Entre force du nombre et saut qualitatif : une nouvelle armée russe taillée pour l'affrontement majeur
Les armées russes conservent une culture de la masse et de la supériorité numérique. Elles la complètent désormais par un modèle plus professionnel, mieux entraîné et équipé, plus mobile et proche des standards occidentaux. Revenue de loin, l'armée russe a changé de visage.
L'armée russe revient de loin. La chute de l'URSS a montré à quel point la terrifiante puissance militaire soviétique cachait en réalité des faiblesses structurelles et de profonds retards ; elle a ensuite précipité l'effondrement de l'outil militaire russe sur les plans financier, matériel et opérationnel, l'effondrement de la qualité des forces, l'effondrement du potentiel industriel et de la capacité en recherche et développement du pays. La Russie a dû fournir un effort gigantesque pour remonter la pente, et il lui reste encore du chemin à parcourir sur plusieurs points. Tout comme la démographie morose du pays pèse sur ses capacités de recrutement (les effectifs s'élèvent cependant à 900 000 hommes et femmes sous les drapeaux toutes armées confondues, dont 280 000 pour l'armée de Terre), ses difficultés économiques limitent sa capacité à renforcer continuellement son outil de défense1. Malgré un renouvellement rapide et efficace, la majorité du matériel en dotation dans l'armée russe est encore constituée de matériel ancien modernisé, non de matériel neuf (c'est également le cas en France dans l'armée de Terre2, bien que les programmes de modernisation tels que SCORPION auront permis de renouveler une grande partie de notre parc d'ici la fin de la décennie).
S'agissant du redressement opéré par Moscou depuis la fin des années 2000, l'une des meilleures expertes européennes de la puissance militaire russe, Isabelle Facon résume les choses ainsi : « on peut parler d’un succès même si on a une armée russe à plusieurs vitesses et technologiquement en retard sur les autres grandes puissances militaires dans un certain nombre de domaines clés3 ». On ne saurait en effet mieux caractériser l'outil militaire russe qu'en parlant d'armée « à plusieurs vitesses ». Pour citer une étude de la RAND, qui montre que l'armée russe est encore « en transition » : « quelle que soit sa performance en Syrie, il y a lieu de croire que les capacités russes [renforcées] ne sont pas uniformément réparties dans l’ensemble des forces armées4 »du pays. Tout en excellant dans certains domaines où elle tiennent la dragée haute aux Occidentaux – du moins aux Européens – les armées russes souffrent encore d'un fort retard dans d'autres (drones, notamment d'attaque, satellites de reconnaissance, composants électroniques, le retard dans le domaine des radars ayant été rattrapé avec la mise en service de modèles comme le 59N6-TE, capable de détecter des cibles hypersoniques). Il n'est donc pas question ici de minorer les fragilités qui subsistent au sein des forces russes, encore moins d'exagérer leurs capacités sur le terrain.
Il n'est pas question non plus de forcer le trait s'agissant des difficultés capacitaires des armées européennes, dont la nôtre. La France, seul pays d'Europe avec le Royaume-Uni à entretenir un modèle d'armée complet, conserve en plusieurs points une supériorité technologique sur les forces russes. Notre pays est à lui seul capable de tenir, dans des proportions et dans une durée limitées, dans un conflit de haute intensité. Malgré nos lacunes en termes d'entraînement des forces et le besoin de renforcer l'aguerrissement d'une bonne partie des troupes, le maintien d'un « warfighting ethos » à la française, l'expérience d'un engagement quasi-continu en opérations extérieures depuis 1991 et le maintien d'un haut niveau de formation, font que nos armées restent parmi les plus compétentes et les mieux formées du monde. Si elle s'est largement faite en réaction aux attentats islamistes de cette année, la révision en 2015 de la loi de programmation militaire (LPM) 2014-2019 a permis de stabiliser notre effort de défense au moment où nos armées, en tension croissante, étaient sur la voie d'une très grave crise capacitaire et notre pays, sur celle d'un déclassement stratégique ; la LPM 2019-2025, censée ramener notre effort de défense à l'équivalent de 2% du PIB, mérite son surnom de « loi de réparation », car elle autorise un timide début de remontée en puissance.
Cependant, notre modèle d'armée complet reste à une échelle réduite, voire embryonnaire, face au gigantisme des armées russes qui ont gardé la culture de la masse. Si notre excellente BITD réussit à tenir la compétition technologique, notre supériorité en ce domaine s'érode face au compétiteur russe qui a même pris l'ascendant dans certains domaines. L'excellence de nos forces ne compense pas leur infériorité numérique, d'autant que le niveau d'entraînement se redresse bien plus vite côté russe. Enfin, la remontée en puissance de notre outil de défense n'est pas seulement insuffisante au regard de son affaiblissement ces vingt dernières années et des futurs défis qui l'attendent : c'est la nature de notre outil de défense qui est en cause. Au sortir de l'actuelle LPM, nous conserverons une armée de temps de paix. Même en coalition avec des armées européennes qui ont entamé une remontée de leurs moyens depuis le mitan des années 2010, l'armée française ne serait probablement pas en capacité de tenir longtemps dans un conflit majeur contre la Russie dans l'attente de renforts américains. L'ensemble des armées européennes aurait les plus grandes difficultés à tenir tête à une Russie qui sur le papier ne ferait pas le poids en termes d'effectifs et de matériel en dotation, mais dominerait très probablement sur le terrain en cas de conflit à ses frontières.
On l'a dit, l'armée russe revient de loin ; là où les armées françaises mettront encore du temps à récupérer de l'austérité excessive qui a suivi la période des « dividendes de la paix », les forces russes n'ont pas totalement fini de récupérer des années de « vaches maigres » qui ont suivi la fin de la Guerre froide. Mais continuer de regarder l'armée russe au prisme de ce qu'elle était encore au milieu des années 2010 (ne force se redressant rapidement mais encore difficilement capable de tenir un conflit majeur face aux puissances occidentales), comme le font encore nombre d'observateurs en Europe ou aux États-Unis, est une dangereuse illusion. Il était encore possible d'écrire, au moment des interventions russes en Ukraine et en Syrie, que les capacités de l'armée russe étaient surestimées et s surévaluées, aussi bien par la propagande russe que par une partie de la communauté stratégique occidentale. Certes, les forces russes avaient surpris en témoignant sur le théâtre syrien d'une capacité de projection et de performances supérieures à ce à quoi s'attendaient les observateurs étrangers, mais il ne fallait disait-on pas généraliser. Àpartir de 2017 et du retour des exercices militaires à très grande échelle, on pouvait encore entendre que ces derniers n'étaient pas représentatifs des capacités réelles de l'armée russe : il ne fallait y voir en définitive que des opérations de communication visant à légitimer le statut de grande puissance d'une Russie obsédée par son déclassement post-Guerre froide. Àpartir de l'année suivante, lorsque les tests de nouveaux armements se sont montrés de plus en plus concluants au point de surprendre une nouvelle fois les observateurs américains et européens, on pouvait encore entendre – parfois à raison – qu'il ne fallait ni s'emballer à leur sujet, ni donner trop de crédit aux déclarations enthousiastes du monde militaire russe, car c'était là faire le jeu du Kremlin. Tout ceci conserve une part d'actualité, mais c'est de moins en moins le cas. Àl'habitude de surestimer les capacités réelles de l'armée russe par méconnaissance ou par calcul, succède désormais le risque de la sous-estimer.
Malgré toutes les nuances apportées plus haut, le consensus prévaut que « les capacités militaires conventionnelles russes sont au plus haut depuis la création des forces armées du pays en 19925 ». A contrario, on ne peut pas en dire autant des armées européennes, les principales d'entre elles étant globalement en-deçà de leurs capacités du début du siècle, en tout cas s'agissant des capacités sur le haut du spectre. En effet, la remontée en puissance des armées russes s'est faite parallèlement à un déclin continu de leurs équivalentes européennes ; le redressement russe a véritablement débuté en 2008, au moment même où les Européens mettaient encore plus leurs armées à contribution pour réduire leurs déficits (l'armée française continuant d'être de plus en plus en plus sollicitée). Et là où les Européens, y compris les Français et Britanniques soucieux de privilégier la préparation des « conflits du moment » à celle de menaces majeures que l'on pensait écartées pour longtemps, ont particulièrement sacrifié le haut du spectre, les Russes ont conservé et perfectionné leurs capacités dans ce domaine.
Nous faisons désormais face à une armée russe de plus en plus en taillée – c'est notamment le cas des forces terrestres – pour conduire et remporter des combats de haute intensité, au moins sur une période courte. Alors que le risque d'une telle issue se fait de plus en plus sérieux, nous devons ouvrir les yeux sur ce qu'est devenue l'armée russe en ce début de décennie 2020.
