Quelle ampleur et quels risques pour la « guerre de l’information » russe en Europe ?
Le spectre d'une ingérence russe est de plus en plus assimilé à un fantasme russophobe à force d'être invoqué pour toutes les situations. Pourtant, les preuves concrètes tant demandées d'une guerre de l'information menée par le Kremlin s'accumulent ces derniers mois.
Le spectre d'une ingérence russe est de plus en plus assimilé à un fantasme russophobe à force d'être invoqué pour toutes les situations. Pourtant, les preuves concrètes tant demandées d'une guerre de l'information menée par le Kremlin s'accumulent ces derniers mois.
« Gouverner, c’est faire croire », disait Machiavel. Cette citation s’applique particulièrement bien à nos démocraties qui tendent à devenir des régimes d’opinion, à notre vie politique centrée sur la communication, les récits médiatiques et les ressentis qui l’emportent sur les faits. Si les risques de conflit violent avec des puissances comme la Russie est faible, sauf retournement majeur de situation, les démocraties libérales sont bel et bien confrontées à des éléments de guerre hybride, au rang desquels figure la guerre de l’information. Il est trop tôt pour savoir quel est l’impact réel des supposées ingérences russes dans les élections et tempêtes médiatiques de ces quatre dernières années. Pointer la responsabilité du Kremlin dans la moindre polémique touchant les gouvernements occidentaux et voir des cyberguerriers en chapka derrière le moindre compte Twitter aux orientations populistes relève de l’hystérie et décrédibilise les enquêtes sur les agissements réels de Moscou. Pourtant, l’implication russe dans les scrutins de certains pays occidentaux par exemple est bien réelle. S’il faut éviter les discours anxiogènes et les accusations à l’emporte pièce, il convient aussi de sortir du déni : le rapport du CAPS et de l’IRSEM sur les manipulations attribue ainsi 80% des « efforts d’influence en Europe » à la Russie. Le pouvoir russe, marqué par les « révolutions de couleur » qui ont chassé les dirigeants sous influence de Moscou dans différents pays d’ex-URSS, vit dans la hantise d’un regime change initié par les Occidentaux. Aujourd’hui, force est de constater que c’est le Kremlin qui est le plus actif dans l’ingérence politique et les tentatives de renverser gouvernements et autorités en place. À défaut d’internationaliser la révolution prolétarienne comme l’URSS en son temps, la démocrature poutinienne souffle sur les braises contestataires et vise les failles des sociétés libres. Pour une puissance qui n’a ni le potentiel militaire, ni la stature économique pour peser au mieux sur les affaires mondiales, il s’agit aussi d’adapter ses ambitions à ses moyens et de se conformer aux nouvelles conflictualités.
États-Unis, Royaume-Uni, France, Catalogne, Allemagne, Italie, Suède, Pays-Bas, Grèce… Difficile de connaître l’ampleur des interventions russes dans les referendums et élections de ces dernières années et leur ampleur effective, mais les éléments sont là. Ainsi de l’Internet Resarch Agency (IRA), troll farm installée à Saint-Pétersbourg et financée par le Kremlin, qui emploie plusieurs centaines de jeunes rompus aux réseaux sociaux et à la manière de les retourner contre leurs utilisateurs (harcèlement, désinformation, provocations poussant les citoyens d’un ou de plusieurs pays les uns contre les autres). Assignés à des missions de déstabilisation et briefés sur la manière de souffler sur les braises de la vie politique occidentale (par exemple sur les questions identitaires et autres sujets sensibles), ces trolls payés par le pouvoir central russe ont entre autres touché 126 millions d’Américains utilisateurs de Facebook pendant l’élection présidentielle de 2016, ancrant dans la tête de dizaines de millions d’électeurs des mensonges répétés et une vision faussée de leur propre pays et de ses difficultés. Des cas comme celui de Jenna Abrams, « blogueuse » pro-Trump influente dans l’élection présidentielle américaine et qui n’était qu’une personne fictive créée par une basée en Russie, les 156 000 comptes localisés dans le même pays et qui ont selon une étude de l’université d’Édimbourg pesé dans la campagne pro-Brexit, se joignent aux intox sur la « répression » des indépendantistes catalans ou sur le supposé complot de la classe politique allemande pour détruire la Grèce.
