En 2017, investissons dans nos ports, clés de l'avenir de la France (12/03/17)

Ce sujet, complètement oublié du débat présidentiel, est pourtant essentiel : la France doit d'urgence se doter d'une vraie ambition portuaire, notamment au Havre.

En 2017, investissons dans nos ports, clés de l'avenir de la France (12/03/17)

L’idée que « la mer est l’avenir de la France », pour reprendre le titre de l’excellent livre de Jean-Marie Biette, a fini par germer dans le débat politique français. Certains candidats à la présidentielle ont fini par intégrer l’idée que la croissance française reposait en grande partie sous les océans, et de plus en plus de tribunes et d’éditoriaux invitent les Français à prendre conscience de l’incroyable potentiel maritime de leur pays. Mais l’objet de cet article est d’insister sur un point en particulier : la marginalisation accélérée de nos ports, un phénomène passé sous silence mais qui risque bien d’avoir des conséquences catastrophiques à long terme. En 2017, le Havre fêtera les 500 ans de sa fondation par François Ier : ce port, qui devrait en théorie être la porte d’entrée sur l’Europe et son immense marché, risque aujourd’hui d’être rayé de la carte. Son naufrage emporterait l’une des dernières chances de la France de retrouver sa place au cœur des échanges internationaux, et entraînerait le déclassement irréversible de la région parisienne dont la capitale serait amenée à devenir une ville musée.

« Paris, Rouen, Le Havre, une seule ville dont la Seine est la grand’rue. » - Napoléon Bonaparte

Le formidable arrière-pays formé par la vallée de la Seine peut devenir le cœur d’une nouvelle croissance durable pour la France si le prochain Président de la République décide d’engager un vaste plan de transformation du port du Havre, avec l’objectif de rattraper les mastodontes de Rotterdam ou d’Anvers. Au-delà des gigantesques bénéfices économiques que pourrait retirer la France de la création d’un véritable port de dimension mondiale, l’enjeu est également culturel : une telle ambition structurerait un tout autre regard de notre pays sur lui-même. Comme nous le verrons plus loin, il faut agir tout de suite. À la fois parce que nous ne pouvons plus nous permettre d’attendre et que nos ports sont à la veille d’un décrochage sans retour, mais aussi parce que la situation est particulièrement favorable au lancement de ce projet d’avenir : si nous n’investissons pas maintenant sur le long terme, il n’y aura pas de court terme. « Gouverner, c’est choisir » : faisons le choix clair de tout miser sur le seul port du Havre, notre division de combat à l’échelle mondiale, le prolongement naturel de notre capitale vers la mer et notre meilleure chance de conjurer les risques de marginalisation de la France. Engager un tel chantier dès le prochain quinquennat serait le préalable à toute stratégie de mise à profit de notre atout maritime et de valorisation de cette croissance bleue qui s’imposera comme une évidence dans les prochaines années.

Les ports français sur le point d’être emportés par la tempête de la mondialisation

On entend souvent dire que les infrastructures françaises sont parmi les meilleures du monde. C’est oublier à quel point la situation est inquiétante concernant les ports, pourtant l’une des clés de l’avenir du pays. Selon les méthodes de calcul, on peut estimer qu’au niveau mondial, 80 à 90% du transport de marchandises en volume se fait par voie maritime. En valeur, le transport maritime représente à peu près les trois quarts des échanges planétaires. La géographie de la France, même en se limitant à l’Hexagone (préférons ce terme à celui de « métropole »), en fait la véritable façade maritime de l’Europe. Au-delà de notre accessibilité, la qualité de nos infrastructures justement devrait en toute logique renforcer le rôle de la France dans les échanges maritimes mondiaux et en faire la principale plaque tournante d’Europe d’occidentale, pour le plus grand bénéfice de l’économie tricolore. Il n’en est bien sûr absolument rien. Le Global Competitiveness Index 2016 du World Economic Forum classait la France à la 8e place mondiale (140 pays étudiés) pour la qualité des infrastructures : en 7e place pour les transports, avec le 2nd meilleur réseau routier au monde, le 4e meilleur réseau ferroviaire et le 10e réseau aéroportuaire. S’agissant des ports, la France n’est que… 25e !

