque des tsars. Ce sont des territoires qui ont été donnés à l’Ukraine dans les années 1920 par le pouvoir soviétique. Pourquoi ? Qui le sait. […] La Russie a perdu ces territoires pour diverses raisons, mais les gens [les Russes dont Poutine évoque les « droits et intérêts plus tôt dans l’interview] sont restés. » Voilà pour la parole officielle du président russe. Que pensent les théoriciens, stratèges et idéologues qui l’entourent lui ou ses proches conseillers ? Le projet de concrétisation de la Novorossiya tel qu’ils l’envisagent exige que la Russie contrôle, directement ou indirectement, les régions du sud de l’Ukraine entre Odessa et Marioupol. La Transnistrie, région sécessionniste de Moldavie dirigée par des pro-russes qui sont à peu près tous des pions de Moscou (à commencer par le « président » Krasnoselsky), donne une idée de ce à quoi pourraient ressembler des territoires vassalisés par l’impérialisme russe. Toutes ces vues de l’esprit n’ont rien de fantaisiste : alors que l’Abkhazie ou l’Ossétie du Sud n’intéressaient que des passionnés de géopolitique et étaient écartées de la liste des enjeux régionaux du Caucase, qui s’attendait à ce que la Russie en vienne à déclencher en août 2008 une guerre contre la Géorgie au motif de défendre ces deux « nations » ne présentant pas de grand intérêt stratégique ? Après avoir risqué par deux fois une réponse armée de l’OTAN qui s’est contenté d’une escalade verbale et d’un renforcement de ses dispositifs orientaux, pourquoi Vladimir Poutine se refuserait-il à faire basculer dans le giron russe de nouvelles régions de son « étranger proche », dont l’Ukraine méridionale ? Pensons l’impensable.

Cependant, la Russie n’a pas besoin d’envoyer de « petits hommes verts » ou de larguer un paquet de bombes pour concrétiser ses visées impériales dans les marches orientales de l’Europe. Plus au sud, la Bulgarie, qui est historiquement un pays pivot du panslavisme politique et a toujours entretenu une relation spéciale avec la Russie, a subi à partir de la crise ukrainienne des pressions de la Russie qui a joué sur l’opposition très vive entre pro-européens et pro-russes à l’intérieur du pays. Suite à plusieurs actes de « désobéissance » de la Bulgarie, la diplomatie russe s’est chargée d’humilier ce petit pays de l’Union européenne. Depuis mai 2018, Sofia a engagé un nouveau rapprochement avec le « grand frère » russe qui s’était déjà symbolisé par le refus du gouvernement bulgare d’expulser les diplomates russes en pleine affaire Skripal : les pressions russes ont ainsi l’air d’avoir fonctionné, le Premier ministre bulgare Boïkov Borissov se repentant de la « loyauté » de son pays à l’UE notamment sur les dossiers énergétiques où le Kremlin a profité de sa position de force. Un cas d’école ? Cela n’a pas fait la Une des media, mais la manière dont la Russie est capable de faire pression sur des pays membres de l’Union européenne ou d’attirer à elle d’autres membres trouvant des intérêts bilatéraux à préférer Moscou plutôt que Bruxelles devrait nous faire réfléchir.

De ce qui précède, on retient que l'impérialisme russe n'est ni une fausse menace agitée par des russophobes hystériques ou des promoteurs d'intérêts occultes, ni une relique du passé, ni une manifestation sans lendemain de l'hybris poutinien. C'est un concept à la fois ancien et durable, avec lequel ni les dirigeants russes ni leurs voisins n'en ont terminé. Et donc une menace potentielle et crédible pour « l'étranger proche » de la Russie, qui ne forme jamais que les marches périphériques de son ancien empire.

Aurélien Duchêne