L’illusion de la fin des grands conflits : quelques objections aux arguments les plus répandus

Les phénomènes et facteurs censés nous conduire à la « pacification historique » de l'humanité sont-ils plus crédibles que ceux avancés par le passé ?

L’illusion de la fin des grands conflits :
quelques objections aux arguments les plus répandus

Les phénomènes et facteurs censés nous conduire à la « pacification historique » de l'humanité sont-ils plus crédibles que ceux avancés par le passé ?

Ceux qui sourient à la lecture des philosophes des Lumières qui voyaient les progrès de leur époque amener la paix et l’amitié entre les peuples, qui critiquent Fukuyama sans l’avoir lu, sont souvent les mêmes que ceux qui trouvent visionnaires les prophètes de l’Europe unie. Les prophéties et réflexions annonçant la fin des guerres se sont succédé sans discontinuer ces derniers siècles : il y en a toujours aujourd’hui, à la différence qu’elles reposent plus sur des considérations matérielles et une certaine lecture de l’histoire plutôt que sur une foi dans le progrès et la Raison. Ces théories justifiant une inévitable pacification du monde dans les prochaines décennies, ou du moins la fin des grands conflits, sont encore bien ancrées dans le débat public, mais reposent sur des acquis ou des suppositions fragiles. En voici quelques unes parmi les plus répandues.

Le commerce n’adoucit pas toujours les mœurs

Parmi les phénomènes censés contribuer à la pacification de l’humanité, l’extension et l’intensification du commerce international sont régulièrement cités. Au-delà de l’aspect local, la mondialisation des échanges rendrait les économies trop imbriquées et trop interdépendantes pour s’infliger des dommages mutuels. Montesquieu écrivait déjà que

« l'effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes: si l'une a intérêt d'acheter, l'autre a intérêt de vendre; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels […]. »

Pour reprendre l’un des lieux communs du récit de la construction européenne, les pays fondateurs de la future UE n’ont-ils pas sciemment accru leur propre interdépendance pour prévenir tout risque de conflit entre eux, notamment au travers de la CECA ? De même, nombre d’ensembles régionaux entendent prévenir les risques de conflit en renforçant leurs liens commerciaux, permettant également de désenclaver des territoires qui pourraient facilement être déstabilisés ou amenés à l’insurrection.

Pourtant, l’essor du commerce, même dans les proportions que nous lui connaissons, est loin d’être une assurance contre le retour des conflits, y compris majeurs. Certaines périodes de forte croissance commerciale ont été interrompues par des « disruptions » autrement plus violentes qu’une crise financière ou qu’un épisode de protectionnisme. Ainsi de l’embellie commerciale des dernières décennies du XVIIIe siècle que beaucoup voyaient comme annonciatrice d’une période de paix, interrompue par des révolutions des deux côtés de l’Atlantique et quinze ans de Guerres napoléoniennes ; ainsi du formidable essor commercial qui a précédé le suicide européen de 14-18, sur lequel nous aurons l’occasion de revenir. Il s’agit là de précédents anciens, mais l’histoire récente présente quelques ressemblances. Le commerce reste conditionné par la sécurité de l’environnement dans lequel il s’exerce. À titre d’exemple, on croit souvent que la nouvelle phase de mondialisation née au tournant des années 1980-1990 est le fruit des seules politiques de déréglementation et de favorisation des échanges, et que ces dernières ont accéléré l’achèvement de la Guerre froide. Une analyse géohistorique plus poussée montre que c’est plutôt la fin de la Guerre froide qui a permis une accélération beaucoup plus forte du processus de mondialisation des échanges, les États-Unis de Ronald Reagan ayant davantage épuisé l’URSS en jouant de sa surextension impériale (imperial overstretch) et de son incapacité à continuer la course aux armements qu’en creusant l’écart de croissance et de développement. De même, nous avons vu que la « grande stratégie » commerciale de la Chine, matérialisée par la BRI, répond en grande partie à des contraintes militaires, quand à l’inverse les ambitions militaires de l’Inde reposent sur des enjeux commerciaux. Si les partenaires commerciaux sont de plus en plus interdépendants, ils sont également dépendants d’infrastructures et de routes marchandes dont la destruction ou l’obstruction nuirait à leurs intérêts. L’Europe, avec Atalante, est aujourd’hui active face à la piraterie qui sévit sur les routes commerciales au large de la corne de l’Afrique ; demain, lui faudra-t-elle protéger des canaux commerciaux ou d’approvisionnement vitaux ?

