Quand Erdogan et l’AKP s’emploient à déstabiliser l’Europe de l’intérieur
Soutien à des réseaux politico-religieux s'infiltrant aux plus hauts niveaux, propagande et politiques d'influence, campagnes de déstabilisation... Erdogan et son État-parti attaquent les démocraties européennes de l'intérieur.
Soutien à des réseaux politico-religieux s'infiltrant aux plus hauts niveaux, propagande et politiques d'influence, campagnes de déstabilisation... Erdogan et son État-parti attaquent les démocraties européennes de l'intérieur.
Le travail de sape de la Turquie d’Erdogan au sein des sociétés européennes
Les réseaux pro-Erdogan en France ont obtenu une couverture médiatique inédite en mai 2018, lorsque des partisans du Reis s’étaient attaqué en plein jour à notre liberté d’expression. Le Point avait osé consacrer la « Une » d’un de ses numéros au chef d’État turc, qualifié de « dictateur ». Au Pontet, près d’Avignon, un kiosquier s’était ainsi vu intimer de retirer les affiches de l’hebdomadaire par des partisans d’Erdogan, d’autres soutiens du président turc s’en prenant à des kiosques dans plusieurs villes de France dont Valence ; des insultes et menaces de mort avaient été envoyées à la rédaction du Point, tandis que les réseaux pro-AKP se déchaînaient sur les réseaux sociaux. De tels comportements constituent des cas isolés, mais ils sont motivés par une véritable offensive du régime turc qui s’efforce de garder le contrôle sur ses ressortissants, pour les pousser à se séparer de la société de leur pays d’accueil, voire à pratiquer contre elle une forme de « résistance ». La Turquie actuelle constitue un exemple éloquent de démocrature agissant ouvertement contre les États européens, élaborant une stratégie de fragilisation du corps social et de retournement des populations immigrées contre les sociétés au sein desquelles elles ont vocation à s’intégrer.
L’État-parti d’Erdogan parvient à infiltrer ses réseaux dans des instances nationales européennes d’importance. Ainsi l’actuel président du Conseil français du Culte musulman (CFCM), Ahmet Ogras, connu pour ses déclarations ambiguës notamment sur Charlie Hebdo et pour ses fréquentations islamistes, est-il un proche du pouvoir turc et un ancien dirigeant de la branche française de l’UETD, qui instrumentalise l’islam pour garder les diasporas turques d’Europe dans le giron d’Ankara et renforcer le poids de l’AKP. Les Frères musulmans, qui rencontrent plus de déconvenues qu’on ne le croit dans le monde musulman, se tournent vers l’Europe avec la bénédiction et l’appui de la Turquie. Parmi l’impressionnant réseau de mosquées gérées par le Ditib (rattaché au ministère turc des Affaires étrangères), certains lieux de cultes sont animés par des imams radicaux. Les purges de grande ampleur et la répression qui ont suivi le coup d’État manqué du 15 juillet 2016 se sont invitées en France, l’AKP se servant de ses réseaux politiques et religieux en Europe pour traquer des opposants réels ou supposés, important chez nous des méthodes de régime autoritaire. L’actuel ambassadeur d’Ankara à Paris, Ismaïl Hakki Musa, était il y a quelques années un haut responsable du MIT (Millî Istihbarat Teskilati), les puissants services secrets turcs qui ont probablement trempé dans l’assassinat de trois militantes kurdes dans notre capitale en janvier 2013. Les services secrets turcs, connus pour ne dépendre réellement que d’Erdogan, se comportent comme une organisation criminelle lorsqu’il s’agit de rendre intenable la vie de certains opposants « nuisibles » expatriés en Europe. Plus largement, en Allemagne notamment, les réseaux d’Erdogan encouragent la désintégration du corps social en incitant la diaspora turque au repli communautaire, contre la société allemande mais surtout contre celles et ceux qui veulent concilier librement identité turque et adaptation au mode de vie allemand. Autant d’attaques directes contre des Français, des Européens d’origine turque qui ont choisi de vivre sous nos lois, et contre notre souveraineté. L’Europe peut-elle tolérer de tels agissements sur son sol ?