L'armée russe entre professionnalisation et montée spectaculaire de l'entraînement des forces
Pendant des siècles, les armées russes ont reposé sur le principe des « gros bataillons » : face à des adversaires, notamment européens, bénéficiant d'armements supérieurs, d'une meilleure logistique, d'un meilleur entraînement et d'un meilleur commandement, l'Empire russe tirait profit de sa capacité à aligner des effectifs plus nombreux. Sur le champ de bataille, les armées du tzar employaient souvent des doctrines reposant sur la force du nombre (bien que des commandants légendaires comme Souvorov, Koutouzov, Bagration ou Barclay de Tolly aient mis en œuvre des tactiques évidemment plus élaborées). L'URSS a elle aussi valorisé la masse. On se figure souvent la guerre « à la russe » ou à la soviétique par l'envoi de vagues humaines submergeant l'ennemi au prix de lourdes pertes ; en témoigne l'image hollywoodienne de la Seconde Guerre mondiale sur le Front de l'Est, celle des hordes de soldats de l'Armée rouge courant avec un fusil pour deux vers les mitrailleuses allemandes, sous les cris du commissaire politique qui tire sur ses « camarades » s'ils battent en retraite. Il y a là une part de vérité, quoique c'est d'abord le génie de commandants comme Joukov ou Rokossovski, celui des ingénieurs qui ont conçu parmi les meilleurs armes de la Seconde Guerre mondiale, et surtout l'héroïsme et la force dans l'épreuve de millions de citoyens soviétiques qui ont permis de remporter la Grande Guerre patriotique, avant la force du nombre et l'immensité d'un territoire hostile à l'envahisseur. Les Soviétiques n'ont en effet pas vaincu le Troisième Reich par leur seule capacité à encaisser des pertes humaines effroyables : ils ont su surpasser les Allemands en de nombreux points allant de la stratégie aux armes et à leur emploi.
Durant la Guerre froide, la puissance militaire conventionnelle de l'URSS reposait en large partie sur son gigantisme, avec le spectre pour les forces de l'OTAN d'avoir à affronter une marée de chars sur le rideau de fer. Après l'effondrement de l'URSS, dans un monde où la conflictualité semblait évoluer durablement vers les conflits de basse intensité, asymétriques et de contre-insurrection, le maintien par la Russie d'une armée nombreuse mais mal entraînée, peu professionnalisée et souvent sous-équipée du fait des coupes budgétaires a été perçu à raison comme une faiblesse, en Russie comme dans le monde occidental. Les Russes gardent en mémoire l'état déplorable dans lequel se trouvaient leurs armées durant la décennie qui a suivi le naufrage de l'URSS ; celui du sous-marin Koursk au fond de la mer de Barents a été une humiliation nationale autant qu'une tragédie humaine. Tout ceci appartient désormais pour l'essentiel au passé. Les armées russes ont entamé depuis la fin des années 2000 une véritable révolution : elles s'orientent vers un modèle moins nombreux, plus professionnel, mieux entraîné, mieux équipé, plus mobile et plus proche des standards occidentaux.
Autrefois très majoritairement constituée de conscrits, l'armée russe est en passe d'être constituée en majorité de kontratniki(professionnels sous contrat). Ces derniers ont dépassé la part des appelés en 2015. Les kontratniki sont désormais 475 000 sur une armée de 800 000 soldats proprement dits au sein des 900 000 femmes et hommes sous les drapeaux. L'objectif fixé ces dernières années était d'atteindre 60% de ces militaires professionnels dans l'infanterie terrestre, et 80% dans les troupes aéroportées, deux objectifs qui sont en passe d'être atteints au moment d'écrire ces lignes. En plus de se professionnaliser, les forces russes évoluent vers des effectifs plus réduits mais plus performants. Elles mènent des chantiers importants en termes de gestion des ressources humaines, incluant par exemple le retour des inspections surprises depuis 2013, de meilleures pratiques de recrutement et de suivi, un niveau d'instruction plus exigeant, ainsi qu'une amélioration des conditions du service militaire qui était auparavant très décrié ne serait-ce que pour les cas de bizutage, d'abus ou de violence qui ternissaient sa réputation. Un des chantiers sur lesquels les armées russes ont le plus progressé est celui de l'entraînement, où elles enregistrent des améliorations spectaculaires qui s'appuient aussi sur des cycles de retour d'expérience (RETEX) dans les interventions militaires à l'étranger.
En France comme dans d'autres États européens membres de l'OTAN, les signaux d'alertes se sont multipliés depuis 20 ans pour pointer la baisse du niveau d'entraînement des forces. On a assisté ces dernières années à la publication d'un certain nombre de rapports pointant le déficit d'entraînement des armées françaises ou d'accessibilité du matériel pour les formations militaires. Le onzième rapport thématique du Haut comité d’évaluation de la condition militaire (HCECM), dédié à La fonction militaire dans la société française6soulignait ainsi en 2017 que : « L’effort de maintien en condition des matériels en OPEX se fait au détriment de l’équipement disponible en métropole. Le CEMA [Chef d’État-major des Armées]a évoqué devant l’Assemblée nationale le fait que « 20 % des pilotes de l’aviation légère de l’armée de terre (ALAT) ne sont pas aptes « mission de guerre », faute d’heures de vol » et que « moins de 60 % des équipages de transport tactique de l’armée de l’air sont qualifiés à l’atterrissage sur terrain sommaire – mode d’action pourtant essentiel » pour les mêmes raisons. Les membres du Haut Comité ont pu rencontrer des équipages de blindés qui n’avaient ni tiré, ni manœuvré avec leur matériel de dotation depuis près de 2 ans. »
Les travaux parlementaires ne sont pas en reste. Parmi les plus récents, citons un avis rédigé par les anciens sénateurs Jean-Marie Bockel et Christine Prunaud dans le cadre du Projet de loi de finances 2020, avant que celui-ci ne soit totalement bouleversé par la crise du COVID-19. Cet avis avançait entre autres que « […]l'activité opérationnelle reste inférieure aux objectifs fixés, de près de 10 %. […]Depuis le déploiement de Sentinelle, la cible de 90 jours de préparation opérationnelle pour l'armée de terre n'a plus été atteinte[…]De même, les nouvelles normes d'entraînement destinées à évaluer la capacité des équipages sur cinq matériels majeurs en service dans les forces7[...]n'ont été réalisées qu'à 54 % en 2018. La remontée prévue est très lente : 57 % en 2019 et 59 % en 2020. Pour les pilotes d'hélicoptères, l'amélioration n'est pas attendue avant 2021, à des niveaux d'ailleurs assez peu élevés. [...] ». Ou encore que : « Pour l'armée de l'air, le défaut d'entraînement se traduit en particulier par une perte progressive de certaines compétences et des difficultés dans la formation des jeunes équipages qui accusent d'importants retards de progression. Plus grave encore, les contraintes de préparation opérationnelle ont conduit à renoncer à entraîner les équipages aux savoir-faire non sollicités en opération. Cela ne permet pas d'atteindre les référentiels fixés, ce qui pourrait se traduire à terme par la perte de savoir-faire indispensables, notamment pour la capacité d'entrer en premier. La capacité de l'Armée de l'air à intervenir dans une situation mettant en jeu la sécurité de la France a été revue à la baisse dans le cadre du PLF pour 2020, passant de 75 % à 70 %. […] » Autres insuffisances constatées :[…]En 2018, seuls 80% des pilotes de chasse et d'hélicoptère et 60 % des équipages de transport tactique ont pu réaliser la totalité des exercices ou des formations prévues par les référentiels d'entraînement, ce qui s'explique par une activité en OPEX soutenue qui mobilise fortement les équipages les plus expérimentés8[…] ».Des données parmi d'autres qui montrent l'ampleur du problème, malgré le timide redressement observable depuis 2016-2017 et surtout depuis l'adoption de la LPM 2019-2025. La situation est évidemment encore plus préoccupante dans la plupart des autres pays européens, l'essentiel d'entre eux n'ayant d'ailleurs pas d'expérience du feu, ou à peine. Au sein de l'armée française, la progressive remontée du niveau d'entraînement, la modernisation d'un matériel qui fait parfois défaut pour l'entraînement seront complétées dans les prochaines années par le passage à un entraînement plus dur et à plus grande échelle au sein de l'armée de Terre, laquelle développe à nouveau ses centres d'aguerrissement. Il faudra cependant plusieurs années pour rattraper l'essentiel des retards accumulés.
La dynamique est toute autre dans les armées russes, où l'intensité et la qualité de l'entraînement des forces montent en flèche, un phénomène allant de paire avec une modernisation et une meilleure disponibilité du matériel. Depuis 2012, le nombre d'exercices s'est accru de près d'un tiers à l'échelle des différentes armées, le nombre de jours passés en mer par les marins a plus que doublé, et le nombre d'heures de vol des pilotes a cru de 20% (alors que comme le montre le rapport Bockel-Prunaud cité plus haut, celui des pilotes français progresse faiblement et est toujours inférieur aux objectifs). Une accélération qu'on ne retrouve aucunement dans les armées occidentales. Bien que les difficultés soient toujours persistantes dans divers domaines allant de la qualité du personnel (santé et niveau d'instruction des soldats...) à la corruption parmi les officiers, et que les réformes engagées avant 2012 rencontrent toujours des problèmes de mise en œuvre, les armées russes sont globalement en passe de réussir leur transition. Les clichés anti-russes ayant la vie dure, on continue à se figurer des forces russes compensant un entraînement et une spécialisation médiocres par la force du nombre. S'il y avait là une part de vérité jusqu'aux années 2010 – les guerres de Tchétchénie puis dans une moindre mesure de Géorgie ayant révélé les profondes lacunes de l’armée russe, notamment sur le plan humain, cette image est de moins en moins d'actualité.