Nous pourrions également pointer du doigt les financements, même indirects, de campagnes électorales et de formations dites « populistes » par les autorités russes. Mais il y a un champ bien plus important, où les agressions de démocratures comme l’actuelle Russie font des dommages durables et contribuent à dégrader la cohésion sociale et l’exercice de la démocratie : c’est dans la « guerre de l’information ».
Dezinformatzia, kompromat et informatsionaya voyna
Bien que la désinformation soit une pratique très ancienne, le mot désinformation en lui-même vient du russe dezinformatzia, héritage de l’expertise du KGB dans ce domaine. Du temps du tsarisme, l’Okhrana présentait déjà un certain savoir-faire en terme de désinformation : en témoigne leur rédaction et diffusion des prétendus Protocoles des Sages de Sion, dont on connaît le triste succès. Pour en revenir à une époque plus récente, les services secrets soviétiques ont été des pionniers de l’informatsionaya voyna, la « guerre de l’information » dans sa dimension la plus aboutie, ayant compris notamment les dynamiques d’opinion dans les pays de l’Ouest là où la propagande américaine est restée connue pour les discours caricaturaux du maccarthysme. De la Guerre d’Algérie au sida en passant par l’assassinat de JFK et l’attentat qui faillit emporter Jean-Paul II, l’URSS était active en son temps dans la propagation de théories et de fausses informations visant à fragiliser les pays de l’Ouest, au point que certaines idées véhiculées par le KGB et autres organismes en pleine Guerre froide sont encore présentes dans le débat public malgré l’absence de preuve les étayant. Certes, la Russie n’a plus vocation comme l’Union soviétique à diffuser l’idéologie communiste dans le monde entier pour y déclencher des révolutions. Pourtant, les visées, les méthodes, les personnes parfois, ont peu changé. Auparavant, la guerre de l’information à la russe consistait surtout à tenir un discours de propagande à la population russe elle-même, ainsi qu’aux populations de « l’étranger proche » quand celles-ci n’étaient pas la cible d’opérations de déstabilisation de l’opinion. Par exemple, en poussant les communautés russophones des États baltes à se sentir persécutées et à entrer en résistance passive contre le reste de la population. Après avoir constaté l’attrait des idées occidentales dans les pays de l’ex-URSS et leur rôle dans les révolutions de couleur, Moscou a décidé de répliquer beaucoup plus fortement : convaincus que l’Occident cherche à instaurer un regime change en Russie, les dirigeants russes estiment qu’ils doivent provoquer le désordre politique dans les pays qui les dérangent. Les États baltes, scandinaves et les PECO victimes à plus ou moins grande échelle de campagnes de déformation et manipulation de l’information et d’ingérence médiatique de la part de la Russie n’ont pas été écoutés pendant de longues années. Ceux qui s’étaient illustrés par leur alignement sur les positions et initiatives de Washington jusqu’à suivre les États-Unis dans leurs erreurs et excès étaient vus comme des bastions du néoconservatisme et de la russophobie, les autres n’étaient tout simplement pas pris au sérieux. Force est de constater que la menace était pourtant sérieuse, et qu’elle se concrétise aujourd’hui.
Rappelons d'abord comme le fait le SCRS que les Russes eux-mêmes sont les premières victimes de la guerre de l’information menée par leur gouvernement, qui conditionne la société russe et celles des pays de « l’étranger proche » au moyen de la propagande et de la désinformation. Avant d’objecter que les démocraties occidentales elles-mêmes auraient un discours médiatique « officiel » et useraient de désinformation à l’encontre de la Russie poutinienne, qu’on se souvienne du sort réservé aux dissidents dans un pays prompt à se présenter comme une démocratie authentique. Qu’on se souvienne aussi du profil de ses dirigeants, Poutine en premier lieu, et de leur rapport à l’information. Ce dernier a ainsi remporté la présidentielle de 2000 – qu’il était initialement assuré de perdre – en se bâtissant une image de chef de guerre en Tchétchénie. Or, les attentats médiatisés qui ont permis à Vladimir Poutine de se poser en recours et de déclencher une guerre ayant fait 200 000 morts sur un million d’habitants semblent avoir été commis par des membres du FSB plutôt que par des terroristes tchétchènes, les journalistes ayant travaillé sur les zones d’ombre entourant ces attentats ayant fait l’objet de poursuites judiciaires infondées ayant entraîné la liquidation de leurs chaînes d’information. Gardons ce genre « d’anecdotes » à l’esprit à l’heure où nombre de citoyens sont tentés de comparer la caste politico-médiatique française, au comportement souvent déplorable, à une « dictature ».
