Le passé pèse toujours plus lourd aux frontières orientales de l'Europe

Les mémoires nationales et locales des traumatismes du XXe siècle resurgissent à l'aune des tensions aux frontières orientales de l'Europe, dont elles sont à la fois cause et conséquence.

Le passé pèse toujours plus lourd aux frontières orientales de l'Europe

Grande Guerre patriotique et Guerre d'Hiver, crimes nazis et communistes, déportations de masse et redécoupages frontaliers... Les mémoires nationales et locales des traumatismes du XXe siècle resurgissent à l'aune des tensions sur les frontières orientales de l'UE et de l'OTAN, dont elles sont à la fois cause et conséquence.

On aurait tort de ramener systématiquement l’inquiétude de certains pays d’Europe du Nord et de l’Est vis-à-vis de leur voisin à de la « russophobie » ou à un calcul cynique visant à obtenir l’attention des États-Unis et la protection militaire de ces derniers. Alors que l’on se demande souvent en France pourquoi ces États de constitution récente agitent régulièrement l’épouvantail de la « menace russe », rappelons-nous d’abord leur histoire récente dans ce qu’elle a de plus tragique.

En-dehors de l’Ukraine et du Caucase, les pays les plus inquiétés par l’impérialisme russe sont bien sûr les États baltes. L’Estonie, qui abrite une forte minorité russe et russophone (issue dans sa très grande majorité d’installations postérieures à 1945, dans le cadre d’une véritable colonisation visant à ancrer le pays dans le giron soviétique), est la plus concernée. Le pays de Kreutzwald avait proclamé son indépendance de la Russie en février 1918, mais était voué à être annexé par l’Allemagne selon les termes du traité de Brest-Litovsk par lequel le gouvernement bolchevik abandonnait certaines régions occidentales. Après l’armistice du 11 novembre, l’Estonie put, comme les autres États baltes, accéder à la pleine souveraineté et fut reconnue par la communauté internationale, non sans devoir mener une Guerre d’Indépendance après une première invasion des armées communistes.

À la veille du second conflit mondial, l’URSS imposa aux États baltes une série de traités s’apparentant de plus en plus à une occupation consentie – que certains hommes politiques comparent aujourd’hui aux exigences de la Russie actuelle –, puis les envahit en 1940, avant de les annexer. Une politique s’inscrivant comme pour la Finlande, la Pologne et la Bessarabie (actuelle Moldavie, toujours déstabilisée par le pouvoir russe) dans les clauses secrètes du pacte germano-soviétique, qui offrait à l’URSS une zone d’influence et des marges de conquête en Europe de l’Est que ne renieraient pas aujourd’hui certains cercles nationalistes proches du Kremlin.

Les pays baltes subirent la terreur rouge, mêlant l’éradication des élites, cadres, officiers (que l’on songe au massacre de Katyn en Pologne) et dirigeants politiques ou religieux, et des exactions contre la population locale. Comme les Ukrainiens, une bonne partie des Baltes accueillit d’abord les Allemands en libérateurs, se déchaînant contre les communistes avec la bénédiction du nouvel envahisseur, et participant plus souvent qu’on ne l’a dit au massacre des Juifs, des tziganes, et autres cibles des nazis. Lors de la contre-offensive victorieuse de l’Armée rouge des ruines de Stalingrad jusqu’à celles de Berlin, l’aviation soviétique attaqua les civils qui fuyaient les pays baltes par voie de mer, pendant que la soldatesque se déchaînait contre la population.

Après-guerre, les Soviétiques réprimèrent le comportement des Baltes vis-à-vis du pouvoir communiste et des Russes ethniques (les nazis ayant un peu mieux traité les civils baltes que les minorités slaves, perçues comme racialement inférieures, ce que les nationalistes russes ne manquent pas de souligner de la même manière que la propagande du Kremlin compare le rapprochement UE-Ukraine à la collaboration des Ukrainiens avec le Troisième Reich). Plus durablement, la politique de collectivisation et d’industrialisation à marche forcée se solda par la déportation de 500 000 Baltes entre 1945 et 1955, s’ajoutant à la lutte du Parti contre la culture traditionnelle et la religion. L’Estonie, qui avait pourtant perdu plus de 20% de sa population pendant la guerre, fut traitée avec méfiance et sévérité jusqu’à l’effondrement de l’empire soviétique. Pourquoi toutes ces précisions ? Ce dur passé est resté gravé dans la mémoire collective de la région ; les Baltes imputent davantage les exactions soviétiques à un ennemi russe toujours debout qu’à une idéologie communiste emportée par l’Histoire. De là à s’inquiéter des ambitions stratégiques de Vladimir Poutine et de son entourage…

« Finlandisation » ou réarmement ?