Car la rapidité avec laquelle les armées russes ont corrigé certains de leurs défauts observés depuis la chute de l'URSS montre aussi qu’elles savent réaliser des cycles RETEX très courts et efficaces. De même que l'intervention en Ukraine a servi de « laboratoire » pour une nouvelle phase de la « guerre hybride », le théâtre syrien a permis à la fois de constater l'amélioration des capacités de l'armée russe et de les perfectionner. Environ 90% du personnel volant a ainsi participé aux opérations en Syrie, ainsi que de nombreux « cadres » des différentes armées russes, avec une excellente rotation. Fin août 2018, un total de près de 70 000 soldats russes de tous grades avaient effectué un tour opérationnel de plusieurs mois sur ce théâtre. Prenant l'exemple des théâtres ukrainien (où les Russes ont infiltré selon les différentes phases du conflit « chaud9 » entre 3 000 et 10 000 soldats en soutien aux séparatistes) et syrien (où l'essentiel du contingent russe réellement engagé dans les combats a été constitué de mercenaires et de forces spéciales), Michel Goya écrivait encore en juin 2020 : « L’armée de terre russe est peut-être la grande organisation militaire dont la puissance croît le plus vite actuellement dans le monde, sous la double poussée de nombreuses innovations et d’une accumulation rapide de compétences grâce à une expérience opérationnelle presque ininterrompue depuis le début de 2014. […]En l’espace de quelques années, les progrès ont été considérables, et s’il reste de nombreuses faiblesses à surmonter dans un contexte économique difficile, l’armée de terre a démontré qu’elle possédait plusieurs domaines d’excellence comme les forces infiltrées, les forces aéromobiles, les chars de bataille et […] son artillerie, mais aussi […]une grande capacité à agréger pragmatiquement sous son commandement des forces extérieures très diverses : miliciens, mercenaires ou forces régulières locales. Autant de domaines où elle surclasse toutes les autres armées européennes et, ce qui est peut-être plus inquiétant, continue de progresser plus vite qu’elles10 ».
Dernier chantier, les armées russes s’attellent à développer leurs forces d'intervention capables de se projeter sur des théâtres d'opération éloignés ou de réagir plus vite au moindre besoin, se rapprochant davantage des modèles américain, français ou britannique. La Russie est, pour citer Isabelle Facon, « en train d’établir une force de réaction rapide dont l’armature est constituée de l’infanterie de Marine et surtout des forces aéroportées et des forces spéciales. […]Moscou s’est attachée à travailler la mobilité stratégique, suscitant, sur ce point, l’admiration de certains responsables militaires américains […].Les forces russes ont indéniablement gagné en efficacité opérationnelle, ce qui est largement dû à la notable intensification de l’entraînement, avec des exercices beaucoup plus nombreux à tous les échelons – stratégique, opératif et tactique – et pour tous les types de forces11. » Prenons l'exemple des interventions américaine et russe dans une même région, le Proche-Orient. Les Russes ont réussi à inverser le cours de la guerre civile syrienne et à sauver le régime d'Assad avec en moyenne 4 000 soldats présents simultanément sur le terrain, et une empreinte au sol assez faible dans un pays qui comptait encore 18 millions d'habitants après l'émigration de millions d'entre eux. En Irak, les Américains ont échoué à stabiliser le territoire, juguler la montée de l’État islamique et contrer l'influence iranienne dans un pays de 38 millions d'habitants avec une force de présence de 165 000 soldats (plus ceux de leurs alliés). Certes, les Russes ne sont pas intervenus pour renverser un régime plutôt solidement installé et occuper tout un pays, mais pour en sauver un d'une potentielle défaite ; ils ont de plus bénéficié des frappes de la coalition internationale contre Daesh, pouvant ainsi se concentrer sur le combat contre les rebelles syriens tout en parvenant à convaincre une large partie de l'opinion publique occidentale qu'ils menaient sur le terrain l'essentiel de la lutte contre l’État islamique quand bien même c'était faux ; mais l'écart de performances est impressionnant. L'intervention russe a sur ce coup parfaitement respecté trois des principes de la guerre énoncés par le maréchal Foch : liberté d'action, économie des moyens, concentration des efforts. Nous sommes à des années-lumières de ce qu'on aurait pu imaginer il y a encore dix ans.
Si Vladimir Poutine et son entourage en ont fait une priorité dès les années 2000, les armées russes ont véritablement engagé leur effort de modernisation à marche forcée à partir de 2008, notamment sur le plan de l'organisation, de la composition et de l'emploi des forces. Elles sont désormais bien mieux formées, équipées et plus mobiles. Selon le mot d'Igor Delanoë, le plan d'armement 2011-2020 élaboré par l'ancien ministre de la Défense Anatoli Serdioukov « peut être considéré comme plus réussi de l'époque post-soviétique12 ». Le programme 2018-2027 est censé amplifier l'effort de modernisation du programme 2011-2020, en mettant entre autres l'accent sur la poursuite de la réforme des armées russes vers un format plus agile, plus mobile, plus professionnel, la production massive de matériels modernes ou la modernisation de matériels existants, et le développement de technologies de rupture. Lorsque Michel Goya écrit que « l’armée de terre russe est peut-être la grande organisation militaire dont la puissance croît le plus vite actuellement dans le monde », sans doute est-il dans le vrai, au même titre que ses pairs qui partagent cette analyse. In fine, c'est presque tout l'outil militaire russe qui a changé d'époque ; et avec lui, le rapport des forces sur le Vieux Continent.
La supériorité numérique et capacitaire des forces russes en Europe : l'exemple des forces terrestres
Nous avons vu que les armées russes avaient entrepris un vaste effort de modernisation dans la composition, l'organisation et l'emploi des forces, passant à un modèle d'armée plus professionnel, mieux entraîné, plus mobile, toujours plus aguerri et mieux commandé. Elles n'ont en revanche aucunement remisé la supériorité numérique : d'une armée où la quantité des hommes et du matériel suppléait souvent à la qualité, la Russie est passée à une force conciliant bien mieux les deux. Face aux armées européennes qui ont pratiquement tout misé sur le petit format et la supériorité technologique, les armées russes ont gardé en tête la loi du nombre et de la masse qui constitue toujours un pilier de leur doctrine, pilier qu'elles ont rééquilibré par la montée en gamme du matériel et le perfectionnement des troupes.
Certes, les milliers de chars de combat de l'armée russe sont généralement moins performants à l’unité que les chars français ou allemands, pour prendre un exemple parmi les plus parlants. Il convient premièrement de nuancer ce point : tout en ayant considérablement modernisé son parc de chars et renforcé leur taux de disponibilité, la Russie a développé de nouveaux modèles capables de rivaliser avec leurs équivalents français ou allemands de la génération antérieure. Le fameux T-14 Armata, qui a fait couler beaucoup d'encre, est décrit par une littérature abondante comme étant l'un des plus performants au monde. Après avoir souffert des contraintes financières et industrielles (reports, révision à la baisse des commandes publiques), ce char de nouvelle génération doit équiper en masse les armées russes sur la décennie 2020. En 2027, l'armée de Terre russe devrait ainsi avoir reçu 900 T-14 et T-90M flambant neufs, en plus de l'actuel parc de chars modernisés13. Surtout, l'armée russe compense largement ce handicap par une supériorité numérique écrasante. En 2018, le Kremlin pouvait claironner que la Russie possédait davantage de chars que n'importe quel autre pays au monde, ce qui est sans doute vrai : l'expert militaire russe controversé Pavel Felgenhauer avançait à l'occasion que des chiffres non-officiels font état de 20 000 engins de ce type14, « ce qui voudrait dire que la Russie a plus de tanks que l'ensemble des pays de l'OTAN combinés15 ». Il s'agissait probablement là d'une référence aux énormes quantités de chars obsolètes toujours présents dans les arsenaux russes, qui nécessiteraient une remise en condition opérationnelle dans le meilleur des cas. Durant la décennie 2010, où 39 nouveaux bataillons de chars ont été créés au cours de ces dernières années – dont 32 affectés dans les régions ouest et sud de la Russie, le nombre de chars aurait doublé16. Il s'agit pour une bonne partie de chars remis à niveau. S'agissant des équipements et du matériel en général, « l’armée russe fonctionne souvent avec des versions modernisées d’équipements conçus il y a longtemps [...]. Une part écrasante de la modernisation de l’équipement russe telle qu’elle est intervenue ces dernières années a ainsi consisté en un upgrade de plates-formes existantes par l’intégration de technologies récentes. [...]sa situation économique (et depuis 2014 les effets des sanctions) oblige la Russie et ses autorités à être pragmatiques[...]17 », pour citer à nouveau Isabelle Facon. Mais cette modernisation à grande échelle de l'héritage soviétique porte ses fruits. Comme le résume Marc Chassillan dans une étude très complète : « Avant que l’ensemble des nouveaux matériels ne remplacent d’anciennes générations, l’armée russe s’est lancée dans un vaste programme de modernisation qui touche principalement les chars en service. [...] l’armée blindée russe possède un capital considérable constitué de 2 300 chars T72, 400 T90 et environ 600 T80. Tout ou partie de ces chars seront portés respectivement aux standards T72-B3M, T90M et T80-BVM avec l’intégration de nouveaux blindages réactifs Relikt, de contre-mesures électromagnétiques Sosna, de caméras thermiques pour le combat de nuit, de nouvelles munitions flèches et explosives programmables [...] ». Le même auteur souligne que : « Avec plus de 3 000 chars, les Russes peuvent engager un fort premier échelon qui sera soutenu par une réserve significative18 ».