Le port du Havre n’est que le second de France, derrière Marseille en termes de trafic général : son intérêt est d’être le premier pour le trafic de conteneurs. Mais Le Havre est loin, très loin de figurer parmi les 20 premiers ports mondiaux, peut-être parmi les 50e. En 2014, le port de la Seine était au 62e rang mondial en termes de trafic de conteneurs, c’est-à-dire ce qui compte réellement. Aujourd’hui, certaines sources indiquent qu’il serait 58e. Champagne ! Rotterdam pointe à la 11e place. Le port néerlandais est d’ailleurs toujours le seul européen d’un top 20 où 17 ports sont asiatiques (14 pour la seule Chine). L’an dernier, pendant mes cours d’Histoire-Géo de Terminale L, notre manuel pourtant vieux de trois ou quatre ans au plus proposait un classement des plus grands ports mondiaux en termes de tonnage : l’actuel premier port du monde, Ningbo-Zhousan, n’y figurait même pas. Rotterdam était en bien meilleure position. Symbole des temps qui changent, Ningbo-Zhousan a beau être le premier port mondial en 2016-2017, il a été créé en… 2006. L’Europe joue donc dans une autre catégorie et ne peut plus espérer reprendre le leadership du trafic maritime, sauf si les tensions en mer de Chine devaient aboutir d’une manière ou d’une autre à l’effondrement des échanges en volume dans la région. Alors que Rotterdam dépassait en 2016 les 12 millions de conteneurs traités annuellement, et Anvers les 10 millions, Le Havre atteignait péniblement les 2,5 millions. Avec une rentabilité beaucoup plus faible : par « boîte » débarquée, les entreprises gagnent beaucoup moins que leurs concurrentes du Nord de l’Europe.

Conséquence de ce dangereux déclassement, les parts de marché des ports français pour le trafic de conteneurs se sont effondrées à 5% du total européen. À l’échelle du continent, le Havre ne risque pas de rester bien longtemps parmi les 10 premiers ports, signe de leur marginalisation. Ce n’est pas qu’une question de taille des bassins, d’insuffisance des infrastructures de raccordement et de vétusté des équipements portuaires. Le statut de nos ports, celui du Havre en particulier, est obsolète. On l’a vu lors des grandes manifestations du premier semestre 2016, la fréquence des grèves – qui peut largement se comprendre au vu de l’avenir sombre des salariés – joue contre la fiabilité même de nos ports. Le manque d’attractivité de ces derniers est devenu affolant, comme l’a souligné un rapport de la Cour des comptes du 8 février, passé complètement sous silence comme d’habitude en dépit de ses conclusions bien plus importantes pour l’avenir du pays que les journées de travail imaginaire de Pénélope Fillon.

Notre refus de valoriser nos deux ports de dimension mondiale se retrouve dans les déséquilibres économiques à l’intérieur des terres. Moins de la moitié des conteneurs que nous consommons est débarqué dans un port français, entraînant des gâchis financiers. Un seul exemple : aujourd’hui, le premier port d’approvisionnement de la région lyonnaise, parmi les plus puissantes et les dynamiques de France, n’est pas Marseille, mais… Anvers, trois fois plus éloignée. La mondialisation des échanges a bénéficié aux pays d'Europe du Nord qui ont su tirer profit de l'absence de stratégie française. Anvers a pu être considérée comme la capitale de l’économie-monde européenne dans la première moitié du XVIe siècle, après avoir été longtemps l’un des tout premiers ports occidentaux. La cité de Plantin, avec 100 à 150 000 habitants dont le niveau de vie était 5 à 10 fois supérieur à celui des Parisiens, était alors le plus grand centre d’imprimerie du Vieux continent, et une importante place financière attirant les plus grandes familles de banquiers (Fugger, Höschsteller, Welser…). Les métaux précieux des Amériques débarquaient à Anvers, devenue l’une des cités les plus stratégiques du monde. Pour différentes raisons que nous n’aurons pas le temps d’évoquer ici, le grand port flamand déclina à partir des années 1560, éclipsé par celui de Gênes, puis celui d’Amsterdam. Anvers doit en grande partie sa « renaissance » à la volonté d’un homme : Napoléon Bonaparte, qui envisageait d’en faire le principal port français, porte d’entrée vers une Europe unifiée par Paris. Il fit creuser de nouveaux bassins d’abord dans l’optique de tenir en respect la Royal Navy, mais ses plans stratégiques pour refaire d’Anvers un grand port commercial furent suivis par les nouveaux maîtres de la ville. Comme nous le verrons plus bas, c’est encore une fois la France qui risque de participer au développement des grands ports d’Europe du Nord, au détriment de sa propre économie.