Parmi les pays où le grand voisin russe reste source d’inquiétudes dans l’imaginaire national, on aurait tort d’oublier la Finlande. Le Pays des Mille Lacs a fait partie de l’Empire russe pendant plus d’un siècle, jusqu’en 1917. La Finlande fut envahie par l’URSS de Staline en 1939 pendant la terrible « Guerre d’Hiver » où elle teint tête au géant soviétique avec quatre fois moins d’hommes et un armement réduit, avant de signer un traité de paix humiliant qui s’inscrivait en fait dans l’esprit des clauses secrètes du pacte germano-soviétique prévoyant un partage de l’Europe de l’Est. Sa volonté de reconquérir la Carélie entraîna la Finlande dans la Guerre de Continuation, où elle fut de facto cobelligérante (et non alliée) de l’Allemagne nazie, en considérant néanmoins que « sa » guerre différait de la Seconde Guerre mondiale. La Finlande s’abstint ainsi de participer aux atrocités commises par la Wehrmacht (tel le siège de Leningrad), et s’opposa à la politique raciste et antisémite du Troisième Reich (Helsinki eut le courage de promouvoir ses combattants juifs et d’accepter des réfugiés fuyant la Shoah). Elle finit par entrer en guerre contre l’Allemagne une fois l’armistice signé avec Moscou le 19 septembre 1944.

Après-guerre, la Finlande fut obligée par les circonstances à un statut d’État neutre, pivot des relations entre les deux blocs ; mais la pression soviétique restait très forte, Moscou s’ingérant également dans la vie intérieure du pays. Un terme fréquemment utilisé en analyse des relations internationales a même été forgé à partir de cette situation : « finlandisation », qui peut largement s’appliquer à l’impérialisme poutinien. Aujourd’hui, malgré le dialogue avec son voisin, la Finlande a toujours des raisons d’être inquiète du géant russe. Neutre, le pays n’a pas encore rejoint l’OTAN. Cette démocratie pacifiste, qui a amputé pratiquement le quart de ses effectifs militaires depuis la crise de 2008, pourrait bientôt être amenée à reconstituer une armée capable de tenir pour un nouvel hiver, de la même manière que le Japon prend ses distances avec le pacifisme institutionnel issu de la capitulation de 1945. Sur le plan institutionnel, la Finlande s’est par exemple autorisée à élire son président au suffrage universel après la fin de l’URSS : auparavant, la classe politique craignait que la population n’élise un président hostile à Moscou. Après les institutions, les mentalités vont-elles changer face aux risques nouveaux ? La Finlande est encore dans son rôle de pivot entre deux mondes, comme en témoignent les propos de Tarja Halonen à propos de la guerre en Géorgie de 2008 : « la Finlande n’est pas le plus septentrional des États baltes, [mais] le plus oriental des États nordiques ». Mais le retour en force de l’impérialisme russe pourrait la conduire Finlande à parler de défense nationale et de risques sécuritaires plutôt que de revenu universel et de classements PISA.

Côté russe, le traumatisme de la Grande Guerre patriotique

De même que l’on ne peut expliquer la construction européenne moderne et la matrice du couple franco-allemand en éludant le souvenir de la Seconde Guerre mondiale, on ne peut aborder le rapport qu’entretiennent les Russes avec le Vieux Continent sans se pencher sur la mémoire russe du conflit. La contre-offensive qui a conduit l’Armée rouge des ruines de Stalingrad à celles de Berlin est souvent considérée comme l’heure de gloire d’un pays obsédé par sa grandeur ; le souvenir de la « Guerre sacrée » qu’immortalise la Sviachtchennaïa Voïna est encore dans toutes les têtes.  Il n’y a pas dans l’histoire des conflits d’équivalent mémoriel aux traces qu’a laissées la Grande Guerre patriotique dans la conscience des peuples de l’ex-URSS. Par l’ampleur des pertes qu’il a causées et par sa nature criminelle, le plus grand conflit localisé de toute l’histoire de l’humanité dépasse tous les autres en horreur. Il en a résulté un immense traumatisme collectif. Les pertes soviétiques ont dépassé les 23 millions de morts – 11 millions de civils et de 12 à 15 millions de militaires, soit 14% de la population de 1939. Si l’on intègre, comme le font la majorité des historiens, celles et ceux qui sont devenus « citoyens » de l’URSS du fait des annexions soviétiques d’avant 1941, alors les pertes de l’Union soviétique dépassent probablement les 27 millions, soit à quelques millions de victimes près la moitié du bilan humain de la Seconde Guerre mondiale. Sur l’ensemble de ces pertes, la Russie, qui a conduit et fourni l’essentiel de l’effort de guerre, a eu à elle seule autour de 14 millions de morts dont une courte majorité de civils.