Face à ces milliers de blindés opérationnels et rapidement déployables, les quatre principales armées européennes alignent 220 chars Leclerc français, 160 Challenger-2 britanniques, 370 Leopard 2 allemands, en majorité non-opérationnels, et 200 Ariete italiens. Les autres pays membres de l'UE ou de l'OTAN capables d'engager plus qu'une poignée de blindés lourds sur un champ de bataille sont la Pologne dont une bonne partie du parc est obsolète, la Grèce, la Suède et la Norvège, chaque fois en quantités limitées. Les forces russes peuvent également déployer bien plus d’artillerie mobile sur le terrain ; leurs capacités d'appui-feu dépassent aujourd'hui de très loin celles des armées européennes. Pour évoquer brièvement le milieu aérien, où les pays européens ont des flottes d’avions de combat généralement inférieures à 100 ou 50 appareils opérationnels, l’aviation russe peut en faire décoller 1 200 à 1 40019, auxquels s’ajoutent une centaine de bombardiers stratégiques, sans évoquer la quasi-absence de systèmes de défense anti-aérienne au sein de l’essentiel des armées européennes (la France fait largement exception avec ses missiles antiaériens et anti-balistiques Aster en service dans huit armées dont les armées britannique et surtout italienne, et ses missiles anti-aériens légers Mistral, en service dans une vingtaine de pays dont neufs en Europe), face à la Russie qui possède peut-être la meilleure défense anti-aérienne au monde. Au cours de la dernière décennie, la Russie a partout creusé l'avantage numérique sur les armées européennes. Sur le seul plan du matériel en dotation dans les Forces terrestres (équivalent de l'armée de Terre française), voici l'étendue de la puissance militaire russe.
En ce début de décennie 2020, les forces terrestres russes comptent à elles seules 280 000 militaires d'active, soit plus que l'ensemble des effectifs du ministère français des Armées, des fonctionnaires civils de catégorie C au Chef d’État-Major des Armées en passant par les volontaires hors SMV (service militaire volontaire pour les jeunes Français ou étrangers éloignés du marché du travail). Selon les données compilées par Philippe Langloit20pour la revue Défense et sécurité internationale (DSI), auxquelles nous ajoutons quelques détails complémentaires, les forces russes sont capables d'engager un nombre de chars de combat opérationnels très largement supérieur à ce que les forces occidentales peuvent déployer en Europe : 350 chars T-90 et et T-90A (200 en réserve) ; 350 T-80BV/U (plus de 3 000 T-80B/BV/BU en réserve qui pourraient être engagés sur le terrain moyennant de rapides opérations de maintenance) ; 1 200 T-72 B3 ; 750 T-72B/BA (plus de 7 000 T-72A/B en réserve, là encore déployables assez rapidement). Une donne qui changera encore lorsque la Russie pourra mettre massivement en service des T-14 Armata. Du côté des engins de reconnaissance, les Russes alignent 1 000 BRDM-2/2A armés (et autant en réserve) et 700 BRM-1K. Du côté des VBCI (véhicules blindés de combat d'infanterie), les forces russes peuvent déployer 540 BMP-3 et plus de 3 000 BMP-2 (1 500 supplémentaires en réserve), 500 BMP-1 (1 000 de plus en réserve), un millier de BTR-82A/AM, et 100 BTR-80A. Concernant les transports de troupes, les Russes disposent de 3 500 MT-LB (2 000 en réserve), un nombre incertain de BMO-T, 1 500 BTR-80, 200 BTR-70, 800 BTR-60 (avec environ 4 000 BTR-60/70 en réserve), plus d'une centaine de BPM-97, 300 Kamaz Typhoon-K et 150 Ural Typhoon.
S'agissant de la lutte antichar autoportée et portée, la Russie peut employer sur le terrain une dizaine de BMP-T Terminator (dédiés au combat urbain) avec des missiles AT-9 ; une cinquantaine de 9P149 Sturm avec des missiles AT-6 ; 30 9P157-2 Khrizantema avec des missiles AT-15 ; une vingtaine de 9P163-3 Kornet avec des missiles AT-14 et, à terme, plus de 30 Kornet-D utilisant des missiles AT-15 ; un nombre incertain de systèmes de missiles antichar 9K111M Fagot, 9K111- Konkurs, 9K115 Metis, 9K115-2 Metis M, 9K135 Kornet et de canons antichars SPG-9 Kopyo, et 526 canons MT-12 de 100 mm (auxquels s'ajoutent 2 000 MT-12 en réserve). Pour citer à nouveau l'étude de Marc Chassillan : « Dans le domaine des appuis rapprochés, les lanceurs de missiles anti-chars sous blindage, les impressionnants lance-roquettes thermobariques TOS et les escorteurs de chars Terminator n’ont pas d’équivalent dans les armées occidentales et commencent à être copiés par les Chinois. Toute cette panoplie est très efficacement protégée des attaques venues du ciel par un parapluie anti-aérien et A2/AD très dense formés par plusieurs systèmes congruents de capacité, de portée et de nature différentes en commençant par l’inoxydable ZSU-23-4, le Pantsir, le Tunguska, le BUR et la famille S300/400/450/500. Convenablement positionnée sur le terrain, bien coordonnée par un système C4ISR et possiblement aidée par des avions de guet aérien, cette panoplie ne laisse aucun trou21 ».
Du côté de l'artillerie, la Russie distancie très largement les forces de l'OTAN en Europe. S'agissant des missiles surface-surface, ses armées peuvent déployer 120 systèmes de missiles balistiques 9K720 Iskander-M/K (dont de nombreux lanceurs sont positionnés dans l'enclave de Kaliningrad) et 24 lanceurs 9K79 Toshka. Concernant les canons automoteurs, les Russes peuvent utiliser sur le terrain 60 canons 2S7 Pion de 203 mm, 500 canons 2S19 MSTA-S22de 152 mm (150 en réserve), une centaine de 2S5 Giatsint-S du même calibre (850 en réserve), plus de 800 2S3 Akatsya de 152 mm également (plus d'un millier en réserve), et 150 2S1 Gvozdika de 122 mm (plus de 2 000 en réserve). Du côté de l'artillerie tractée, la Russie dispose de 150 canons 2A65 MSTA-B de 152 mm, avec en réserve 40 canons B-4M de 203 mm, 600 canons 2A65 MSTA-B de 152 mm, plus de 1 100 2A36, 1 075 D-20, 700 D-1 et 100 M-1937 tous du même calibre, 4 400 D-30 et 3 750 M-30 de 122 mm, et 650 M-46 de 130 mm. S'y adjoignent, du côté des mortiers automoteurs, une quarantaine de 2S4 Tyulpan de 240 mm (390 en réserve), 30 2S23 Nona-SVK et 50 2S34 Hosta de 120 mm. Du côté des mortiers tractés, plus de 700 2S12 Sani de 120 mm (un millier en réserve), une centaine de mortiers 2B16 Nona du même calibre, et plus de 800 mortiers de 88 mm, avec en réserve 300 M-160 de 160 mm et 900 PM-38 de 120 mm. La supériorité russe sur le plan de l'artillerie est écrasante.
Ajoutons à cela d'autres matériels adaptés à des conflits de haute intensité. Les lance-roquettes multiples : 36 9A52-4 Tornado, une centaine de BM-30 Smerch, une douzaine de 9A54 Tornado-S, 45 TOS-1A, une dizaine de 9K512 Uragan M, 200 BM-27 Uragan (400 en réserve), 550 BM-21 Grad (2 420 en réserve). Les missiles sol-air automoteur : un nombre indéterminé de S-300V/V4 et de 9K317E Buk-ME, près d'une centaine de 9K317M1-2-Buk-M1-2, 200 9K37M Buk-M1, 120 9K331/332, 400 9K33M3 Osa et autant de 9K35M3 Strela-10, auxquels s'ajoute une quantité inconnue de systèmes de missiles sol-air portables (9K333 Verba, 9K338 Igla-S et 9K38 Igla, 9K130 Igla-1, 9K34 Strela-3). Du côté de l'artillerie aérienne, les forces russes peuvent déployer plus d'une centaine de Pantsir et de Pantsir-S, plus de 250 systèmes 2K22 Tungunska, 300 ZSU-23...
