L'État actionnaire, ennemi de l'État stratège ?

On associe l'idée de l'État actionnaire à celle d'un État stratège qui aurait permis à notre pays de briller durant les Trente Glorieuses. Pourtant, notre conception actuelle du rôle de l'État dans l'économie est contraire à la définition d'un État stratège efficace. Comment le refonder ?

L'État actionnaire, ennemi de l'État stratège ?

L'État actionnaire est synonyme en France d'un État stratège. Or, non seulement ces termes renvoient à des réalités bien différentes, mais l'État actionnaire d'aujourd'hui est aux antipodes de ce que devrait être un État stratège capable de projeter notre pays dans l'avenir.

On considère depuis 50 ans que la participation de l'État au capital de nombreuses entreprises garantit la défense de l'intérêt général (énergie, transports...) et permet à la France de conserver ses fleurons. On associe l'idée de l'État actionnaire à celle d'un État stratège qui aurait permis à notre pays de briller durant les Trente Glorieuses. Pourtant, notre conception actuelle du rôle de l'État dans l'économie est contraire à la définition d'un État stratège efficace. Le fait que la participation publique dans des entreprises souvent non stratégiques soit allée trop loin est fréquemment débattu. Mais allons au bout de la remise en question : l'État actionnaire à la française est-il un non-sens par nature, qu'il faudrait repenser à zéro ?

Une organisation complexe et contreproductive

L'État français détient des participations dans plus de 1750 entreprises (qui emploient au total 2,4 millions de personnes, soit 10% de l'emploi salarié du pays), pour un montant global de 110 milliards d'euros. Il gère ses actions au travers de trois opérateurs. En premier lieu l'APE (Agence des Participations de l'État), créée en 2004 dans le but de clarifier les interventions de l'État au capital des entreprises. Ensuite, la CDC (Caisse des Dépôts et Consignations), fondée en 1816 pour protéger les avoirs des Français face aux nombreuses crises financières qu'a connu l'État au sortir des Guerres de la Révolution et de l'Empire, avant d'élargir son rôle financier. Enfin, Bpifrance, banque publique d'investissement créée en 2012 qui n'a pas de licence bancaire, et dont les attributions ont rapidement évolué. Trois organismes dont les prérogatives et domaines d'action ne sont pas aussi bien définis qu'on pourrait le croire, et qui ont tendance à se marcher sur les pieds et à ralentir la gestion des dossiers. Comme souvent, au lieu de réformer le pilotage de l'action publique, on a préféré complexifier pour simplifier, empiler les couches sans réformer le logiciel. Passons.

« État » et « actionnaire », deux réalités qui se contredisent

L’État, si l’on a de lui une conception noble, ne peut se comporter en acteur de marché. Son but n’est pas d’être rentable, sa mission n’est pas de dégager des profits, et la finalité du plus vieil État continu du monde n’est pas de se conformer aux évolutions financières.

Ces fondamentaux entrent en conflit avec les motivations d’un actionnaire, dont la participation au capital d’une entreprise est guidée par la quête du profit et du retour sur investissement. Les salariés et dirigeants de l’entreprise concernée sont évidemment tenus de respecter cet objectif et d’agir en conséquence, quelque soit le niveau de rémunération des actionnaires (particulièrement élevé en France). Ce qui n’est d’ailleurs, contrairement à ce qu’affirme le discours dominant, pas un mal en soi. Mais exiger de l’État qu’il ait le comportement d’un actionnaire, c’est lui demander de forcer sa nature, ou de forcer les rouages de l’économie de marché. Il ne peut remplir pleinement ce rôle.

Paradoxe pour un acteur comme l'État : parmi les autres conflits inhérents au rôle d'actionnaire qu'il entend jouer, figure un problème... légal. Au-delà des règles tacites qui régissent l’univers financier et des lex non scriptae auxquelles se soumettent les actionnaires, le droit n’est pas le même pour l’État ou les actionnaires privés : le premier agit selon le droit public national ou supranational (européen en premier lieu), les autres se conforment au droit des sociétés.

Quand l'État actionnaire tue l'État stratège

Le débat sur l'actionnaire, quand il a lieu, se focalise sur les urgences de l'actualité : Alstom, SNCF… Mais il convient de remettre les choses en perspective, pour tirer des leçons du passé, anticiper des tendances longues. Gouverner, c'est prévoir, mais ce n'est pas ce que fait la puissance publique.

