Pour une lettre ouverte aux Italiens

Les tensions franco-italiennes actuelles sont aussi passagères que regrettables. Il y a cependant urgence à s'adresser aux Italiens d'une nouvelle manière, pour reconnaître les erreurs de nos dirigeants envers Rome, et réinventer notre relation. Voici ce que pourrait être une lettre aux Italiens.

Pour une lettre ouverte aux Italiens

Il y a un an, j'écrivais sur les possibles tensions qui devaient naître entre la France de Macron et une Italie amenée à être dirigée par les populistes. Malheureusement, ce scénario est advenu.

Les tensions actuelles entre Paris et Rome sont aussi passagères que regrettables. Cependant, il y a urgence à s'adresser aux Italiens d'une nouvelle manière, pour reconnaître les erreurs de nos dirigeants envers l'Italie, et réinventer notre relation.

En version italienne : Per una lettera aperta agli italiani.

Voici ce que devrait être une lettre ouverte aux Italiens, pour tourner la page de décennies de mésentente cordiale et bâtir une nouvelle relation fusionnelle :

Depuis de longs mois, les relations entre la France et l’Italie se dégradent de manière inquiétante. Certes, il s’agit avant tout de postures électorales : Macron, Salvini et Di Maio ont mutuellement besoin d’instrumentaliser un adversaire à l’étranger pour mieux faire avancer leur agenda politique. Mais cette querelle politicienne attise dangereusement les sentiments anti-français et dans une moindre mesure anti-italien des deux côtés des Alpes. Cette relation mouvementée entre nos deux pays ne date pas de l’arrivée au pouvoir des deux gouvernements actuels, et elle a des racines profondes.

La France entretient vis-à-vis de l’Italie un complexe de supériorité en partie lié à un complexe d’infériorité vis-à-vis de l’Allemagne. Les Français admirent l’Italie, sa beauté, son génie culturel, mais nous voyons trop souvent ce berceau de la civilisation occidentale comme un vaste musée de gloires passées ou comme un décor de cinéma plutôt que comme une puissance capable de jouer un grand rôle à l’avenir. Et leurs dirigeants n’accordent qu’une importance secondaire aux relations franco-italiennes, comme si Rome n’était pas un partenaire sérieux comme le sont Berlin et Londres. En conséquence, de nombreux Italiens voient la France comme une puissance hautaine, méprisante, qui aime donner des leçons mais déteste en recevoir des autres.

Il est vrai que les dirigeants français se comportent régulièrement de manière froide, voire méfiante, envers l’Italie. De l’intervention en Libye, que la France a menée avec le Royaume-Uni sans écouter les Italiens, aux affaires européennes, où Paris a négligé la main tendue par Rome qui partageait les mêmes idées pour changer l’UE, nos chefs d’État ont traité l’Italie avec dédain. Dans d’autres domaines, comment s’étonner par exemple que les Italiens se méfient quand des Français rachètent des entreprises italiennes emblématiques, mais que l’État français s’oppose à ce que des entreprises françaises soient reprises par des Italiens ? Ou encore, quand l’exécutif français donne des leçons de bonne gestion financière au gouvernement italien et bénéficie de la patience de Bruxelles, alors que l’Italie consent à davantage d’efforts budgétaires et ne reçoit aucun traitement de faveur sur ce point ?

Surtout, les dirigeants français ont largement abandonné les Italiens pendant la crise migratoire. L’Italie a dû accueillir des centaines de milliers de migrants qu’elle n’avait pas les moyens de prendre en charge et a appelé l’Europe à l’aide. Comme les autres pays européens, la France est restée sourde à cet appel, mais elle s’est permise de sermonner l’Italie sur son supposé manque d’hospitalité ! Refouler des migrants à la frontière italienne au petit matin puis dénoncer la « lèpre » populiste ou la politique « à vomir » de l’Italie dans la foulée est un comportement indigne et irresponsable pour lequel notre gouvernement, qui ne tolère pas les critiques de l’étranger, devrait faire son mea culpa. Notre devoir n’est pas de donner des leçons à l’Italie, mais de lui venir en aide comme le veut cette solidarité européenne dont on parle tant sans vraiment la mettre en œuvre. Plus largement, il nous faut travailler ensemble sur les enjeux de notre temps.