Tout ce qui précède concerne les Forces terrestres proprement dites. Il faut y ajouter le matériel en dotation dans les VDV (Vozdushno-desantnye voyska Rossii), les forces aéroportées. Celles-ci disposent de 60 chars T-72B3, plus de 136 chasseurs de chars, plus de 1 280 véhicules de combat d'infanterie dont 1 000 BMD-2 qui peuvent être facilement déployés par largage aérien, près de 800 véhicules de transports de troupes, 250 blindés très légers 2S9 Nona-S dotés d'un canon de 120 mm (et 500 autres en réserve), 150 obusiers D-30 de 122 mm, autant de mortiers 2B14 de 82 mm et une cinquantaine de mortiers 2B23 de 120 mm, et alignent du côté de la défense anti-aérienne 150 véhicules blindés BTR-ZD et un nombre inconnu d'autres véhicules et pièces d'artillerie anti-aériens.
Gardons également à l'esprit que l'armée russe, qui dispose on l'a vu de milliers de chars T-80 et T-72 en réserve en plus de ceux déjà au service actif (elle a hérité de plus de 30 000 vieux modèles soviétiques dont une partie a été modernisée ou remise en état), serait capable de démultiplier son nombre de chars de combat au prix d'opérations de maintenance, réparation ou modernisation rapides et in fine peu coûteux. Aucune armée européenne n'en est capable quelle que soit la taille du parc en réserve. Il en va plus ou moins de même s'agissant de l'artillerie où la Russie pourrait renforcer son avantage sur les armées européennes grâce à ses milliers de pièces en réserve. Certes, il s'agit là d'armes de technologie moyenne, mais capables d'écraser des unités adverses si déployées en masse sur le champ de bataille. Au-delà de la remise en état, le principal défi réside évidemment dans la capacité à pouvoir mettre à niveau des milliers de tankistes et artilleurs, ce qui serait à la portée des armées russes.
Pour donner un élément de comparaison avec les forces terrestres et aéroportées russes, voici un aperçu du matériel en dotation dans l'armée de Terre française en 2020 selon un croisement des données réunies par Philippe Langloit pour Défense et sécurité internationale23et, entre autres, de celles fournies par les « chiffres clés de la Défense », une recension publiée chaque année par le ministère des Armées24. Le nombre de chars Leclerc en dotation dans l'armée de Terre s’élève à 222 ; s'agissant des chars légers, nos forces terrestres disposent sur le papier de 247 AMX-10 RC et 40 à 59 ERC90F4 Sagaie, modèles vieillissants qui seront tous deux remplacés par 300 EBRC (engins blindés de reconnaissance et de combat) Jaguar d'ici 2025 ; elles peuvent déployer 515 VBCI (véhicules blindés de combat de l’infanterie) et 110 VBCI VPC (pour la protection de convois) ; du côté des véhicules de transports de troupes, outre déjà près d'une centaine de nouveaux VBMR (véhicules blindés multi-rôles) Griffon auxquels s'ajouteront à terme 978 VBMR légers Serval, on compte 2 648 VAB (véhicules de l’avant blindé) de différents modèles et 53 BvS10 (véhicules à haute mobilité) ; s'agissant des véhicules de patrouille et de liaison, 13 Aravis (véhicules de transports de troupes) et 1424 VBL/B2L (véhicules blindés légers), et 1151 PVP (petit véhicule protégé) ; du côté de l'artillerie automotrice, l'armée de Terre française aligne 77 CAESAR (camions équipés d’un système d’artillerie) et 32 AuF-1 GCT (GCT pour « grande cadence de tir »), et s'agissant de l'artillerie tractée, 12 canons sol-sol TR-F1, les trois modèles disposant d'un canon de 155 mm ; l'artillerie française compte aussi 13 LRU (lance-roquettes unitaires) du modèle américain M270 Multiple Launch Rocket System, 131 mortiers RT-F1 de 120 mm et un nombre inconnu de mortiers de 81 mm ; s'agissant des systèmes d'armes antichars, nous alignons 110 VAB Milan, 168 postes de tir MMP (missiles moyenne portée), 76 postes de tir Javelin, 435 postes de tir Milan 2 et 600 postes de tir Eryx ; du côté des systèmes d'armes sol-air, 221 postes de tir SATCP (très courte portée) Mistral (les Mistral en service depuis les années 1980 longtemps réputés pour leur haute précision souffrant désormais d'un retard notamment sur leurs équivalents russes) ; concernant les drones, l'armée de Terre compte 21 SDTI (systèmes de drone tactique intérimaire) Sperwer qui seront remplacés à terme par 14 SDT Patroller, 12 DRAC (drones de reconnaissance au combat) qui seront remplacés par 105 SMDR (système de mini-drones de renseignement) SpyRanger, plus de 25 drones tactique de courte portée Skylark1, plus d'une cinquantaine de micro-drones NX70, plus de 1 200 DROP (drones opérationnels de poche, ou nano-drones) Black Hornet à terme, et 10 DroGen utilisés pour le renseignement (l'armée de Terre n'utilisant aucun drone de combat, les 8 drones armés Reaper relevant de l'Armée de l'air et de l'Espace) ; du côté des hélicoptères de reconnaissance et d'attaque, l'Armée de Terre compte plus de 66 Tigre (71 à terme, qui seront équipés des nouveaux missiles sol-air tactiques de MBDA) et 87 SA-342M Gazelle (qui seront remplacés dans un futur proche, l'hélicoptère Gazelle étant en service depuis les années 1960), auxquels s'ajoutent parmi les hélicoptères de transport 38 ou plus NH90 TTH (transport tactique, le NH90 ayant été baptisé Caïman en France) dont le nombre sera augmenté grâce à la commande passée en octobre 2020, 26 hélicoptères AS532UL Cougar, 46 hélicoptères SA-330 Puma et 8 hélicoptères EC725AP Caracal pour les opérations spéciales, et enfin des hélicoptères d'entraînement en majorité externalisés (36 EC120B Colibri appartenant à la société privée Helidax et 18 AS555UN Fennec). Notons que certaines données notées ici ne sont pas acquises : à l'heure d'écrire ces lignes, la livraison de certains matériels et équipements évoqués pourrait prendre du retard.
Les forces russes ont définitivement rétabli une supériorité numérique qui se double désormais d'un saut qualitatif s'agissant du matériel en dotation et de l'entraînement des forces. Alors que Moscou a réduit la taille de ses effectifs dans le cadre d'une professionnalisation progressive qui porte ses fruits, la Russie a aussi largement modernisé ses armements tout en en développant de nouveaux qui comptent parmi les plus performants de la planète. Pour reprendre l'excellente formulation d'Isabelle Facon : « Près d’un demi-siècle après que le maréchal Nikolaï Ogarkov (1917-1994) l’a théorisée, la guerre de haute technologie paraît moins hors de portée de l’armée russe, même si les sanctions occidentales, la rupture des liens industriels avec l’Ukraine et les contraintes financières compliquent la tâche de l’industrie d’armement25 ».Sur ce point comme sur celui de la qualité des forces, l'armée russe est en train de réussir une véritable révolution.
Tandis que nombre de publications internationales pointent le déficit capacitaire des armées européennes – ainsi récemment de l'édition 2020 du prestigieux Munich Security Report26, qui montre une nouvelle fois que l'Europe serait incapable de faire face à la Russie en cas de conflit sans l'aide des États-Unis, le déséquilibre entre les forces russes et européennes montre qu'il y a aussi entre elles une différence de nature. L'armée russe est capable de se battre en masse et sur une durée relativement longue dans un potentiel conflit majeur, tandis qu'aucune grande puissance européenne n'est pleinement préparée à ce défi ; la France, probablement la seule nation d'Europe avec le Royaume-Uni à pouvoir adapter son outil de défense pour faire face à une telle issue de manière véritablement crédible, mettra de longues années à y parvenir.
Cet extrait du contrat opérationnel des armées françaises inscrit dans le Livre blancde 2013 rend compte des ambitions alors décidées par la France s'agissant de potentiels combats de haute intensité, lesquels étaient considérés comme une perspective bien moins sérieuse qu'aujourd'hui : « [...]nos forces devront pouvoir être engagées dans une opération de coercition majeure, tout en conservant une partie des responsabilités exercées sur les théâtres déjà ouverts. [...]les armées devront être capables de mener en coalition, sur un théâtre d’engagement unique, une opération à dominante de coercition, dans un contexte de combats de haute intensité. La France pourra engager dans ce cadre, avec les moyens de commandement et de soutien associés : des forces spéciales ; jusqu’à deux brigades interarmes représentant environ 15000 hommes des forces terrestres [...] ; jusqu’à 45 avions de chasse incluant les avions de l’aéronautique navale ; le porte-avions, 2 bâtiments de projection et de commandement, un noyau clé national d’accompagnement à base de frégates, d’un sous-marin nucléaire d’attaque et d’avions de patrouille maritime. [...]À l'issue de cet engagement, la France gardera la capacité à déployer une force interarmées pouvant participer à une opération de gestion de crise dans la durée27. »Alors que les armées étaient déjà difficilement en mesure d'assurer ces mission, leur sur-engagement via la multiplication des OPEX et les missions de lutte anti-terroriste sur le territoire national a conduit à ce que ledit contrat opérationnel soit excédé de 30% en 2017, c'est-à-dire que les moyens théoriques nécessaires à l'accomplissement des différentes missions dépassaient d'un tiers les moyens réellement à disposition. Avant le Livre blanc de 2008, nous étions déjà descendus à une capacité d'engagement de 50 000 hommes et 100 avions ; après cette date, nous étions descendus à 30 000 hommes et 70 avions28. Les fortes coupes opérées entre les dernières années de la présidence de François Mitterrand et les premières années de celle de François Hollande ont amené au plus bas les capacités de nos armées. On l'a vu, remonter la pente sera dur.