On observe que la maîtrise des routes de transit, dont l’importance croit au fur et à mesure de la croissance des échanges et de l’extension du marché, est à la fois au cœur de nombreuses tensions et à la source de conflits hybrides sur toute la planète. Mais plus largement, la mondialisation marchande est source de troubles sécuritaires et de conflits de différents types, lesquels empruntent les canaux du commerce global à la fois comme un moyen et comme une fin. Évoquer les troubles causés par l’accroissement des échanges dans le monde entier, de l’Amérique latine et centrale ensanglantée par les guerres de cartels aux tensions en Asie du Sud-Est, en passant par la déstabilisation de l’Asie centrale ou les conflits pour le contrôle des ressources du sous-sol en Afrique subsaharienne, prendrait des heures. Aborder la dégradation de la sécurité intérieure en Europe causée par les flux commerciaux (il)licites serait tout aussi long. Résumons cependant les situations conflictuelles liées au commerce international qui concernent les périphéries du Vieux Continent. Les zones de guerre du Sahel coïncident avec la disposition de routes commerciales qui remontent parfois au Moyen Âge, à l’époque où l’Empire du Mali sous Soundiata Keïta et Kanga Moussa, tirait sa richesse de l’or, du sel et des esclaves. Celles-ci concernent aujourd’hui le transit de ressources vitales – hydrocarbures, uranium, mais servent aussi au trafic de drogue, au périple de migrants qui se font clandestins en Europe lorsqu’ils ne se font pas réduire en esclavage sur les côtes libyennes, et à la circulation d’armes qui ne sont pas toutes issues de la chute de la Jamahiriya de Kadhafi, le jihadisme étant actif dans la région au moins depuis 2003. La corne de l’Afrique, mais aussi le Golfe d’Aden et le Golfe de Guinée voient les actes de piraterie repartir à la hausse. Dans le Grand Nord, où se font déjà jour des litiges frontaliers et des projets concurrents d’exploitation des réserves d’hydrocarbure (l’Arctique recèlerait 30% des réserves mondiales de gaz et 13% des réserves de pétrole), la fonte des glaces pourrait rentabiliser des projets de routes commerciales dont il faudrait assurer le contrôle. On ne s’attardera pas sur les tensions et affrontements pour le contrôle de ressources-clés des échanges mondiaux, qui vont évidemment se démultiplier dans les prochaines décennies. On notera cependant que nombre de conflits ou de troubles qui seront causés par l’enjeu énergétique concerneront l’Europe d’une manière ou d’une autre, avec des conséquences potentiellement désastreuses pour l’économie et la souveraineté du Vieux Continent.

On pourrait objecter que les affrontements liés au développement du commerce et évoqués ici sont loin d’avoir l’ampleur des grandes guerres du passé. Mais il faut se tourner vers le temps long. D’éminentes recherches en Histoire globale et en Histoire connectée montrent que le commerce et la guerre se sont davantage nourris que nui au cours de l’histoire. Les thalassocraties italiennes (Venise et Gênes au premier chef) se sont par exemple affrontées pour des raisons commerciales, comme avant elles diverses puissances marchandes de l’Antiquité méditerranéenne. La mondialisation, si l’on considère qu’elle a réellement démarré au XVe siècle, a été accélérée par les conflits pour l’hégémonie commerciale (ainsi des affrontements entre Provinces-Unies et Portugal au XVIIe siècle). Montesquieu a écrit ses théories sur le « doux commerce » pacificateur en 1748 : bien qu’elles trouvent encore preneur, elles avaient été invalidées peu après leur publication. Le volet franco-britannique de la guerre de Sept Ans (1756-1763), que d’aucuns considèrent à l’instar de Churchill comme le vrai premier conflit mondial, n’avait en effet pas pour objet les « arpents de neige » du Canada comme le pensait Voltaire, lui aussi convaincu que le commerce était facteur de paix, mais des enjeux commerciaux d’une extrême importance qui ont installé la domination du monde anglo-saxon sur le reste de la planète. Or, à bien y regarder, les puissances commerciales ascendantes, nourrissant à peu près toutes des ambitions militaires, poursuivent des stratégies qui rappellent celles des puissances commerciales et impériales précédemment citées. L’Asie-Pacifique et les pays du Golfe rappellent autant l’économie-monde européenne des XVe-XVIIIe siècles que l’Europe de 1914… Le développement exponentiel du commerce et des échanges à tous les niveaux n’est donc pas nécessairement une garantie contre l’expansion de la violence de masse et le retour de grands conflits. Certains observateurs ont dressé un parallèle entre la guerre commerciale lancée par l’Administration Trump et les tournants protectionnistes qui ont été à la fois la cause et la conséquence de la radicalisation des nationalismes et de la marche à la guerre dans les années 1910 et 1930. De manière plus globale, l’Europe devrait se rappeler que des tensions internationales peuvent s’exacerber y compris dans un monde ouvert et structuré par un commerce plus ou moins libre et réciproque.