Sur le plan intérieur, la Russie perpétue par exemple le système des kompromat, dossiers compromettants visant à déstabiliser une personnalité, un groupe ou une organisation et dont l’utilisation massive était une marque de fabrique du pouvoir soviétique. La plupart de ces kompromat étaient montés de toute pièce, et le système se perpétue aujourd’hui. Au cours de sa carrière au KGB, Poutine aurait lui-même utilisé un kompromat de dossiers pornographiques pour forcer un professeur de RDA à lui montrer une étude sur des poisons. Lorsqu’il était directeur du FSB, l’actuel président y a également eu recours pour se débarrasser du Procureur général de Russie, le courageux Youri Skuratov, qui menait des enquêtes à risque sur les activités illégales du président Eltsine et des oligarques, menaçant leur pouvoir. Une sextape montrant un homme ressemblant à Skuratov avec deux femmes fut diffusée par la télévision d’État, puis soumise au FSB qui identifia formellement le Procureur : beaucoup soupçonnent ce kompromat d’être une mise en scène fomentée par le FSB, mais les enquêtes initiées par Skuratov n’ont jamais pu être rouvertes. Les kompromat continuent d’être employés face à des dissidents de la société civile ou des personnalités gênant d’une manière ou d’une autre l’action de Poutine et de ses proches. Sur le plan extérieur, la propagande russe, même masquée, est devenue experte dans la diffamation et la propagation de leaks et scoops mensongers visant à alimenter le ressentiment contre les milieux dirigeants occidentaux et à favoriser le « populisme » : les organisateurs de cette stratégie consistant à jeter de l’huile sur le feu sont parfois les mêmes qui utilisent contre les dissidents de leur pays des méthodes rappelant les procès truqués de l’époque soviétique…
L’ampleur de la guerre de l’information menée en Europe par le Kremlin
Le régime de Vladimir Poutine a parfaitement compris que la propagande à l’ancienne était inefficace, et s’attache à donner une nouvelle dimension à l’informatsionaya voyna. Une de ses armes les plus efficaces réside dans l’utilisation de chaînes d’information « alternatives », tournées vers les réseaux sociaux. Ainsi de RT France et de SputnikNews : qui n’est jamais tombé sur des articles ou vidéos de ces sites influents sur Internet et passent pour des sites d’information ordinaires ? RT France, qui possède des équivalents dans d’autres pays européens et ailleurs dans le monde, est une déclinaison de la chaîne Russia Today, bien que cela ne soit pas évident à percevoir au premier abord. SputnikNews est un media mieux calibré pour les publics occidentaux. Ces deux media appartiennent à l’organisme d’information du Kremlin à l’international, Rossia Segodnia, et sont intégralement financés par le pouvoir russe, lequel dépense l’équivalent de 300 millions d’euros dans son effort de propagande en Europe. Certes, tous ceux qui accordent des interviews à de tels media ne sont pas des suppôts de Moscou, et les journalistes qui y travaillent sont souvent d’honnêtes citoyens. Cela n’enlève rien à la nature et à la fonction de ces organes de dezinformatzia, créés par un régime violent pour nous nuire.
En Russie et dans les pays sous influence russe, RT présente un discours ouvertement propagandiste, enchaînant les fausses informations, les reportages orientés et la défense de la politique de Moscou jusqu’à la caricature. Dans les pays occidentaux, européens en particulier, RT adopte un discours plus policé, faisant appel à des journalistes qui n’ont rien d’agents du FSB, et a l’apparence de la crédibilité. RT et SputnikNews, chacun avec des stratégies et des publics différents, s’adaptent aux pays de diffusion, surfant sur les problématiques de société. Ainsi de la crise migratoire en Allemagne (les versions allemandes de Sputnik et RT ont été pionnières dans l’exploitation de « l’Affaire Lisa » et autres faits divers ayant fait monter l’extrême-droite et fragilisé la coalition dirigée par Mme Merkel), ou du communautarisme, du délitement de la cohésion nationale et des polémiques politiques en France. Quitte à monter de toutes pièces des faits divers qui ne sont en réalité jamais advenus, ou à bâtir des reportages mêlant mensonges, déformations et éléments réels. Concernant notre pays, la Russie s’est également attelée à exploiter les ressentiments des communautés d’émigration en Afrique et dans le Maghreb, en vue de semer la discorde dans les deux sens au sein de la société française : les Français inquiets de l’immigration reçoivent un discours anxiogène qui exagère les problématiques liées à l’Islam ou aux quartiers difficiles, et les immigrés eux-mêmes sont renforcés dans leur malaise vis-à-vis des sociétés d’accueil. Le but des officines de propagande du Kremlin n’est pas de proposer un regard alternatif aux curieux ; il n’est pas non plus d’éveiller l’esprit critique des citoyens. Moscou vise à déstabiliser les démocraties occidentales, à exacerber leurs tensions internes, à accroître le mécontentement et à polariser les sociétés. Il s’agit d’actes de guerre hybride. Dans nos sociétés actuelles, hystériser la vie politique d’un pays et ancrer le doute, la méfiance et le rejet du corps social dans la tête des citoyens peut s’avérer plus dommageable que de saboter une voix ferrée. Les réseaux sociaux sont bien plus efficaces qu’un lâcher de tracts !