Comme le rappelle le CEMA Lecointre, notre outil de défense même amélioré restera un outil de gestion de crise adapté avant tout aux conflits du moment quand il nous faut songer à rebâtir une armée de guerre. Il ne s'agit pas de déplorer le passage, consécutif à la fin de la Guerre froide, d'une armée de « garde à l'Est » et de défense du sanctuaire national à une armée centrée sur la projection et les opérations extérieures, d'une armée de masse fondée sur la conscription à une armée au format réduit et professionnalisé. Cette transition était logique et louable. Revenir au modèle précédent serait insensé en plus d'être irréalisable. Il s'agit seulement de constater que l'outil de défense français n'est au global pas apte à un engagement massif et prolongé contre une puissance comme la Russie, et qu'il faudra compter de longues années avant de retrouver de la masse et un format plus taillé pour un tel niveau d'affrontement. Nos armées bénéficient certes d'une excellence opérationnelle et technologique unique en Europe avec le Royaume-Uni, et la modernisation de l'armée de Terre est largement tournée vers la perspective du conflit de haute intensité.
Àtitre d'exemples, le programme SCORPION29(nouveaux véhicules Griffon, Serval, Jaguar et modernisation des chars Leclerc, système SICS30, système de préparation opérationnelle pour l'entraînement des forces), avec l'innovation majeure que pourrait constituer le développement de l'infovalorisation et du combat collaboratif, le projet complémentaire Titan31qui se concentre sur les « segments lourds », les nouveaux équipements individuels (nouveaux treillis F3, remplacement des vieux fusils d'assaut FAMAS par les nouveaux HK416, et des fusils de précision FR-F2 par les SCAR-H PR), ou encore le renforcement de l'aguerrissement des troupes, vont aider nos forces terrestres à se préparer à des conflits plus durs, y compris de haute intensité. Le (désormais à la retraite) général de division Charles Beaudouin avait raison de constater « une transformation matérielle comme l’armée de Terre n’en a pas connu depuis le tournant des années 70-80 », et que pour nos forces terrestres, le redressement permis par la LPM 2019-2025 « signifie l’entrée dans le club restreint des armées de 4e génération32 ». Mais si l'on ne pourra définitivement plus dire dans cette décennie 2020 que l'armée de Terre française a « une guerre de retard » au vu de l'effort de modernisation dont elles vont bénéficier, force est de constater que son équivalente russe conserve la haute main sur la préparation à la guerre de demain, et pas seulement par sa capacité à livrer un combat massif et sur une durée plus longue.
Par exemple, la « guerre nouvelle génération33 » sur laquelle les forces russes cherchent à mettre l'accent intégrera entre autres le combat infovalorisé ; l'armée russe a développé une architecture C4ISR (Command, Control, Communications, Computers, Intelligence, Surveillance and Reconnaissance) complète en vue du combat et des opérations collaboratifs. La Russie avance également sur des chantiers où les armées européennes sont complètement absentes, ne serait-ce que pour des raisons éthiques : c'est notamment le cas des robots de combat. Malgré quelques expérimentations aux États-Unis (prototype de BAE Systems), aucune armée ne s'est jusqu'ici officiellement engagée sur la voie de robots terrestres tueurs ou de combat, l'innovation en matière robotique terrestre se concentrant sur la lutte contre les engins explosifs improvisés, le renseignement et la surveillance, le soutien aux combattants et à la logistique, etc. Or, les Russes « brisent le tabou et se livrent à des expérimentations grandeur nature en Syrie avec des robots armés de missiles, canons automatiques et lance-grenades. [...]Parmi les modèles employés on trouve l’Uran-9, un char à échelle réduite armé d’un canon de 30 mm et de 4 missiles anti-blindés, le Platform-M, doté de 4 lance-roquettes et d’une mitrailleuse de 14,5 mm, ou encore le Nerehta plus léger et adapté à la reconnaissance. [...]Ces engins peuvent poser de sérieux problèmes à tout adversaire qui ne s’y est pas préparé car ils sont employés en essaims et possiblement dotés d’algorithmes rudimentaires d’acquisition d’autonomie issus de travaux sur l’intelligence artificielle, y compris dans la décision de tir34 ».
Nous avons vu que l'armée russe cherchait à dépasser la seule force du nombre pour passer à un modèle plus proche des standards occidentaux. Àl'échelle du simple soldat, cette évolution passe par la modernisation des équipements individuels. En sus du relèvement de leur niveau d'entraînement, la quasi-totalité des troupes bénéficient de nouvelles armes, comme les nouveaux fusils AK-12, AK-15 et AK-19 produits par Kalashnikov, et de nouveaux équipements individuels, dans le cadre notamment du programme Ratnik-235(« guerrier »), ce qui constitue pour elles un saut qualitatif. Dans le même domaine, le programme Ratnik-3 est lui d'une toute autre nature : il s'agit d'équiper le combattant d'une tenue blindée munie d'un exosquelette motorisé décuplant ses capacités sur le champ de bataille. Des éléments de Ratnik-3 devraient être inclus dans Sotnik (« centurion »), qui est probablement le projet d'exosquelette de combat le plus avancé au monde, et le principal concurrent du projet d'exosquelette ONYX développé par les États-Unis, lesquels ont renvoyé aux calendes grecques le programme TALOS (popularisé à l'époque pour sa ressemblance avec la technologie futuriste de l'univers d'Iron Man). On peut certes douter de la fiabilité de certaines affirmations, à commencer par l'annonce en février 2021 du fait que l'armure (en fibre de polyéthylène renforcé) de Sotnik puisse stopper des balles de calibre 0.50 (utilisées pour des mitrailleuses lourdes). Les projets russes sont malgré tout bien mieux partis que leurs équivalents américains. La mise en service de Ratnik-3/Sotnik, prévue pour 2025, fera véritablement entrer les forces russes dans l'ère du soldat augmenté. Autrefois moquée pour ses lacunes capacitaires, sa rusticité, voire son archaïsme, toujours en retard dans plusieurs domaines, l'armée russe devance en certains points les armées occidentales dans la préparation au combat du futur.
Les exercices militaires géants, illustration du retour en force de l'armée russe... et de sa préparation à des conflits majeurs ?
Le retour des exercices militaires à très grande échelle illustrent de manière spectaculaire le redressement militaire russe. En septembre 2009, environ 12 500 soldats, 220 chars et 230 pièces d'artillerie étaient mobilisés par les armées russe et biélorusse dans le cadre de l'exercice « Zapad-2009 », avec des manœuvres plutôt limitées. Le temps des exercices géants organisés par la superpuissance soviétique semblait bien loin : lors de l'exercice « Zapad-81 », le plus grand jamais organisé sous la Guerre froide, l'URSS et le Pacte de Varsovie avaient mobilisé autour de 100 000 combattants pour une semaine d'exercices massifs en 1981. Peu auraient imaginé à la fin des années 2000 que la Russie renouerait avec un tel gigantisme : c'est pourtant ce qui est advenu en seulement quelques années, témoignant du formidable redressement opéré par Moscou. L'ampleur des exercices « Zapad 2017 » qui ont engagé simultanément un très grand nombre de soldats (les chiffres avancés par certains observateurs occidentaux – 75 000 à 100 000 hommes – se sont avérés largement surestimés, mais celui annoncé par le Kremlin et la Biélorussie – moins de 13 000 soldats participants – était semble-t-il en deçà de la réalité) avec des équipements de guerre de haute intensité a eu l'effet d'un réveil pour les Occidentaux, qui sont à l'exception des États-Unis aujourd’hui parfaitement incapables de mener de telles manœuvres. Au-delà de leur taille qui est sans commune mesure avec tout ce que seraient en mesure de faire les armées européennes sur le terrain, les exercices géants menés par la Russie inquiètent les pays voisins de la Russie en Europe.