Menace de conflits à grande échelle : quand les penseurs des années 2010 rappellent ceux des années 1880

L’écrasante majorité des figures du débat public français et européen réfutent l’idée que le pire peut à nouveau arriver dans un monde où personne ne veut ruiner les résultats de plusieurs décennies de croissance et de développement, où les grandes puissances militaires n’ont aucun intérêt à utiliser pleinement leur immense potentiel de destruction. Ils devraient s’intéresser aux travaux de Jan Gotlib Bloch (parfois francisé en Jean de Bloch). Cette grande figure industrielle et financière de l’Europe du XIXe siècle, né dans la partie annexée par l’Empire Russe de la Pologne, était aussi un intellectuel pacifiste qui s’est penché sur le futur de la guerre tel qu’on pouvait l’imaginer dans le dernier quart du XIXe siècle. Ses écrits sont largement inconnus, hormis d’une poignée d’experts qui vulgarisent malheureusement peu leurs recherches. Bloch avait mené une réflexion interdisciplinaire, étudiant aussi bien le formidable potentiel des nouvelles sociétés industrielles (technologie, infrastructures, management et organisation du travail, optimisation et massification des processus de production, croissance démographique et urbanisation, modernisation de la finance, extension du commerce international…) que les nouveautés dans le domaine militaire.

Observateur assidu des relations internationales, Jan Gotlib Bloch avait pu voir l’émergence d’un nouveau type de guerre apparu avec les guerres de Crimée et de Sécession se concrétiser plus près de chez lui avec la Guerre des Duchés (1864), la guerre entre la Confédération de l’Allemagne du Nord et l’Autriche (célèbre pour la victoire prussienne à Sadowa en 1866), puis la terrible Guerre de 1870 entre la France et le futur Empire allemand. Dans Impossibilités techniques et économiques d’une guerre entre grandes puissances et surtout La Guerre future aux points de vue technique, économique et politique, il avançait avec des arguments convaincants l’idée qu’un conflit à grande échelle entre des géants comme la France, l’Empire britannique, les Empires centraux d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie, l’Empire russe et l’Italie, serait tellement suicidaire ne serait-ce que sur le plan économique qu’elle en devenait impossible, ou en tout cas impensable.

Nous avons vu plus haut que la mondialisation est aujourd’hui vue par beaucoup comme un obstacle aux grands conflits. Le commerce international dans les années 1900-1910 avait pourtant, malgré les divers épisodes de protectionnisme, les tensions géopolitiques et l’insuffisance de certaines infrastructures, ouvert la voie à ce que de nombreux historiens considèrent comme une mondialisation aboutie. Si comme évoqué plus tôt « le commerce adoucit les mœurs » (on dit même que l’armée française continuait à habiller ses soldats avec des pantalons garance car elle achetait la teinture aux Allemands, ce qui équivalait à un geste de paix), celui-ci avait en tout cas créé un niveau d’interdépendance suffisamment fort pour que les principaux partenaires commerciaux n’aient pratiquement aucun intérêt à se faire la guerre. N’est-ce pas encore une fois l’un des arguments avancés pour décrédibiliser l’hypothèse d’un conflit entre les pays moteurs de la mondialisation, ou un conflit entre pays d’importance moindre mais capables de déstabiliser l’organisation du commerce international ?

