« De nouveaux conflits majeurs sont impensables » : quand les discours rassurants d'aujourd'hui rappellent ceux des années 1880
Les arguments censés prouver l'impossibilité de nouveaux conflits entre grande puissances dans les prochaines décennies rappellent ceux invoqués dans les années 1880, notamment par Jan Gotlib Bloch.
Les arguments censés prouver l'impossibilité de nouveaux conflits entre grande puissances dans les prochaines décennies rappellent ceux invoqués dans les années 1880, notamment par Jan Gotlib Bloch.
L’écrasante majorité des figures du débat public français et européen réfutent l’idée que le pire peut à nouveau arriver dans un monde où personne ne veut ruiner les résultats de plusieurs décennies de croissance et de développement, où les grandes puissances militaires n’ont aucun intérêt à utiliser pleinement leur immense potentiel de destruction. Ils devraient s’intéresser aux travaux de Jan Gotlib Bloch (parfois francisé en Jean de Bloch). Cette grande figure industrielle et financière de l’Europe du XIXe siècle, né dans la partie annexée par l’Empire Russe de la Pologne, était aussi un intellectuel pacifiste qui s’est penché sur le futur de la guerre tel qu’on pouvait l’imaginer dans le dernier quart du XIXe siècle. Ses écrits sont largement inconnus, hormis d’une poignée d’experts qui vulgarisent malheureusement peu leurs recherches. Bloch avait mené une réflexion interdisciplinaire, étudiant aussi bien le formidable potentiel des nouvelles sociétés industrielles (technologie, infrastructures, management et organisation du travail, optimisation et massification des processus de production, croissance démographique et urbanisation, modernisation de la finance, extension du commerce international…) que les nouveautés dans le domaine militaire.
Observateur assidu des relations internationales, Jan Gotlib Bloch avait pu voir l’émergence d’un nouveau type de guerre apparu avec les guerres de Crimée et de Sécession se concrétiser plus près de chez lui avec la Guerre des Duchés (1864), la guerre entre la Confédération de l’Allemagne du Nord et l’Autriche (célèbre pour la victoire prussienne à Sadowa en 1866), puis la terrible Guerre de 1870 entre la France et le futur Empire allemand. Dans Impossibilités techniques et économiques d’une guerre entre grandes puissances et surtout La Guerre future aux points de vue technique, économique et politique, il avançait avec des arguments convaincants l’idée qu’un conflit à grande échelle entre des géants comme la France, l’Empire britannique, les Empires centraux d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie, l’Empire russe et l’Italie, serait tellement suicidaire ne serait-ce que sur le plan économique qu’elle en devenait impossible, ou en tout cas impensable.
Nous avons vu plus haut que la mondialisation est aujourd’hui vue par beaucoup comme un obstacle aux grands conflits. Le commerce international dans les années 1900-1910 avait pourtant, malgré les divers épisodes de protectionnisme, les tensions géopolitiques et l’insuffisance de certaines infrastructures, ouvert la voie à ce que de nombreux historiens considèrent comme une mondialisation aboutie. Si comme évoqué plus tôt « le commerce adoucit les mœurs » (on dit même que l’armée française continuait à habiller ses soldats avec des pantalons garance car elle achetait la teinture aux Allemands, ce qui équivalait à un geste de paix), celui-ci avait en tout cas créé un niveau d’interdépendance suffisamment fort pour que les principaux partenaires commerciaux n’aient pratiquement aucun intérêt à se faire la guerre. N’est-ce pas encore une fois l’un des arguments avancés pour décrédibiliser l’hypothèse d’un conflit entre les pays moteurs de la mondialisation, ou un conflit entre pays d’importance moindre mais capables de déstabiliser l’organisation du commerce international ?
À la Belle Époque, il était clair que l’ampleur de la productivité industrielle, l’explosion de la taille des villes et la démultiplication de la main-d’œuvre devaient aussi conduire à une industrialisation rapide des conflits : Bloch a vu juste lorsqu’il imaginait les grandes puissances mettre à contribution des millions d’ouvriers (ou plutôt d’ouvrières du fait de la mobilisation) pour produire en quantité astronomique armes et munitions. Mais il s’est hélas trompé en croyant que la perspective de transformer la guerre en une gigantesque compétition industrielle, où les obus pleuvraient par milliards et où les hommes mourraient par millions, où des villes immenses seraient réduites en océans de ruines et des sociétés prospères plongées dans la pénurie, serait trop rebutante. Il s’est également trompé en croyant (ou en voulant croire) que les terrifiants progrès de l’armement (cadence de tir et maniabilité des fusils, puissance de feu de l’artillerie, développement d’armes nouvelles de la mitrailleuse aux gaz de combat…) auraient un aspect dissuasif. Beaucoup de gens ont cru, à partir des années 1880, que le potentiel destructeur d’armes sans cesse améliorées interdirait toute tentative de s’en servir un jour. Un discours que l’on semble entendre aujourd’hui encore. Certes, la puissance diabolique des armes nucléaires actuelles n’a rien à voir avec la puissance de feu d’un canon Krupp, d’une mitrailleuse gatling ou de fusils Lebel ou Dreyse, pour prendre des exemples d’armes de la Belle-Époque, et leur emploi reste peu probable. Il y a en effet une différence entre saigner à blanc toute une classe d’âge masculine comme au cours de la Grande Guerre, et compromettre l’existence terrestre de l’humanité. Mais n’allons pas croire que la dissuasion nucléaire, qui nous a jusqu’ici évité sans doute bien des malheurs, suffise à elle seule à empêcher les puissances militaires de demain d’utiliser leur arsenal conventionnel dans des proportions dignes des affrontements du passé.
Un autre argument avancé à l’époque de Jan Gotlib Bloch semble étrangement contemporain : l’idée que la sophistication des armes, au-delà de leur aspect meurtrier, les rend trop difficiles à concevoir, trop chères à fabriquer en termes de coût et de matériaux, inaptes à être utilisées en masse. Pour en revenir à un aspect macroéconomique, n’oublions pas non plus que les futurs belligérants de 14-18 avaient un niveau de dépense publique extrêmement faible comparé à aujourd’hui (l’Allemagne faisant à l’époque exception par la générosité de sa politique sociale) ; ils étaient rarement enclins au dirigisme économique et souvent soucieux de maintenir l’ordre social en place. L’hypothèse que ces États se livrent à une guerre mobilisant l’ensemble de l’économie, brisant le fonctionnement de sociétés hiérarchisées, était difficilement recevable : pourtant, les belligérants sont entrés dans une guerre totale qui a radicalement changé la structure même de leurs économies. À comparer avec l’idée récente que des économies développées où les dépenses de protection sociale et de fonctionnement des services publics pèsent très lourd ne pourront jamais renouer avec l’effort de guerre. En bref, les ides de Jan Gotlib Bloch mériteraient d’être relues par les Européens du XXIe siècle, ayant en tête les souffrances de l’Europe du XXe siècle.