Je ne vais pas rentrer ici dans une analyse historique étalée sur mille ans. Dire que nous n’avons pas été capables de nous ouvrir au grand large revient à répéter des lieux communs. Mais on oublie trop souvent la question de l’arrière-pays terrestre d’un port, pourtant essentielle à la question maritime. L’un ne va pas sans l’autre ; c’est d’ailleurs de moins en moins le cas. La France s’est toujours refusée à valoriser sa dimension maritime, que ce soit au cours de l’épisode colonial – le souvenir douloureux de la Nouvelle-France américaine en témoigne –, ou durant les nombreuses occasions, toutes ratées pour notre pays, de devenir le centre de l’économie mondiale. Quand la Méditerranée est devenue une mer secondaire, nous nous sommes refusés à doter le grand port de Marseille d’un arrière-pays agricole et industriel qui aurait pu faire de la cité phocéenne le nouveau cœur battant du bassin méditerranéen et de ses richesses. Du XVIe au XXe siècle, alors que l’Atlantique devenait le nombril du monde, combien de mutations du commerce international, combien de retournements de situation stratégiques, auraient pu être mis à profit pour faire du Havre (et donc Paris) ce qu’ont été Anvers, Amsterdam, Londres, Boston, New York ? Fernand Braudel, qui écrivait dans son l’identité de la France qu’« à son désavantage, la capitale française est continentale », rappelait ailleurs que Florence avait perdu de son éclat au XVIe siècle par absence de dimension maritime forte à une époque où le monde était partagé entre les grandes puissances coloniales. À la même époque, Venise, en refusant de créer une vaste alliance terrestre avec la cité des Medici, est entrée en phase de déclin du fait de l’insuffisance de son arrière-pays qui n’était désormais plus adapté aux exigences de l’époque.

Parmi les dangers qui pourraient bien mener à l’euthanasie du port du Havre, et donc de tout espoir de voir la France revenir au cœur des échanges internationaux, figure le chantier du canal Seine-Nord, une autoroute fluviale d’une centaine de kilomètres de long dont la construction devrait commencer fin 2017 après des années de tergiversation. Cette liaison entre la Seine et l’Escaut est un excellent projet sur le papier : il profitera massivement… aux ports d’Europe du Nord. Si d’ici 2024, date à laquelle devrait normalement s’achever le chantier, rien n’est fait pour sauver le port du Havre et en faire l’un des plus dynamiques du Vieux continent, Anvers et Rotterdam capteront le reste des échanges ; les ports français ne seront guère plus qu’un arrêt de bus qui verront passer chaque année des milliers de navires qui enrichiront un peu plus les établissements de la Northern Range. L’insuffisance des liaisons mer-terre est en train de tuer le port, la Seine sera rayée de la carte maritime mondiale ; ce seront à terme d’innombrables entreprises qui finiront par mettre la clé sous la porte. Les destructions d’emplois marchands ne seront pas uniquement liées au trafic maritime : à l’image d’une fermeture d’usine qui sinistre un territoire entier, la marginalisation du Havre et de la vallée de la Seine auront des conséquences catastrophiques. Par extension, les départements environnants en souffriraient, pour correspondre un peu plus à la tragique définition de la « France périphérique » établie par Christophe Guilluy. Au XIXe siècle, la côte d’Albâtre était devenue le lieu de baignade privilégié de la haute bourgeoisie parisienne : bientôt, c’est le dernier grand port français qui risque de revêtir la dimension de plage d’Étretat.

2017 constitue la meilleure occasion pour ouvrir enfin Paris et la France sur les mers, et faire de la Normandie la porte d’entrée de l’Europe. Saisissons cette chance !