Nos deux pays font face à des défis très proches (chômage de masse, notamment chez les plus jeunes, endettement excessif, enjeux sécuritaires, désindustrialisation, inégalités territoriales, crise démocratique, émigration des jeunes talents à l’étranger, malaise culturel…), qui peuvent être résolus en grande partie par plus de coopération franco-italienne. La France et l’Italie ont surtout de formidables atouts en commun pour dépasser leurs difficultés et retrouver le goût du futur. En fait, nos deux pays sont, en Europe, les plus proches l’un de l’autre, sur les plans culturel et historique, mais aussi sur les aspects économiques, politiques et sécuritaires.

Les relations compliquées entre la France et l’Italie, le sentiment de nos deux pays de ne pas être à leur place en Europe, viennent en grande partie de l’incapacité à penser la construction européenne en-dehors du seul couple franco-allemand. Il nous faut dépasser cette situation qui nuit aux intérêts de nos deux pays et qui est à l’origine de nombreux blocages en Europe. Il est temps de créer un axe Rome-Paris, un véritable couple franco-italien complémentaire de celui formé aujourd’hui par la France et l’Allemagne. L’Italie doit enfin avoir un poids géopolitique à la mesure de son poids économique et démographique, une influence politique à la mesure de sa culture exceptionnelle et de son passé fascinant. Un rapprochement avec la France lui permettrait d’avoir plus d’importance dans une Europe dont elle est l’un des berceaux.

La France est véritablement entrée dans l'histoire et dans la civilisation moderne avec la conquête des Gaules par Rome. Elle doit énormément à l'héritage d'une Italie qui fut par deux fois dépositaire de la civilisation européenne. L'Italie a véritablement développé un sentiment national lorsque les Français l'ont envahie avec d'autres de ceux que Machiavel qualifiait de « barbares ». Elle a aspiré à l'unité lorsqu'un Corse descendant d'Italiens, Napoléon, a voulu en faire un pays frère. Et elle doit énormément cette unité à l'intervention de Napoléon III, dont Garibaldi s'est souvenu le premier. La France et l'Italie sont des nations sœurs, mais sont aussi mères et filles l'une pour l'autre. Et aux yeux du monde, elles sont souvent mères des arts, des lettres, des armes et des sciences, mères de la modernité politique, de l’humanisme puis des Lumières, filles de l'héritage romain et filles aînées de l'Eglise.

Tout destine nos deux pays à se rapprocher l’un de l’autre, et à former un véritable couple franco-italien qui pourrait incarner la nouvelle Europe politique comme projet de civilisation. L'Union européenne paraît aujourd'hui désincarnée et éloignée des peuples : l'axe franco-italien aurait lui une dimension humaine, charnelle, du fait de la proximité culturelle entre ces deux pays.

L’Italie et la France n’ont aucun intérêt à s’éloigner l’une de l’autre. Parce que c’est la France qui est la plus fautive dans la dégradation des relations entre nos deux pays, c’est d’abord à elle de se remettre en question et d’accorder enfin à l’Italie le respect et l’attention qu’elle mérite. L’Italie, quant à elle, doit dépasser la méfiance qu’elle a pour son voisin français. Ne laissons pas des intérêts politiciens compromettre les intérêts de nos deux magnifiques pays. Ne laissons pas des stratégies électorales à court terme et des calculs personnels monter l’une contre l’autre nos deux nations sœurs. Osons tourner la page d’une trop longue mésentente cordiale, et bâtir une nouvelle relation franco-italienne.