Autre exemple de l’ingérence du régime d’Ankara dans nos démocraties : l’enseignement primaire et secondaire, qui devrait être un sanctuaire républicain et un premier lieu d’éveil à la citoyenneté. Je peux apporter sur ce point un témoignage personnel. Lorsque j'étais au CM2, le film L’Armée du crime (2009), réalisé par Robert Guédiguian, faisait beaucoup parler de lui notamment pour sa manière d’évoquer le souvenir du génocide arménien. On pouvait ainsi entendre, dans la cour de mon école primaire, certains enfants de la diaspora turque réciter sans vraiment savoir de quoi ils parlaient que le génocide des Arméniens était un mensonge et qu’on s’attaquait à la Turquie, le tout en invoquant des notions et des références bien trop compliquées pour des écoliers de onze ans. Comment en est-on arrivé là ? La cause est à chercher en partie dans le programme des cours de turc délivrés en EILE (anciennement ELCO), ces enseignements soupçonnés dans certains cas de favoriser le communautarisme et qu’Ankara a transformé en cours de propagande. Faute de personnel qualifié pour enseigner le turc – parlé par 200 millions de locuteurs à travers le monde sous divers dialectes, la France autorise la venue d’enseignants payés par l’État turc, qui sont de plus en plus majoritairement des militants de l’AKP voire des bigots formés à l’école coranique. Peut-on tolérer qu’un régime autoritaire profite de partenariats d’éducation pour délivrer à des écoliers français un message hostile aux valeurs républicaines et à la cohésion sociale, alors que la France a l’une des plus belles diasporas turques d’Europe ?
Quand Erdogan et l’AKP s’impliquent dans la vie démocratique de l’UE
Erdogan courtise particulièrement la diaspora turque en Europe, et celle-ci le lui rend bien. Le quasi-dictateur a recueilli 65% des suffrages chez les Turcs d'Allemagne autorisés à prendre part au vote, et pratiquement 64% chez les électeurs établis en France. Certes, Erdogan a obtenu des scores plus mitigés au sein des diasporas britannique, italienne ou espagnole. Mais il a recueilli 72% en Autriche et aux Pays-Bas, et jusqu'à 75% en Belgique où les islamistes continuent de s'installer dans le paysage politique. Que des citoyens – ou du moins des résidents – soutiennent aussi massivement un tel dirigeant en dit long sur la capacité d’intégration et de séduction de nos démocraties actuelles. Quel échec pour l’inclusion de certaines communautés immigrées au sein du Vieux Continent ! Mais il faut avant tout y voir l’œuvre de notre propre lâcheté face à un sultan d’opérette qui intervient comme bon lui semble dans la vie de la Cité européenne. Lors des législatives de novembre 2015 – qui visaient à redonner à l’AKP la majorité qu’il avait perdue au début de l’année –, marquées par des violences qu’Erdogan avait largement favorisées, le président turc était par exemple venu tenir un meeting au zénith de Strasbourg. Devant plusieurs milliers de supporters – souvent uniquement de nationalité française, belge ou allemande – agitant le drapeau turc et scandant des slogans nationalistes et religieux, le Reis avait centré son discours sur le terrorisme. Mais en assimilant le terrorisme aux revendications même pacifiques des Kurdes et au parti d’opposition démocratique HDP, plutôt qu’à l’État islamique pour lequel Erdogan n’eut pas un seul mot. Daesh avait commis un premier attentat à Suruç (Turquie), en commettrait un autre une semaine plus tard à Ankara et sèmerait la mort dans Paris le 13 novembre, mais le dirigeant turc était à l’époque particulièrement ambiguë vis-à-vis de cette organisation qui arrangeait en partie ses affaires.