Il y a un peu plus de 25 ans, l'État actionnaire a dû affronter le défaut des banques et des assurances publiques. Au début des années 2000, alors que de nombreux entrepreneurs traversaient l'explosion de la bulle internet, l'État devait gérer la crise des télécoms. Aujourd'hui, sommes-nous en train de nous diriger vers une nouvelle crise de l'État actionnaire, cette fois autour des entreprises publiques des transports et de l'énergie ? Ces deux secteurs devraient pouvoir surmonter leurs difficultés au vu des besoins actuels et du climat financier favorable, mais l'État est parvenu, par son impéritie et ses contradictions, à aggraver la situation. Inutile de revenir sur la débâcle d'Alstom, où le Gouvernement avait fanfaronné sur son rôle de protecteur après avoir pris des décisions désastreuses, ou de s'attarder sur l'exemple actuel de la SCNF.

Prenons un exemple dans le domaine de l'énergie. EDF devra investir au minimum 120 milliards d'euros d'ici 2025. L'État a grandement contribué à faire grimper la dette d'EDF (40 milliards d'euros) en l'obligeant à verser des dividendes démesurés, limitant ses marges de manoeuvre. L'État toujours, qui a décidé la construction controversée de l'EPR de Flamanville, a menacé EDF de lui refuser les autorisations nécessaires à la réalisation de ce chantier si elle ne fermait pas Fessenheim (bien qu'il faille le faire un jour) contre une indemnisation ridicule de 500 millions d'euros. A comparer par exemple avec la manière dont Barack Obama a évité l'effondrement de certains fleurons industriels américains comme General Motors : l'État stratège doit être un général d'Empire, pas un administrateur militaire d'Ancien Régime !

La puissance publique, garante du long terme face à la jungle du marché ? C’est souvent le contraire

Les politiciens estiment souvent que les gouvernements sont mieux capables de prendre des décisions de long terme que les dirigeants d’entreprises, qui seraient quant à eux obnubilés par le besoin de résultats immédiats et soumis aux rythmes du marché sur lequel ils opèrent. Dans les secteurs dont nous parlons, c’est tout le contraire. La dictature des sondages, la pression des syndicats les plus politisés, l’affolement du temps médiatique contraignant les décideurs politiques à prendre des décisions précipitées, l’argument de la stabilité des choix politiques face à ceux du privé s’évapore.

Il y a bien sûr la nécessité d’obtenir des résultats avant les prochaines élections, quitte à privilégier les investissements immédiatement productifs ou à empocher le plus de dividendes possibles pour obtenir des rentrées d’argent rapides (ce qui conduit l’État à se verser autour de 60% des bénéfices obtenus, contre moins de 50% en moyenne pour les entreprises du CAC40 qui reconstituent des marges de manœuvre). L’incapacité des dirigeants politiques à retrouver le sens du temps long, même en se proclamant « maître des horloges » comme l'actuel Président, se retrouve dans cette propension à se reposer sur le calendrier électoral plutôt que sur les cycles financiers lorsqu’il s’agit de prendre des décisions actionnariales.

On pourrait arguer que cet éloignement des cycles financiers, cette distance de l’État vis-à-vis du temps du monde économique, permet aux décideurs publics de prendre des décisions durables. Mais l’absence de stratégie globale à la tête de l’État, conséquence de l’absence de programme complet chez les grands candidats à la présidentielle depuis 30 ans, empêche toute stabilité décisionnelle. Un seul exemple : à l’été 2014, alors que devaient s’engager des discussions sur le devenir de l’État actionnaire, les clés de Bercy sont allées des mains d’un Arnaud Montebourg à celles d’un Emmanuel Macron, sous le patronage du même Premier ministre et au nom d’une majorité inchangée. Imagine-t-on une grande entreprise passer des mains d’un visionnaire comme Elon Musk à celles d’un flambeur comme Donald Trump du jour au lendemain ?

L’APE a déjà eu à sa tête deux directeurs, puis quatre commissaires après réforme de sa gouvernance, soit six dirigeants en… 13 ans. Un État réellement stratège nommerait à la gestion de ses actifs et participations une même équipe dirigeante au moins le temps d’un mandat présidentiel, qui devrait normalement coïncider avec le suivi d’une seule et même stratégie économique. Vers où se tourneraient les clients de Carmignac (gestionnaire français d'actifs) si la direction de cette société changeait tous les deux ans ?