Le motif officiellement invoqué pour l’exercice « Zapad-2017 » était la lutte contre le terrorisme, comme lors de l’exercice de 2013. Le scénario de cette opération mettait en scène une république sécessionniste fictive, la Veïchnoria, censée infiltrer en Biélorussie et dans l’oblast de Kaliningrad des « groupes extrémistes » pour y commettre des « actes terroristes », avec le soutien de deux autres entités imaginaires, la Vesbaria et la Loubinia. S’entraîner à la lutte contre le terrorisme et les séparatismes régionaux – lutte à laquelle la Russie est habituée depuis un quart de siècle – en faisant manœuvrer des chars de combat, des batteries d’artillerie, des bombardiers stratégiques et des milliers d’hommes sur un terrain ouvert a de quoi éveiller des soupçons. Quant à la Veïchnoria, la Vesbaria et la Loubinia, ces nations imaginaires faisaient étrangement songer à la Pologne, à l’Estonie et à la Lituanie voisines. Cet étalage de forces aux portes de l’Union européenne avait évidemment valeur de communication, à destination de puissances étrangères entretenant des doutes sur les capacités réelles de la Russie comme de la population russe que le Kremlin doit perpétuellement convaincre de la puissance retrouvée du pays. L’enjeu était aussi de vérifier les progrès réalisés par les forces russes dans leur remontée en puissance, pour ne pas rééditer les mauvaises surprises de la Tchétchénie et de la Géorgie. Mais derrière des opérations comme « Zapad-2017 » se joue aussi la préparation in situà de potentiels conflits de grande ampleur, en l'occurrence sur un théâtre européen.
En septembre 2018, la Russie a mené en Sibérie orientale, conjointement avec la Chine et la Mongolie, l’exercice « Vostok 2018 » dont beaucoup d'observateurs internationaux estimaient qu'il donnait une nouvelle dimension à la coopération russo-chinoise. Des manœuvres pour lesquelles le Kremlin avait publiquement annoncé la participation de 300 000 soldats (peut-être 75 000 à 100 000 déployés selon des observations étrangères postérieures à l’exercice), 1 000 avions et 80 navires de la marine russe. Beijing avait annoncé l’envoi de 3 200 soldats, 900 chars et unités blindées et 30 avions et hélicoptères des forces chinoises. Le déploiement de forces à « Vostok-2018 » était ainsi supérieur à celui de « Zapad-81 ». Le gigantisme de l’exercice avait été présenté avec emphase par le ministre de la défense russe Sergueï Choïgou, cité par L’Opinion : « Imaginez 36 000 engins militaires se déplaçant en même temps : des chars, des blindés de transport de troupes, des véhicules d’artillerie. Et tout cela, bien sûr, dans des conditions aussi proches que possible d’une situation de combat !36». Vostok-2018 a illustré un tournant dans la coopération militaire entre la Russie et la Chine. Rappelons au passage que les exercices Vostok étaient, notamment au temps de l'URSS, initialement dirigés contre... les Chinois.
Situé cette fois vers le centre de la Russie, comme l’indique son nom, l’exercice « Tsentr-2019 » a mobilisé en septembre 2019 des effectifs moindres (le ministère de la Défense ayant annoncé la bagatelle de 128 000 soldats, 20 000 engins militaires, 600 appareils aériens et une quinzaine de navires…), mais en rassemblant sept États étrangers (Chine, Pakistan, Inde, pays d’Asie centrale), tous membres de l’Organisation de coopération de Shanghaï ou de l’Organisation du traité de sécurité collective. Le scénario ? Un conflit contre un État imaginaire situé au sud-ouest de la Russie qui se serait converti à l’islamisme radical. La trame officiellement antiterroriste de « Tsentr-2019 » est certes moins risible (ou cynique) que celle de « Zapad-2017 » du fait de la réalité de la menace islamiste en Asie centrale, et se comprend à l’aune de la participation à l’exercice de pays rivaux (Chine, Inde, Pakistan) ayant besoin d’un objectif consensuel pour dépasser leurs antagonismes. Mais il est évident que l’opération, d’ailleurs centrée sur la coopération russo-chinoise, se basait sur l’hypothèse d’un conflit majeur avec d’autres États situés hors de la sphère eurasiatique. En septembre de l'année suivante, l'exercice « Kavkaz-2020 » (Caucase 2020), mobilisant plus de 80 000 soldats russes et 1 000 combattants étrangers malgré le contexte de la pandémie de COVID-19, avec plusieurs centaines de blindés et pièces d'artillerie, avait illustré les tensions entre certains États invités. L'Inde avait annulé sa participation – une décision mise sur le compte des accrochages meurtriers contre les forces chinoises dans le Ladakh en juin de la même année, de même que l'Azerbaïdjan – qui entrerait en guerre contre l'Arménie, participant à Kavkaz-2020, le jour même de la fin des exercices. Quant au partenariat militaire Chine-Russie, celui-ci a été particulièrement mis en avant dans la communication des deux pays.
Bien sûr, le gigantisme des exercices militaires russes obéit aussi (voire surtout) à une logique de communication. L'un des buts premiers de cet étalage de force est de continuer à légitimer le statut de grande puissance mondiale d'une Russie qui n'est plus en certains domaines (économique, démographique...) qu'une puissance moyenne. Les Russes savent maximiser l'effet de ces monstrations spectaculaires, quitte à « tricher » (à titre d'exemple, plusieurs milliers des soldats effectivement mobilisés dans chacun de ces exercices géants ne quittent semble-t-il pas leurs baraquements et servent à gonfler les statistiques). Enfin, ces démonstrations de force ne constituent en aucun cas une preuve que la Russie souhaite les reproduire in situ sur un champ de bataille ; elles ont également un aspect dissuasif. Il apparaît cependant de plus en plus probable que ces exercices visent sérieusement à tester les capacités des forces russes dans l'hypothèse de conflits de haute intensité, hypothèse que Moscou n'écarte définitivement plus d'un revers de la main. Les manœuvres conjointes avec la Chine ne se limitent quant à elles visiblement pas à envoyer des messages à l'attention des Occidentaux, mais à renforcer l'interopérabilité entre les forces russes et chinoises, dans la perspective d'avoir un jour à mener de potentielles opérations conjointes contre des adversaires communs. Une telle issue paraît d'autant crédible dans le cas où le rapprochement Moscou-Beijing évoluerait à terme en une véritable alliance, ce qui est notre hypothèse.
Quoiqu'il en soit, la capacité des armées russes à déployer au cours d'exercices prévus de longue date ou improvisés des effectifs pléthoriques et davantage de chars, véhicules, hélicoptères, pièces d'artillerie etc. que les armées européennes ne seraient capables d'en aligner en temps voulu, témoigne de notre impréparation à un potentiel conflit entre grandes puissances. Là où nous sommes loin de pouvoir réaliser des exercices similaires à ceux qu'effectuent les forces russes, nous serons plus loin encore de pouvoir faire face sur le champ de bataille. A ce propos, l'armée polonaise a par exemple organisé à l'hiver 2020-2021 l'exercice « Zima-20 » (« hiver 2020 »), qui devait tester dans des conditions les plus réalistes possibles la capacité de la Pologne à se défendre contre une hypothétique invasion russe : il en a résulté que Varsovie serait soumise à un siège en quatre jours37, une fois les troupes polonaises écrasées à l'Est... L'objectif fixé par le général Burkhard de réaliser en 2023 un exercice au niveau d'une division (15 000 à 20 000 combattants) pour la première fois depuis la Guerre froide38devrait être une première étape dans une meilleure préparation aux conflits de haute intensité. Mais dans la mesure où seule la France serait capable en Europe d'effectuer un exercice de cette ampleur (on imagine mal une réédition de l'exercice « Moineau Hardi » qui avait mobilisé 20 000 soldats français et 55 000 soldats allemands en 1987), fût-ce en y adjoignant des alliés, le fait que la Russie puisse engager en un seul exercice terrestre davantage de combattants et de matériel qu'il n'y en a dans toute l'armée de Terre française ne fera que confirmer le déséquilibre entre les forces russes et européennes s'agissant de la capacité à combattre en masse.
C'est un topos, un lieu commun bien ancré : la puissance militaire russe se base sur la force du nombre, la quantité suppléant souvent à la qualité. On retient généralement que si la Russie, comme l'URSS auparavant, peut faire preuve d'excellence technologique grâce au savoir-faire de ses scientifiques, techniciens et ouvriers qualifiés, ses armées accusent un retard technologique global ; le haut niveau d'entraînement et d'aguerrissement de ses unités d'élite, le maintien d'un ethos militariste particulièrement fort dans la société russe, n'empêchent pas que les soldats russes soient souvent moins bien formés que leurs homologues occidentaux – sachant que l'armée russe pratique toujours la conscription à grande échelle – avec une condition militaire souvent difficile, de l'encadrement des troupes à la vie familiale et sociale. Ce constat reste en partie d'actualité, alors que les forces russes dominent en Europe par leur masse et leur taille critique. Mais désormais, l'armée russe rattrape ou dépasse les armées européennes en de nombreux domaines allant de la haute technologie au perfectionnement des troupes (professionnalisation, formation, encadrement...), en passant par la disponibilité et l'opérationnalité de certains équipements employables dans des conflits de haute intensité. La Russie concilie désormais force du nombre et supériorité technologique ou opérationnelle dans certains domaines clés, et domine largement sur le haut du spectre.
Loin des clichés d'une armée pléthorique mais de qualité parfois médiocre, l'armée russe est devenue un outil de défense formidable taillée pour les conflits les plus durs. Nous pouvons raisonnablement parler d'une nouvelle armée russe qui prend de l'avance pour un nouveau cycle de conflictualité. Un nouveau cycle auquel les armées européennes sont encore très loin d'être préparées, les armées française et britannique étant, à un horizon relativement proche, les seules à pouvoir se remettre à niveau au prix d'un long et coûteux effort, qui ne pourra être mené qu'avec une volonté politique forte.