L’Allemagne nazie a conduit, dans ce conflit à l'Est qui l’a menée à sa perte, une double croisade idéologique et raciale, contre le « judéo-bolchévisme » et contre les Untermenschen, les « sous-hommes » slaves dont l’extermination partielle et la réduction en esclavage étaient nécessaires à la domination biologique et territoriale du Reich de mille ans. Nous ne nous étendrons pas ici sur les atrocités systématiques commises par les forces allemandes sur le Front de l’Est, de la Shoah par balles à la mort de millions de civils soviétiques dans le cadre du General Ostplan. On ne peut cependant pas comprendre le rapport de la Russie avec l’Occident – l’Europe en premier lieu – si l’on oublie par exemple que les chambres à gaz des camps d’extermination ont été testées pour la première fois sur des prisonniers de guerre soviétiques. En Russie occidentale, en Biélorussie, en Ukraine, les dommages de la retraite allemande au cours de laquelle la Wehrmacht a orchestré la plus grande campagne de destructions matérielles de tous les temps sont encore visibles. Si la France a mis longtemps à se remettre de la saignée de 14-18, la démographie des pays issus de la chute de l’URSS garde encore les séquelles de la boucherie de 1941-1945, notamment la Russie qui a payé comme nous l’avons vu le prix fort. Autre élément fondamental pour comprendre l'importance de la Grande Guerre patriotique dans l'inconscient collectif des Russes : il s'agit à la fois du pire épisode de l'Histoire russe et du plus grand. Pour mettre les choses en perspective, la France a sans doute connu son pire cauchemar au milieu du XIVe siècle entre la Peste noire qui a tué au moins 50% de sa population et les coups de boutoir de la Guerre de Cent Ans, et a probablement vécu l’épisode le plus glorieux de son Histoire entre la prise de la Bastille et les grandes victoires de Napoléon. Les Russes ont quant à eux vécu leur pire cauchemar et ont connu leur heure de gloire nationale au même moment de leur histoire, et c’était il y a moins de quatre-vingt ans.

Le 9 mai, les États d’Union européenne célèbrent ou sont censés célébrer la fête de l’Europe ; les vainqueurs et vaincus du Second Conflit mondial ne nourrissent plus de sentiments ou volontés de revanche, et communient dans le souvenir de l’horreur du nazisme. Le 9 mai, les Russes célèbrent quant à eux la victoire de l’URSS contre le Troisième Reich en organisant des défilés militaires grandioses, et des marches de « régiments immortels » où les citoyens ordinaires arborent le portrait d’un aïeul ayant participé à la défense de la Matouchka. Le plus important de tous les Jours de la Victoire de ces dernières années a été celui du 9 mai 2015, auquel a notamment été convié Xi Jinping dont le pays a versé le deuxième tribut humain du conflit. Mais des dirigeants occidentaux invités, aucun n’avait fait le déplacement, pour protester contre le comportement de Moscou en Ukraine. S’il était nécessaire de condamner l’action de la Russie à l’étranger, insulter le peuple russe et son passé était une erreur indigne, pour laquelle nous devrions présenter des excuses officielles. Les Alliés ont fait front commun avec Staline pour en finir avec Hitler, mais leurs héritiers ne seraient pas capables d’être rassemblés par le souvenir de la victoire contre le pire ? De même, lors de la cérémonie du 70e anniversaire de la libération d’Auschwitz, les dirigeants russes n’avaient pas été invités, alors même que ce symbole des crimes nazis avait été libéré par… l’Armée rouge. Il est vrai que cette dernière a laissé les révoltés non-communistes de Varsovie se faire massacrer par la Wehrmacht et que les régimes communistes ont étouffé la mémoire de la Shoah lorsque celle-ci s’élevait à l’Ouest, tandis que la RDA recyclait le camp nazi de Buchenwald en Speziallager pour les opposants au marxisme. Mais écarter l’ancien allié soviétique des commémorations était-il approprié en plein regain de tensions avec la Russie ? L’inconscient russe est depuis des siècles entaché d’un complexe d’infériorité vis-à-vis de l’Europe de l’Ouest puis des Américains, mais les Russes ont le sentiment que ce sont eux, les « sous-hommes », qui ont vaincu la bête nazie. L’historiographie anglo-saxonne ayant largement occulté le rôle de l’Armée rouge dans la victoire contre Hitler, les Russes en conservent un sentiment d’injustice et des raisons de se méfier. De quoi renforcer avec le temps une animosité durable, ancrée dans l'inconscient d'une bonne partie de la population et qui aille bien au-delà des seuls différends politiques avec l'Ouest ?