La question du retrait

Sortir de la gestion à petite semaine et de la navigation à vue implique de prendre des risques, à l’exact opposé de ce qui guide (ou devrait guider) les interventions de l’État au sein d’entreprises commerciales. Cela implique aussi de faire des sacrifices. De même que n’importe quel patron de PME doit être capable de laisser tomber un projet contreproductif, le risque d’être emporté par l’effondrement d’une entreprise oblige les actionnaires à savoir se retirer du capital de cette dernière tout en ayant les capacités de rebondir ailleurs. Il est normal que les actionnaires d’une grande entreprise se retirent de son capital pour s’orienter vers des participations plus rentables (en évitant au passage une catastrophe financière potentielle), sans verser toutefois dans le « syndrome Whirlpool » (néologisme que l’on pourrait appliquer aux exemples de délocalisation ou de licenciements que la réalité économique ne justifie pas).

Mais dans un pays où le manque de compétitivité de l’appareil productif a fait des ravages, où des régions entières ont été sinistrées par 40 ans de délocalisations et de faillites, peut-on imaginer un seul instant que l’État abandonne des entreprises historiques pour des concurrentes plus rentables mais moins créatrices d’emplois et à l’utilité publique loin d’être éprouvée ? Voire qu’il « lâche » des entreprises françaises et oriente ses choix d’allocation de ressources vers des entreprises étrangères ? Inconcevable pour l’écrasante majorité de la population française. En ne pouvant assumer ce genre de choix, l’État y perd financièrement ; pire, il met en danger les entreprises non stratégiques au capital desquelles il participe. Et donc des sites de production.

Et c'est la France des oubliés, qui en paye les conséquences, de licenciements négatifs en sinistrose de territoires entiers.

Préparer la France aux risques et opportunités économiques n'est pas du ressort exclusif de l'État : osons changer de mentalité !

Un actionnaire actif prend constamment des risques ; l’État a pour mission de protéger les citoyens de ces mêmes risques. Un actionnaire qui participe au financement de l’économie réelle est forcé d’être en permanence sur le qui-vive ; un État qui se respecte est monolithique, détaché des contraintes temporelles, et incarne la stabilité face au rythme fou du monde économique. Les actionnaires qui réussissent n’ont de compte à rendre à personne sinon à ceux que leurs choix économiques concernent directement, et n’ont pas à justifier de leurs pratiques ; tout le contraire d’un État démocratique et transparent, dont l’obligation d’expliquer – voire de justifier – ses choix sera encore renforcée par l’open data. De toutes manières, après des années de gestion catastrophique des finances publiques, l'État n'a plus les moyens d'être réactif, et faute de baisse radicale de la dépense publique, cela ne va pas s'arranger sous la présidence actuelle. Alors que dans le privé, l'argent coule en ce moment à flot, démultipliant les incitations à la prise de risque !

La dernière élection présidentielle a vu les candidats en lice défendre arbitrairement davantage d'intervention de l'État et de la sphère publique dans l'économie, ou au contraire la réduction du poids de l'État au sein de cette dernière. Entre ces deux raisonnements binaires parce que doctrinaires, figure la nécessité de repenser "l'État autrement" ; ceci vaut pour son rôle d'actionnaire. Faire de l'État davantage qu'un simple (et mauvais) gestionnaire d'actifs, oser mettre en place un État réellement stratège capable d'accompagner l'économie française dans les défis à venir (IA, blockchain, concurrence des futures licornes américaines, chinoises ou indiennes...), doit être l'un des grands chantiers de l'économie française, à des années-lumières des réformettes de l'ère Macron ou de la gestion comptable que défendent actuellement la droite étatiste et la gauche.

La France sera obligée, pour rebondir pleinement dans le XXIe siècle, de lancer de vastes projets de long terme, tels l'économie de la mer et la croissance bleue, une transition énergétique tirée par l'innovation, une révolution des transports commençant par les ports, la réalisation de grands projets avec les pays francophones... Mais ces grands chantiers ne pourront être menés selon le mode de pensée actuelle, à savoir tout planifier et contrôler par un État tentaculaire, et dépenser des montagnes d'argent public. Il faudra pour cela en finir avec l'État paternaliste et réduire son rôle d'actionnaire, redéfinir le cadre juridique des partenariats public-privé, libérer la créativité et le financement privés. Et si certains projets, notamment d'infrastructures, réclament que l'État avance des fonds, pourquoi ne pas trouver cet argent en vendant pour 20, 30 milliards d'actifs non stratégiques sur un quinquennat ?

Changeons enfin de logiciel !

Aurélien Duchêne