L’impensé de notre contrat social : rater notre adaptation à la révolution technologique va-t-il faire de nous des proletarii ?
Une adaptation subie de notre contrat social à la révolution technologique pourrait donner une nouvelle dimension aux inégalités, en ravalant une partie de la population aux rang de "proletarii" jugés inutiles au collectif.
On ne peut penser le futur des démocraties européennes sans aborder leur aspect contractuel, c’est-à-dire le contrat social qui les conditionne et qui a une place particulière dans une France qui consacre le tiers des richesses qu’elle produit à la soutenabilité de son système de protection sociale. Les transformations technologiques évoquées plus haut n’adviendront pas dans un univers de science-fiction, mais dans un futur proche où il y aura toujours une Sécu, des caisses de retraite, des organismes d’aide à la formation professionnelle et à la recherche d’emplois, et une école publique qui devra préparer les enfants des années 2030 au monde de 2050.
Regardons d’abord du côté de l’économie. La formation professionnelle, l’assurance-chômage et le marché du travail, entre autres, vont être complètement redéfinis. Nos politiques de santé, de prise en compte de la dépendance et de la perte d’autonomie, notre couverture du handicap, vont davantage changer en vingt ans qu’elles ne l’ont fait ces soixante-dix dernières années. Notre système productif, de l’industrie manufacturière aux services, devra peut-être changer ses fondamentaux face à l’automatisation de nombreuses tâches, à l’industrialisation et à la montée en puissance des IA, et au transfert de certaines responsabilités vers elles, à l’émergence d’une catégorie toujours plus forte de consommateurs-producteurs, etc. Autant de révolutions qui présentent souvent davantage d’opportunités que de risques malgré les fantasmes qui les entourent : l’industrie 4.0, la silver economy, la redéfinition du salariat, du système financier ou celle des chaînes de valeur ne mèneront ni au chômage de masse, ni à la précarisation généralisée de la population active si nous savons les anticiper et agir dans le sens de l’histoire. À en croire les thuriféraires de la « fin du travail », qui érigent le revenu universel en seule solution dans un monde où le taux de chômage serait au bas mot le triple de ce qu’il est aujourd’hui, les robots ressemblent à des immigrés du futur venus piquer notre boulot et notre pain, mais cette perception est erronée. Les zones où l’automatisation et la robotisation sont les plus abouties sont d’ailleurs celles où le chômage est le plus bas. Du Mittelstand allemand aux chaebols sud-coréennes en passant par les parcs industriels suisse et suédois, il y a bien un lien de cause à effet entre augmentation du parc robotique et création d’emplois dans le secteur manufacturier ainsi qu’en aval et en amont dans d’autres secteurs. Il n’est donc pas dit que les transformations technologiques mèneront à un cauchemar.
Le risque d’une adaptation par le bas aux révolutions technologiques, qui se solderait par des destructions d’emplois à très grande échelle et des phénomènes d’exclusion sociale plus forts et plus durables, existe pourtant. Imaginons que la France et l’Europe échouent à embrasser les évolutions technologiques évoquées plus haut, et que des pans entiers de la population active aient des difficultés bien plus fortes qu’aujourd’hui à se reconvertir. L’enjeu serait alors de se préparer à une société où des millions de citoyens seraient marqués du sceau de… l’inutilité. L’une des composantes essentielles des démocraties est aussi la contribution de chacune et chacun au Bien public. Le symbole de cette nécessité de contribution est aujourd’hui l’impôt, qui n’est d’ailleurs payé sous une forme directe que par une minorité de contribuables en France, ce qui pose selon la formule employée il y a quelques jours par Rafik Smati un risque de « prolétarisation » au sens antique du terme. Mais lorsque toute une partie de la population ne sera potentiellement pas capable d’être complémentaire de l’IA, d’avoir une valeur ajoutée face à l’efficacité des nouvelles technologies ou de se conformer aux nouveaux rythmes d’évolution de la vie professionnelle et du monde du travail, elle pourrait être considérée comme inutile au reste du corps social. Ce qui augurerait des débats bien plus anxiogènes que les actuelles questions relatives à la solidarité et « l’assistanat », et constituerait un fait social bien plus violent que les expressions actuelles du mépris de classe. De tels scenarii n’adviendront pas forcément. Mais il faut les prendre en compte.