À la Belle Époque, il était clair que l’ampleur de la productivité industrielle, l’explosion de la taille des villes et la démultiplication de la main-d’œuvre devaient aussi conduire à une industrialisation rapide des conflits : Bloch a vu juste lorsqu’il imaginait les grandes puissances mettre à contribution des millions d’ouvriers (ou plutôt d’ouvrières du fait de la mobilisation) pour produire en quantité astronomique armes et munitions. Mais il s’est hélas trompé en croyant que la perspective de transformer la guerre en une gigantesque compétition industrielle, où les obus pleuvraient par milliards et où les hommes mourraient par millions, où des villes immenses seraient réduites en océans de ruines et des sociétés prospères plongées dans la pénurie, serait trop rebutante. Il s’est également trompé en croyant (ou en voulant croire) que les terrifiants progrès de l’armement (cadence de tir et maniabilité des fusils, puissance de feu de l’artillerie, développement d’armes nouvelles de la mitrailleuse aux gaz de combat…) auraient un aspect dissuasif. Beaucoup de gens ont cru, à partir des années 1880, que le potentiel destructeur d’armes sans cesse améliorées interdirait toute tentative de s’en servir un jour. Un discours que l’on semble entendre aujourd’hui encore. Certes, la puissance diabolique des armes nucléaires actuelles n’a rien à voir avec la puissance de feu d’un canon Krupp, d’une mitrailleuse gatling ou de fusils Lebel ou Dreyse, pour prendre des exemples d’armes de la Belle-Époque, et leur emploi reste peu probable. Il y a en effet une différence entre saigner à blanc toute une classe d’âge masculine comme au cours de la Grande Guerre, et compromettre l’existence terrestre de l’humanité. Mais n’allons pas croire que la dissuasion nucléaire, qui nous a jusqu’ici évité sans doute bien des malheurs, suffise à elle seule à empêcher les puissances militaires de demain d’utiliser leur arsenal conventionnel dans des proportions dignes des affrontements du passé.

Un autre argument avancé à l’époque de Jan Gotlib Bloch semble étrangement contemporain : l’idée que la sophistication des armes, au-delà de leur aspect meurtrier, les rend trop difficiles à concevoir, trop chères à fabriquer en termes de coût et de matériaux, inaptes à être utilisées en masse. Pour en revenir à un aspect macroéconomique, n’oublions pas non plus que les futurs belligérants de 14-18 avaient un niveau de dépense publique extrêmement faible comparé à aujourd’hui (l’Allemagne faisant à l’époque exception par la générosité de sa politique sociale) ; ils étaient rarement enclins au dirigisme économique et souvent soucieux de maintenir l’ordre social en place. L’hypothèse que ces États se livrent à une guerre mobilisant l’ensemble de l’économie, brisant le fonctionnement de sociétés hiérarchisées, était difficilement recevable : pourtant, les belligérants sont entrés dans une guerre totale qui a radicalement changé la structure même de leurs économies. À comparer avec l’idée récente que des économies développées où les dépenses de protection sociale et de fonctionnement des services publics pèsent très lourd ne pourront jamais renouer avec l’effort de guerre. En bref, les ides de Jan Gotlib Bloch mériteraient d’être relues par les Européens du XXIe siècle, ayant en tête les souffrances de l’Europe du XXe siècle.

Démocratie, développement et démographie marginaliseront-ils la guerre ?

Les forces de paix censées éloigner de nous le spectre de la guerre ne manquent pas, et font régulièrement l’objet d’études poussées. Les statistiques vont souvent dans le sens d’une marginalisation du phénomène guerrier (baisse du nombre de conflits de tous types, baisse du nombre de morts relativement à la population, rôle vertueux de facteurs externes dans la réduction de la violence…). Les comparaisons historiques aussi (le fait qu’aucun membre de l’ONU n’ait rayé son voisin de la carte dans une guerre de conquête, ou encore que des conflits entraînant la disparition de pans entiers de la population comme la révolte d’An Lushan ou la Guerre de Trente Ans ont eu lieu avant les deux Guerres mondiales, et n’ont pas resurgi depuis). En 2012, le politologue et expert en relations internationales Bruno Tertrais proposait dans un article très étayé, The Demise of Ares – The End of War as we know it ?, une théorie empirique pour expliquer la raréfaction de la violence et des conflits : les « three D’s: democracy, development, and demography ». Ces « three D’s » approfondissant des pistes déjà explorées par de nombreux autres chercheurs et parfois entrées dans le débat public, elles méritent d’être étudiées.