Les conditions sont réunies pour le lancement d’un véritable New Deal français ; notre priorité absolue n’est pas de construire des routes et de percer des tunnels, mais de nous doter enfin d’un port de dimension mondiale. Un tel projet s’étalerait forcément sur deux ou trois mandats présidentiels, mais l’essentiel pourrait être réalisé avant la fin du prochain quinquennat. La situation actuelle est favorable à l’investissement de long terme.

Sur le plan financier, la remontée des taux d’intérêt constitue une chance si nous savons en profiter. Le retour à des taux « normaux » entraînera mécaniquement le retour à des politiques monétaires traditionnelles et à plus d’inflation, ce qui contribuera à gommer progressivement l’endettement excessif de certains États et entreprises. Malgré le risque – probable – de réajustements soudains sur les marchés financiers, la hausse des taux devrait également entraîner une augmentation de l’investissement public et privé. Les risques présentés par le coût des dettes et de leur refinancement sont plus limités dans ce domaine qu’ailleurs, et les réglementations et dispositifs français (contrats de concession à long terme, participation au capital, organisation des partenariats publics-privés) garantissent une certaine sécurité financière. Investir maintenant est une obligation pour éviter que nos ports soient rayés de la carte maritime, mais ce serait également rentable.

Les États n’ont plus les moyens d’assurer seuls le financement de nouvelles infrastructures. La contrainte budgétaire et le besoin de liquidités obligent les pouvoirs publics à privatiser. Dans le cas de la France, s’endetter encore même pour financer un projet aussi indispensable que la transformation du port du Havre serait dangereux. Heureusement, nous n’aurions aucun mal à drainer les investissements privés nécessaires tant qu’il y a de la volonté politique derrière. En effet, la classe d’actifs Fonds Infrastructure attire de plus en plus les investisseurs, car elle leur assure dans l’immédiat une prime de liquidité avec un risque en capital plutôt faible, un bon rendement alors que les taux sont toujours bas et une protection inflation à moyen terme. Les investisseurs recherchent aussi de la diversification, ce que garantit la classe d’actifs Infrastructure. Les rendements y ont une faible corrélation face aux autres classes d’actifs et face à la versatilité des marchés financiers. Pus que tout, l’investissement privé dans les infrastructures est l’un des fondements du capitalisme patient et de l’économie positive tournée vers le mieux-vivre et le souci des futures générations. Il ne s’agit pas de verser dans une vision bisounours de l’économie : les infrastructures garantissent aux opérateurs privés un horizon d’investissement à long terme avec la promesse de revenus durables et diversifiés que ne menaceront pas les soubresauts conjoncturels.

Que coûterait un tel plan ?

Il faut donc un investissement massif qui ne creuse pas le déficit public, même temporairement. Pour l’ensemble du projet de transformation du port du Havre, de raccordement ferroviaire, fluvial et autoroutier au triangle économique Paris-Londres-Rotterdam et de redynamisation (énergétique notamment) de la vallée de la Seine, on peut tabler sur un chiffrage de 10 à 15 milliards d’euros sur 5 à 7 ans, surcoûts et aléas budgétaires compris. Concernant la participation de l’État au projet, le montant pourrait être intégralement financé par des privatisations : comme nous le verrons dans un autre article, la participation de l’État au capital de certaines entreprises est contreproductive, et il faudrait la limiter aux secteurs où l’intérêt général exige la présence d’un État actionnaire. Il ne s’agit pas de sacrifier l’action publique sur l’autel de la rentabilité, bien au contraire. Si l’on s’inspire de la Suède des années 1990, pour prendre un exemple d’État interventionniste à la logique plus proche du nôtre, nous pouvons facilement cibler les 20 milliards d’euros de ventes de participations de l’État, dans les entreprises industrielles, les télécommunications, le transport aérien et maritime, et même dans certains secteurs de l’énergie. De quoi financer ce vaste chantier, qui à lui seul pourrait radicalement changer les perspectives d’avenir de la France.

Ouvrons Paris et la France sur les mers, et nous accueillerons les grandes opportunités du siècle à venir.