Quels exemples concrets dans l’actualité récente permettraient-ils d’illustrer la nature perverse des organismes que le régime russe tente d’infiltrer dans notre paysage médiatique ? Le CSA a par exemple dénoncé à l’été dernier un reportage négationniste de RT France sur l’utilisation d’armes chimiques en Russie, pointant des manquements à l’honnêteté et à la rigueur de l’information, par exemple le fait que « la traduction orale des propos tenus par un témoin syrien ne correspondait en rien à ce qu'il exprimait à l'antenne ». Le CSA a adressé peu de mises en demeure à RT et SputnikNews pour le moment, là où le Royaume-Uni s’en prend régulièrement aux désinformations de la branche locale des media du Kremlin. Mais les cas de propagande et de manipulation de l’info par RT et SputnikNews sont nombreux. Ainsi de l’épisode où la télévision russe avait présenté un jeune parisien filmé en train de draguer lors d’une soirée évènementielle comme un migrant ensauvagé : le doublage des journalistes russes lui faisaient dire des obscénités et lui prêtaient des velléités de viol, quand il n’en était rien. Anecdote sans grande importance ? Ce genre de procédés marche dans le sens inverse : RT et SputnikNews diffusent par exemple en Europe des interviews de civils syriens ou de politiciens ukrainiens en leur faisant dire n’importe quoi, déclenchant des buzz sur les réseaux sociaux qui légitiment l’idée que les media mainstream mentent et cachent l’affreuse vérité au peuple. Et légitimant surtout l’agenda géopolitique de Vladimir Poutine et de son administration.
RT France était en 2017 la première source de désinformation parmi les media traditionnels, et était dans le top 15 des media les plus influents dans la désinformation tous supports confondus. Les intox d’origine russe ont eu relativement peu d’impact dans la campagne présidentielle, les media comme RT ou SputnikNews se contentant de faciliter la diffusion de mensonges et diffamations nées ailleurs avec plus ou moins d’influence réelle. La France a été bien moins touchée par ce genre de procédés que les États-Unis, le Royaume-Uni ou l’Allemagne. Cependant, les vidéos buzz qui diffusent une propagande odieuse sous un vernis de réinformation et de « lanceur d’alerte » ont un impact réel dans l’opinion publique. « On nous ment ! » « La vérité éclate au grand jour ! » « Poutine et Assad sont moins sanguinaires qu’Obama ou Macron ! » Le danger réside peut-être non dans le contenu de la désinformation, mais dans notre rapport à elle. Interrogé sur l’opposition entre la vision dominante des media occidentaux sur la guerre en Syrie et celle de media « alternatifs » comme ceux du Kremlin, Jean-Luc Mélenchon, qui s’est illustré en reprenant nombre de théories conspirationnistes et de fake news sur le sujet, déclarait par exemple que « la première guerre victime d’une guerre, c’est toujours la vérité », renvoyant dos à dos propagande pro-Assad et couverture médiatique occidentale du conflit syrien. Il est vrai que des gouvernements démocratiques occidentaux ont proféré des mensonges éhontés sur les dossiers internationaux, à commencer par les États-Unis, et que les media mainstream en viennent parfois à relayer tout et n’importe quoi par souci d’audience, y compris sur les dossiers internationaux sensibles. Mais relativiser l’impact des campagnes de propagande et de désinformation venant de dictatures au motif que l’objectivité médiatique n’existe pas est un véritable danger. On allons-nous si nous décidons de mettre à égalité un régime qui cache des crimes de guerre et en commet lui-même et des rédactions médiatiques libres qui se contentent de chercher le buzz ? Si nous donnons autant de crédit à des négationnistes et des colporteurs de mensonges cherchant à déstabiliser l’opinion publique qu’à des journalistes professionnels ? Si pire que tout, nous considérons que l’esprit critique et la vie démocratique peuvent se nourrir du regard d’un régime qui intimide, emprisonne ou tue les journalistes qui ne se soumettent pas à lui ? La démultiplication des sources d’information et la rapidité de celle-ci, caractéristiques de notre époque, étaient censées contribuer au renforcement de l’esprit critique des citoyens et fragiliser les discours de propagande. C’était sans compter sur le potentiel d’adaptation de régimes autoritaires qui devaient ne pas survivre à la démocratisation médiatique, mais qui retournent contre les démocraties l’une de leurs meilleures armes. Propagande et déstabilisation ont devant elles un futur radieux ; les nouvelles technologies ouvrent des scen arii particulièrement inquiétants.
