Les démocraties libérales survivront-elles à l’ère d’Homo Deus ?

L'avènement d'un Homo Deus proche de celui décrit récemment par Harari pourrait-il ébranler les fondements humanistes de notre civilisation, rendre caduc notre contrat social, et déclencher un apartheid biotechnologique ?

Les démocraties libérales survivront-elles à l’ère d’Homo Deus ?

L'avènement d'un Homo Deus proche de celui décrit récemment par Harari pourrait-il ébranler les fondements humanistes de notre civilisation, rendre caduc notre contrat social, et déclencher un apartheid biotechnologique ?

Les conséquences des révolutions technologiques naissantes risquent d’ébranler le fragile édifice reposant sur les héritages spirituels croisés d’Athènes, de Rome et de Jérusalem d’une part, et sur la concrétisation des idéaux de l’Humanisme et des Lumières en projet de société d’autre part. Celles qui s’attaqueront à la structure du vivant et tenteront de repousser les limites qui ont jusqu’ici conditionné l’existence humaine auront un impact incalculable sur nos sociétés. Les ambitions affichées par certaines grandes figures de la Silicon Valley de parvenir à une forme d’immortalité du corps ou de fusionner « l’esprit » et la machine sont peut-être hors de portée à l’horizon du siècle (voire au-delà), mais elles donnent un avant-goût du futur.

L’avènement hypothétique d’un Homo Deus (super-humain aux capacités supposément proches de celles d’une divinité) tel que l’a décrit Yuval Noah Harari pourrait engendrer une nouvelle donne complètement inédite dans l’histoire de l’humanité. Aux vieilles dichotomies entre noblesse et roturiers, aux antagonismes sociaux, aux supposées luttes des classes et aux inégalités de tous types se rajouterait voire se substituerait une opposition entre une humanité augmentée « 2.0 » et une humanité biologiquement inchangée. Quelles seraient les conséquences d’un tel changement de paradigme ? Le recul et la connaissance de l’histoire montrent que la distinction croissante entre les « augmentés » et le reste de l’espèce humaine devrait rapidement dégénérer en apartheid biotechnologique. Dans un tel univers, nos démocraties reposant sur l’égalité des citoyens en droits et en devoirs ne survivraient pas longtemps. Nous avons déjà connu des expérimentations démocratiques balbutiantes faussées notamment par le fait qu’une faible partie de la population maîtrisait ce que nous appelons aujourd’hui des fondamentaux scolaires, au premier rang desquels la compréhension et l’usage de l’écrit.

Le jeu démocratique actuel est évidemment perverti par d’autres facteurs sur lesquels nous ne nous attarderons pas. Mais les nouvelles polarisations sociales qui résulteraient des révolutions dans les NBIC ou des augmentations humaines à différents niveaux (l’assistance de chaque étape de la vie par des IA ou des machines domestiques coûteuses constitue un premier type d’augmentation humaine, certes moins spectaculaire que celles qui viendront directement se greffer sur le corps humain) bouleversera bien plus le fonctionnement et la nature des régimes démocratiques que les innovations en matière de communication. De même, comment envisager le débat démocratique, la représentativité et la prise de décision face au retour d’une aristocratie au sens premier du terme, c’est à dire le gouvernement des meilleurs éléments sociaux (aristoï) ? L’émergence d’une catégorie de décideurs publics qui serait tout à la fois familiarisée avec un rythme toujours croissant de transformations du monde, assistée par de nouvelles technologies et maîtresse de la configuration et de l’emploi de celles-ci serait sans commune mesure avec l’actuel fossé séparant les élites et le reste de la population. Avant ça, les conséquences en termes de mal-être social, d’accroissement des inégalités ou de rapport à l’individualité redéfiniront le lien social et la vie de la Cité.

Tout bien pesé, de tels scenarii risquent d’être infirmés par les oppositions que susciteront ces évolutions avant même de se concrétiser ou de se généraliser. Pour mettre les choses en perspective, nous avons tous observé que la révolte d’une partie des classes populaires contre les effets pervers de la mondialisation et de la division du travail a contrevenu à l’intensification de ces deux phénomènes, au point que certains observateurs ont agité le spectre d’une inéluctable démondialisation. L’ampleur de la crise migratoire et le retournement de nouveaux pans de l’opinion face à l’immigration ont faussé des perspectives démographiques qui s’appuyaient sur des tendances lourdes. Il en va de même pour les mutations technologiques des prochaines décennies et les mutations inhérentes à celles-ci. Ce n’est pas la pénurie de métaux précieux ou un ralentissement peu probable de l’innovation qui risquent de contrecarrer la marche vers un « progrès » à double-tranchant, mais le réveil de ressentiments beaucoup plus classiques. Nous avons vu plus haut que les transformations futures de l’économie n’avaient que peu de chances de déboucher sur des destructions nettes d’emplois massives ou sur une extension de la précarité à tous les niveaux. La rébellion de nouveaux luddites contre la robotisation ou le déchaînement des fantasmes sur la « fin du travail » risquent bien d’être sans lendemain.

Un risque beaucoup plus fort est de voir, d’ici quelques décennies, une révolte face à l’apartheid biotechnologique évoqué plus haut. Celle-ci ne prendra pas (ou pas seulement) la forme d’une redéfinition des clivages politiques entre bioconservateurs et transhumanistes, mais se manifestera par une opposition virulente aux tentatives de manipulation du vivant et de redéfinition de l’homme comme espèce biologique et comme animal social. Le réveil du monde religieux sera beaucoup plus important qu’aujourd’hui, pour le meilleur et pour le pire. Les attentats et actions violentes se multiplieront, et proviendront aussi bien de militants radicalisés que de désespérés qui ne trouveront pas leur place dans le monde de demain. La violence de masse et les pulsions de mort trouveront de nouvelles définitions que nous ne connaissons pas aujourd’hui. À titre d’exemple, les Guerres de Religion et les massacres de la Guerre de Trente Ans se sont faits dans un monde qui ignorait les définitions de race ou d’ennemis de classe telles que celles qui ont présidé aux atrocités du XXe siècle, et qui n’avait aucune idée de l’aspect que prendrait une société industrielle.