Aurélien Duchêne
Sources et notes :
1Plus précisément, un effort massif du type de celui observé au cours des années 2010 ne pourra pas être reproduit dans un futur proche. Il faut cependant garder à l'esprit qu'un tel effort a permis un rattrapage spectaculaire, que la Russie n'a pas besoin de rééditer. Tout en rappelant à quel point les contraintes intérieures en Russie devraient limiter ou contraindre la remontée en puissance des armées russes, une étude de la RAND concluait ainsi que « la poursuite du développement des capacités terrestres de la Russie est probable, incluant un focus sur les frappes à longue portée, le C4ISR et les forces rapidement déployables » (cf. Andrew Radin, Lynn E. Davis, Edward Geist, Eugeniu Han, Dara Massicot, Matthew Povlock, Clint Reach, Scott Boston, Samuel Charap, William Mackenzie, et al., « The Future of the Russian Military Russia's Ground Combat Capabilities and Implications for U.S.-Russia Competition », RAND Corporation, 2019, p. 80, https://www.rand.org/content/dam/rand/pubs/research_reports/RR3000/RR3099/RAND_RR3099.pdf), une position qui fait consensus au sein de la communauté stratégique internationale.
2A titre d'exemple, l'âge moyen des véhicules de l'avant blindés, aujourd'hui deux fois moins nombreux en dotation que dans les années 2000, est de 40 ans ; la disponibilité de ces véhicules était en 2016 de 42%, celle des AMX-10 RC (véhicules blindés de reconnaissance dotés de capacités de riposte) de 48%. La livraison de Jaguar, étalée jusqu'en 2030 (avec des risques de retards ou de reports) ne permettra pas de sortir suffisamment vite notre parc actuel de blindés légers de l'état de tension capacitaire dans lequel il est plongé depuis les années 2000.
3Joseph Henrotin, « La Russie et son environnement sécuritaire : entretien avec Isabelle Facon », Défense et Sécurité internationale, hors-série n° 73, août-septembre 2020.
4Keith Crane, Olga Oliker, Brian Nichiporuk, « Trends in Russia's Armed Forces An Overview of Budgets and Capabilities », RAND Corporation, 2019, p. 70, https://www.rand.org/content/dam/rand/pubs/research_reports/RR2500/RR2573/RAND_RR2573.pdf
5« Russia’s armed forces : more capable by far, but for how long ? », IISS, 9 octobre 2020, https://www.iiss.org/blogs/military-balance/2020/10/russia-armed-forces
6Haut Comité d'évaluation de la condition militaire, La fonction militaire dans la société française, site du Ministère des Armées, septembre 2017, https://www.defense.gouv.fr/content/download/514088/8657542/file/11e_RAPPORT_HCECM.pdf
7À savoir le char de combat Leclerc, les blindés AMX 10RCR, les véhicules blindés de combat de l’infanterie, les véhicules de l'avant blindés et les systèmes d'artillerie CAESAR.
8Défense. Préparation et emploi des forces, Avis n° 142, Tome VI du Sénat, au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, http://www.senat.fr/rap/a19-142-6/a19-142-62.html#toc41
9Le « conflit chaud » renvoie aux affrontements de 2014-2015 qui ont cédé la place à un conflit gelé et fait plus de 10 000 morts (le total des victimes de la guerre atteignant les 13 000 en novembre 2020).
10Michel Goya « Les expériences récentes des forces terrestres russes », site d'Areion Group, 10 juin 2020, https://www.areion24.news/2020/06/10/les-experiences-recentes-des-forces-terrestres-russes/
11Isabelle Facon, « La menace militaire russe : une évaluation », Les Champs de Mars, n° 29, vol. 1, 2017, p. 31-57, https://www.cairn-int.info/revue-les-champs-de-mars-2017-1-page-31.htm
12Igor Delanoë, « L'armée : la meilleure alliée de la Russie », Diplomatie, Les Grands Dossiers, n° 57, juillet-août 2020.
13« Plans for delivery of T-90M and T-14 tanks to the Russian armed forces », Army Recognition, 18 février 2020, https://www.armyrecognition.com/february_2020_global_defense_security_army_news_industry/plans_for_delivery_of_t-90m_and_t-14_tanks_to_the_russian_armed_forces.html
14Soit plus du centuple du nombre de chars en dotation dans l'armée française.
15Darko Janjevic, « The strengths and weaknesses of Russia's military », Deutsche Welle, 7 avril 2018, https://www.dw.com/en/the-strengths-and-weaknesses-of-russias-military/a-43293017
16Laurent Lagneau, « L’armée russe disposerait de 2.685 chars de combat en service », Opex 360, 21 septembre 2020, http://www.opex360.com/2020/09/21/larmee-russe-disposerait-de-2-685-chars-de-combat-en-service/
17Joseph Henrotin, « La Russie et son environnement sécuritaire : entretien avec Isabelle Facon », op. cit.
18Marc Chassillan, « Le renouvellement de l’offre russe de systèmes terrestres », DEFENSE&Industries n°14, juin 2020, site de la Fondation pour la recherche stratégique, https://www.frstrategie.org/sites/default/files/documents/publications/defense-et-industries/2020/14-6%28v2%29.pdf
19L'armée de l'air russe devrait déployer dans la décennie 2020 plusieurs dizaines de Soukhoï Su-57, avions de combat de cinquième génération entrés en service en décembre 2020.
20Philippe Langloit, « Tableau de bord : les forces terrestres russes », Défense et Sécurité internationale, hors-série n° 71, avril-mai 2020.
21Marc Chassillan, « Le renouvellement de l’offre russe de systèmes terrestres », op. cit.
22Qui seront remplacés par des Koalitsiya 2S35 de même calibre, capables de tirer des obus à 40 km (selon Marc Chassillan, des obus RAB seraient en développement pour atteindre plus de 60 km, avec une cadence théorique de huit tirs par minute.
23Philippe Langloit, « Tableau de bord : l'armée de Terre », Défense et Sécurité internationale, hors-série n° 73, août-septembre 2020.
24« Les chiffres clés de la Défense 2020 », Ministère des Armées, 21 septembre 2020, https://www.defense.gouv.fr/actualites/articles/les-chiffres-cles-de-la-defense-2020
25Isabelle Facon, « La nouvelle armée russe », Questions internationales, n° 101, janvier-février 2020.
26Münchner Sicherheitskonferenz, « Munich Security Report 2020 : Westlessness », site officiel de la Security Conference, février 2020, https://securityconference.org/assets/user_upload/MunichSecurityReport2020.pdf
27Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale 2013, p. 92-93.
28Vincent Desportes, La dernière bataille de France : Lettre aux Français qui croient encore être défendus, Paris, Gallimard, coll. « Le débat », 2015, p. 170.
29Pour « Synergie du contact renforcée par la polyvalence et l’infovalorisation ».
30Pour « Système d’information du combat Scorpion », qui « se destine à fournir à tous les niveaux du Groupement tactique interarmes (GTIA) les outils d’exploitation, de combat et de commandement pour le combat collaboratif », selon la définition du Ministère des Armées.
31Martin Doitier, « Titan : le projet capacitaire de l’armée de Terre structurant les quinze années à venir », Défense et Sécurité internationale, hors-série n° 73, août-septembre 2020.
32Terre information magazine, n°294, mai 2018, p. 3, https://www.defense.gouv.fr/web-documentaire/les-equipements-de-demain/assets/files/dossier-les-equipements-demain.pdf
33Thibault Fouillet, « Le concept russe de « guerre nouvelle génération » du Général Gerasimov : quelle exploitation pour l’armée de Terre ? », Observatoire de l’Armée de Terre 2035, Année 3 – Note n° 1, 29 juillet 2020, Fondation pour la recherche stratégique, https://www.frstrategie.org/sites/default/files/documents/programmes/observatoire-armee-de-terre-2035/publications/2020/obsat-2020-1.pdf
34Marc Chassillan, « Le renouvellement de l’offre russe de systèmes terrestres », op. cit.
35Équivalent des équipements individuels FÉLIN dans l'armée de Terre française, en voie de modernisation avec le projet « Combattant 2020 » qui doit améliorer l'équipement de l'ensemble de notre force opérationnelle terrestre d'ici 2024.
36Junzhi Zheng, « "Vostok-2018", l’exercice militaire russe géant au parfum de guerre froide », L’Opinion, 11 septembre 2018, https://www.lopinion.fr/edition/international/vostok-2018-l-exercice-militaire-russe-geant-parfum-guerre-froide-161622
37Jean-Baptiste François, « En Pologne, la simulation de l’invasion russe tourne au fiasco », La Croix, 3 février 2021, https://www.la-croix.com/Monde/En-Pologne-simulation-linvasion-russe-tourne-fiasco-2021-02-03-1201138688
38Nathalie Guibert, « L’armée de terre française envisage de futurs affrontements "État contre État" », Le Monde, 17 juin 2020 https://www.lemonde.fr/international/article/2020/06/17/la-france-se-prepare-a-endurcir-l-armee-de-terre_6043162_3210.html