Comment la technologie pourrait amplifier la désinformation et la propagande des régimes autoritaires et organisations terroristes au sein des démocraties
Depuis la campagne du Brexit et l’élection présidentielle américaine de 2016, combien d’articles et de livres ont-ils été écrits pour interroger les notions de fake news, faits alternatifs, post-vérité et autres innovations sémantiques ? Au-delà de ce nécessaire débat, penchons-nous sur les dangers que représentent les nouvelles technologies en termes de manipulation de l’information et d’intoxication médiatique. Le phénomène des deep fake (ou deepfake) en est une parfaite illustration. Ces vidéos truquées atteignent un degré inédit de réalisme grâce à l’emploi d’une intelligence artificielle permettant notamment d’incruster le visage d’une personnalité ou de modifier les expressions de son visage. Une vidéo de Buzzfeed montrant un Obama plus vrai que nature qualifiant son successeur à la Maison-Blanche de « grosse merde » avait ainsi fait le tour du monde. Encore s’agissait-il d’un contenu réalisé pour montrer l’incroyable potentiel de supercherie des deepfake, mais d’autres de ces vidéos truquées avaient des visées moins nobles. Ainsi d’un faux revenge porn mettant Emma Watson dans une situation dégradante. On a vu que les services de Vladimir Poutine étaient adeptes des kompromat pornographiques : qu’en sera-t-il lorsqu’il sera possible pour une agence gouvernementale de détruire avec une violence inédite l’image d’un chef d’État « surpris » dans une situation gênante dont il sera difficile de prouver ou non l’authenticité ? Les deepfake vont permettre de réaliser des contenus humoristiques géniaux, mais peuvent représenter un énorme danger démocratique, surtout s’ils sont détournés par des puissances et intérêts menaçant la sécurité publique. Il est aujourd’hui relativement simple de détecter ce genre de hoax particulièrement poussés. Les fulgurants progrès en matière d’IA vont cependant rendre infernale la tâche des journalistes et de l’opinion publique. Réaliser un deepfake de plus ou moins bonne qualité est à la portée du plus grand nombre. Mais un groupuscule terroriste ou un État hostile dotés de moyens conséquents pourront bientôt faire de gros dégâts informationnels en attribuant des propos scandaleux à des responsables publics, voire en reconstituant des scènes de guerre hyperréalistes. Ce n’est pas une législation pantouflarde de la Commission européenne qui protégera nos démocraties de ce type de menaces.
Quels sont les autres technologies et procédés qui pourraient être utilisés dans le cadre d’une guerre de l’information ? Un article de qualité paru sur le site de l’Institut Sapiens en énumère quelques-uns, souvent déjà appliqués par la Russie. La « cinétisation », qui comme le rappelle l’auteur a été testée en Crimée, revient à agir sur les réseaux physiques notamment par le sabotage ou le piratage. La « personnalisation », expérimentée par la Russie en Ukraine et dans les États baltes, est une action de démoralisation qui utilise les nouvelles technologies. La « normalisation » consiste en une extension des media de propagande. La « proxysation » ne pouvant avoir que peu d’impacts en Europe et aux États-Unis du fait des équipements technologiques locaux, Moscou l’utilise davantage dans des régions plus accessibles. On a vu que la guerre de l’information russe visait aussi les pays d’origine des diasporas installés en Occident, elle peut également viser des régions du monde plus ou moins hostiles vis-à-vis des anciens colonisateurs ou des « impérialistes ».