Rappelons-nous surtout la manière dont Erdogan avait traité les Européens lors de sa campagne pour le référendum d’avril 2017, qui lui a légalement conféré les pouvoirs quasi-dictatoriaux qu’il exerce aujourd’hui. Certains estiment d’ailleurs que ce scrutin entaché d’irrégularités et de vices de procédure a été remporté grâce au vote des expatriés et immigrés binationaux résidant en Europe, et qui ont plébiscité le tournant autoritaire de la Constitution turque. Le Reis avait envoyé quelques uns de ses ministres pour faire campagne auprès des expatriés. Après que les Pays-Bas aient préféré éviter d’accueillir un meeting de son ministre des Affaires étrangères, Mevlüt Cavusoglu, RTE s’était livré à un chantage hallucinant avant de traiter le pays d’Anne Frank d’État aux vestiges nazis, dirigé par des fascistes. Dans le but sans doute d’hystériser les communautés turques balkaniques, ce champion de la déstabilisation était allé jusqu’à accuser les Pays-Bas du massacre de Srebrenica, prenant le risque de déclencher des troubles en Bosnie. Toujours au cours de la campagne, Erdogan se permit d’enjoindre les Allemands d’origine turque et les binationaux à ne plus voter pour les principaux partis d’Allemagne, taxés « d’ennemis de la Turquie », après avoir insulté au passage les dirigeants allemands en position de faiblesse du fait des accords passés avec Ankara sur la gestion des flux migratoires. Si le maire de Strasbourg avait refusé un nouveau discours d’Erdogan dans sa ville, la France a autorisé un meeting de Cavusoglu à Metz en pleine passe d’armes entre les Pays-Bas et la Turquie. N’aurait-il pas fallu un minimum de solidarité européenne face aux provocations d’Ankara ?
L’Alsace, où vit une forte diaspora turque – dont les membres sont, soulignons-le, en majorité intégrés dans la communauté nationale et attachés aux valeurs républicaines, est un laboratoire français de la stratégie d’infiltration du régime turc. Nous avons vu qu’Erdogan pouvait y tenir ses discours nauséabonds et y être acclamé comme s’il était chez lui. Le soir de sa réélection, en juin 2018, des partisans du dirigeant autoritaire se sont réunis en bas du consulat général de Turquie à Strasbourg, où ils ont bloqué l’une des principales avenues de la capitale européenne des Droits de l’Homme pour y crier « Allah akber » avec le fameux Dombra Erdogan à fond la caisse. En passant devant la Grande Synagogue voisine, j'ai vu des jeunes supporters d'Erdogan gonflés à bloc proférer des propos nauséeux devant ce lieu de culte et de mémoire si symbolique, interpellant des Juifs portant la kippa ou d'autres signes distinctifs pour les traiter de « sionistes » sur un ton intimidant. Dans la région, les réseaux pro-Erdogan ont réussi à s’implanter dans l’ombre. Le Parti Égalité Justice, controversé du fait de ses liens avec l’AKP, ne pèse pratiquement rien sur le plan électoral et concentre l’attention médiatique. Mais certains de ses cadres et militants sont, malgré leur faiblesse politique, actifs dans la méta-politique où ils ont plus de succès. Ils apportent leur contribution à la version CCIF de la « lutte contre l’islamophobie » et pratiquent l’entrisme culturel et associatif, se rallient à des causes populaires comme la défense de la Palestine ou la promotion du multiculturalisme. Ils y contribuent à diffuser des éléments de langage et des narratifs « antisionistes », « anti-racistes », « décoloniaux », apportant un vernis altermondialiste et gauchisant à des discours évidemment antisémites, anti-occidentaux et anti-républicains, lesquels mettent généralement moins d'un an à s'ancrer dans l'imaginaire politique et le vocable d'une bonne partie de la Gauche.
De telles initiatives, si elles sont pour le moment marginales en France, obtiennent de premiers résultats ailleurs en Europe. Aux Pays-Bas, le mouvement Denk, qui a obtenu 2% des voix et 3 représentants nationaux aux dernières élections législatives, est un parti soutenu et financé par le pouvoir turc et qui s’est d’abord présenté comme une formation de gauche engagée dans l’antiracisme et la promotion du multiculturalisme. On notera que le discours de Denk en faveur des revendications féministes, LGBTQI+ ou son attrait pour l'intersectionnalité ont cédé la place, une fois des élus obtenus, à un tournant conservateur plus en phase avec les préceptes islamiques traditionnels... L’ingérence électorale d’Erdogan profite à l’entrisme d’islamistes qui n’ont parfois pas de rapport avec la Turquie. À l’instar du parti belge ISLAM qui a révélé son vrai visage aux dernières élections locales ou de la liste NIDA à Rotterdam, les partis et ONG que l’on croyait voués à être marginaux se servent de relais associatifs et culturels comme ceux qu’entretient Ankara en Europe. S’il faut se garder des fantasmes et des analyses hâtives, force est néanmoins de constater qu’un travail de sape s’opère au sein des démocraties européennes, dans des proportions plus grandes qu’on ne l’a longtemps cru.