La démocratie, tout d’abord. Nous avons en effet vu que les démocraties sont des régimes fondamentalement conservateurs et peu enclins à verser dans une escalade guerrière. Tout semble montrer que les démocraties solides ne se font pas la guerre entre elles, les États ayant livré des guerres dans l’histoire récente (Pakistan, Yougoslavie des années 90, Liban…) n’étant pas des démocraties matures à ce moment. Les démocraties de la Belle-Époque qui ont opté pour le suicide collectif de 1914-1918 étaient notamment dans le cas des Empires centraux loin d’être des démocraties pleines. Les États en transition sont des terreaux à guerre civile, mais la consolidation démocratique (associée à un certain palier de développement économique) équivaut à une pacification intérieure, généralement durable. Plusieurs « imprévus » dans la marche vers la démocratisation du monde viennent cependant limiter ces avancées. Premièrement, on observe que les démocraties « matures » sont presque toutes membres d’organisations de sécurité collective telles que l’OTAN ou l’UE. Ensuite, si de nombreuses régions du monde voient toujours la démocratie et les libertés individuelles progresser, ces deux valeurs sont (disons depuis le tournant de 2014-2015) en recul dans des régions tendues, et même menacées dans certains de leurs bastions historiques. De plus, les passions populaires évoquées précédemment trouvent dans la démocratie un écho particulier. Parfois, ce sont les dirigeants qui font – s’ils en ont les moyens – avancer leur agenda géopolitique en surfant sur les émotions profondes de la population. D’autres fois, c’est le peuple qui pousse ses dirigeants à faire le pari risqué de la guerre, contre un « Erbfeind » étranger ou un ennemi intérieur. Pour aborder le problème dans l’autre sens, certains États au bord de la défaillance ne se maintiennent que par l’autorité du pouvoir central : leur démocratisation, pourtant salutaire, pourrait donner lieu à une dislocation violente. Enfin, il serait imprudent d’oublier que la démocratie – ou plutôt la culture démocratique – s’affirme parfois dans la violence, et pas seulement dans un cadre révolutionnaire. Nous sommes bien placés pour le savoir : la Nation française démocratique s’est réellement consolidée dans la défense de « la patrie en danger » au cours des Guerres de la Révolution, lesquelles ont vite pris un tournant messianique dont il est difficile de savoir s’il est la cause ou la conséquence de l’universalisme républicain. La France est devenue vraiment républicaine et a accéléré son unification nationale entre 1871 et 1914, hantée par l’humiliation de 1870 même quand il s’agissait de tourner la page, les yeux tournés vers la « ligne bleue des Vosges » même lorsque le revanchisme était minoritaire, réinventant son récit national et son sentiment d’appartenance démocratique à l’aune d’un nationalisme plus ou moins belliqueux. Aujourd’hui, la progression de la culture et du comportement démocratiques s’accompagne parfois d’un recul du pacifisme, bien qu’il soit difficile de savoir s’il s’agit d’un phénomène durable. La démocratisation du monde n’équivaut pas forcément à sa pacification ; et si tel est le cas en Europe, un conflit majeur initié par une puissance démocratique (probablement en Asie) ne manquerait pas de nous concerner directement.

Le développement, à présent. Il est avéré que l’amélioration des conditions de vie réduit le recours à la violence. Même si l’ensauvagement a atteint des sommets dans l’Europe développée des Guerres mondiales, on remarque que le développement économique a globalement des vertus pacificatrices. Passé un certain niveau de prospérité, le risque de conflits violents entre ou à l’intérieur d’États décline. On peut objecter que l’accession à un certain niveau culturel, inhérent au développement humain, ne rime pas avec l’ouverture à la paix (les jihadistes accomplis ne se recrutent pas majoritairement parmi les racailles incultes ; les cadres et exécutants des régimes totalitaires avaient en général une certaine culture politique et venaient de milieux plutôt éduqués). On peut avancer encore que si le développement économique contribue à éteindre les conflits intraétatiques ou les conflits interétatiques « miséreux », l’accession à un certain niveau de développement économique autorise des conflits de haute intensité. Il faut une assise financière, des infrastructures, une industrie d’armement, des formations et une maîtrise technologique toutes d’un certain niveau pour livrer une guerre majeure. Les États qui n’ont pas les moyens de leurs ambitions guerrières (on pense évidemment aux puissances émergentes d’Asie) passeront-ils à l’acte une fois atteint le bon degré de développement économique ? Concernant l’extension et l’intensification des échanges commerciaux, facteurs clés du développement, nous avons vu que le rôle pacifiant du commerce était à relativiser. Sur un plan moins matériel, certaines recherches en histoire des mentalités (bien que ce champ d’études hérité de la Nouvelle Histoire soit aujourd’hui remis en cause) montrent que passé un certain niveau de développement qui réduit l’importance de certaines urgences du quotidien, les classes populaires se tournent vers des questions de vie publique qui les dépassent et en viennent à adopter des comportements va-t-en guerre. Ne négligeons pas non plus l’effet pervers des externalités technologiques du développement humain, que nous avons déjà abordé en partie en nous penchant sur les troubles similitudes entre les écrits de Jan Bloch et les propos de celles et ceux qui balayent d’un revers de la main les risques de futurs grands conflits. Marconi, l’inventeur du télégraphe, estimait que son invention contribuerait à réduire les risques de guerre, tandis que nombre de promoteurs de l’aviation affirmaient au lendemain de la Première Guerre mondiale que l’avion rapprocherait les peuples et les dissuaderait de s’entretuer.

La démographie, enfin. L’idée d’une pacification de l’humanité par son évolution démographique repose sur la corrélation – avérée – de la propension à la violence selon l’âge. Il y a statistiquement un lien entre la part des 15-24 ans dans la population totale d’un pays, et le niveau de violence collective en son sein, selon la théorie du « youth bulge » qui intègre aussi des facteurs contextuels externes. Or, la part des jeunes adultes (la tranche d’âge citée à l’instant) décline au sein de la population mondiale. Avec le vieillissement, et le rééquilibrage des structures démographiques, nous aurions trouvé une forme de remède à la violence. On peut également estimer que si des pays démographiquement jeunes peuvent envoyer au front des générations entières, et sacrifier une partie de leur forces vives, les sociétés atteintes par le vieillissement ne pourront pas mobiliser autant d’hommes en âge de combattre et n’auront pas d’intérêt à les perdre. En théorie, un monde vieillissant ne versera pas dans cet emploi macabre des jeunes générations. Mais le temps que certaines régions (situées d’ailleurs aux pieds de l’Europe) achèvent leur transition démographique, bien des conflits pourront éclater. Au-delà de ça, les sociétés démographiquement vieillissantes, stagnantes, voire déclinantes, seraient-elles plus pacifiques ? Pour reprendre l’exemple de la France d’avant 1914, rappelons-nous qu’avant de devenir un modèle de fécondité, notre pays est passé par une phase de stagnation et de dépeuplement qui a duré grosso modo des Trois Glorieuses (1848) au début des Trente Glorieuses. Nous étions l’un des pays les plus vieux d’Europe, et pourtant l’un des plus motivés à entrer en guerre en août 14. La Chine, qui commence à ressentir les effets nocifs de la politique de l’enfant unique, renforce son nationalisme au fur et à mesure qu’elle vieillit. Le déséquilibre croissant entre les sexes (1 200 hommes naissent en Chine pour 1 000 femmes) issu d’une préférence pour les bébés masculins pourrait encourager pour des raisons que nous n’évoquerons pas ici la militarisation de la société, et entraîne déjà de nouvelles violences en Inde où le déficit de femmes sera socialement explosif. Le vieux Japon, où les nouvelles générations se révèlent moins pacifistes car inquiètes de la menace chinoise et où le nationalisme s’installe à nouveau chez les catégories d’âge mûr, sera peut-être un laboratoire pour l’Europe, quand les générations marquées par les guerres s’éteindront et que les dangers se feront plus évidents. Le Japon vieillissant assumera-t-il le recours à la guerre dans les prochaines décennies ?