Quand De Gaulle faisait du Thatcher (21/06/17)

Les opposants à des réformes économiques exigeantes citent souvent les « acquis » et « l'héritage » gaulliens. C'est oublier que De Gaulle a mené une thérapie de choc inimaginable aujourd'hui : le plan Pinay-Rueff.

Quand De Gaulle faisait du Thatcher (21/06/17)

Les opposants à des réformes économiques exigeantes citent souvent les « acquis » et « l'héritage » gaulliens. C'est oublier que De Gaulle a mené une thérapie de choc inimaginable aujourd'hui : le plan Pinay-Rueff.

Le Charles de Gaulle romancé qu’a construit puis popularisé toute une génération de nostalgiques ou d’adversaires du Général passe pour avoir toujours négligé l’économie. Ceux-ci se réfèrent souvent à cette citation rapportée de l’homme du 18-Juin, qui aurait déclaré au sujet de la politique économique de la France « l’intendance suivra ». À la simple lecture des Mémoires, ou même de l’immense biographie de Lacouture, il apparaît que l’économie occupait une place déterminante dans la vision et l’action du fondateur de la Ve République.
Hélas, on réduit souvent les premiers instants de la présidence de Gaulle à l’indépendance de l’Algérie et à la mise en œuvre d’une nouvelle Constitution.

Ceux qui ont passé leur Bac récemment (j’ai obtenu le mien en 2016) auront surtout retenu que le Président de Gaulle a hérité d’une France en excellente santé économique, et aura passé l’essentiel de son mandat à prononcer des discours sur toute la planète, avant d’être dépassé par les évènements de Mai-68 et de quitter le pouvoir à la suite d’un référendum perdu. Oui, il s’agit du programme du lycée. Mais apparemment, avoir fréquenté les bancs de SciencesPo ou de l’ÉNA ne suffit pas à cerner l’étendue – et l’audace – de l’action économique de de Gaulle. Au cours de la dernière élection présidentielle, huit candidats sur onze ont se sont réclamés de près ou de loin du plus consensuel des Présidents : si des personnalités politiques aussi différentes peuvent revendiquer l’héritage d’un seul chef de l’État, fut-il le chef de la France libre, c’est en raison de l’ambiguïté qui entoure l’action de de Gaulle « gestionnaire » à la tête du pays, car celle-ci est trop peu connue.


Il ne s’agit pas d’étaler ici une analyse complète de la pensée économique de de Gaulle ; encore moins lui inventer une opinion arrangeante en mettant bout-à-bout des citations gaulliennes sorties de leur contexte. Cet article propose un résumé historique, factuel, des principales décisions prises par le Général en matière de politique économique. Dans cette première partie, nous nous intéresserons au plan d’assainissement de l’économie française mené par de Gaulle alors que la Ve République s’installait à peine.


Les regrets de 1945


À la tête du Gouvernement provisoire de la République de 1944 à 1946, de Gaulle était bien sûr amené à aller de compromis en compromis, unité nationale oblige. Mais la ligne qu’il défendait lui-même, en tout cas sur le plan économique, se caractérisait par une certaine hésitation. Au sein du premier gouvernement dont il avait la charge, le jeune (38 ans) Pierre Mendès-France, issu des rangs du PRS, était ministre de l’Économie nationale. Mendès-France plaidait pour une politique de rigueur doublée d’un soutien à l’offre, condition sine qua non de la reconstruction de l’appareil productif, alors que la situation était catastrophique.


« Les comptes en désordre sont la marque des nations qui s’abandonnent . »
Pierre Mendès-France


Le ministère des Finances était occupé par René Pleven, membre de l’UDSR, partisan d’une restauration rapide du pouvoir d’achat grevé par les privatisations de guerre, et d’une politique monétaire généreuse. La paix sociale était à ce prix. Le Général finit par opter pour la stratégie de Pleven. Mendès-France quitta le gouvernement en avril. Dans sa lettre de démission, le futur trop bref Président du Conseil s’emporta contre de Gaulle : « Est-ce en bafouant ceux qui ont cru que nous voulions une république pure et dure que nous referons la France ? », ce dernier expliquant sa décision par la situation sociale du pays, « malade et blessé ». De Gaulle était sincère et résolu à sortir la France de sa situation miséreuse, mais avait le sentiment d’avoir fait le choix de la facilité. Treize ans plus tard, une fois revenu aux affaires, il choisira d’assumer des mesures impopulaires.


La thérapie de choc de 1958 : le plan Pinay-Rueff


Il y a eu tellement de propos rapportés sur de Gaulle que ses citations les moins connues sont souvent à prendre avec des pincettes. Restent ses déclarations publiques. Écoutons l’allocution prononcée par le nouveau Président du Conseil le 27 juin 1958, 26 jours après avoir été investi par l’Assemblée nationale.


Allocution du général de Gaulle : https://www.ina.fr/video/CAF88024203

Dès le début de son adresse, le chef du gouvernement énumère les trois progrès à accompagner qui « dominent [la] situation » : la question algérienne, l’équilibre financier, et la réforme de l’État.


Vers 2 : 45 dans la vidéo, après s’être exprimé sur la situation en Algérie, de Gaulle s’attaque aux défis macroéconomiques. Sur la nécessité de rétablir l’équilibre financier, l’homme du 18-Juin affirme que c’est « où jamais le moment de le faire, c’est même le dernier moment ». Et pour y parvenir, il faut que l’ensemble du pays contribue à l’effort de consolidation budgétaire et de stabilisation de l’activité. Tout peut être sauvé si dans le cours de l’année, « le niveau des dépenses, des rémunérations, des profits, ne dépasse pas le niveau où il est ». Le Général emploie le terme de sacrifice, en rappelant une nouvelle fois à quel point chacun est concerné par l’effort qu’exige la situation. Il ne s’agit pas seulement de « stabiliser » pour éviter « la ruine de l’État », mais de mener une politique de rigueur parce que c’est la condition même du maintien de la croissance (qui a été en moyenne de 4,9% par an depuis 1950) et de pérenniser le plein-emploi. Le chef du gouvernement remercie ensuite ceux qui ont contribué au grand emprunt national, et invite le reste des Français à y souscrire, toujours avant la fin de l’année. Il enchaîne ensuite avec la question de la réforme de l’État : « C’est, dit-il, la base sur laquelle nous devons construire notre avenir ».


L’emprunt en question, activement défendu par Antoine Pinay, rapportera 324 milliards, et le retour de la confiance. Bien que Pinay ait été un symbole de l’atlantisme en France, ce qui motive De Gaulle, c’est encore et toujours l’indépendance nationale. Et au moment dont nous parlons, le souverainisme gaullien était mâtiné d’antiaméricanisme. En effet, la France s’ était largement endettée auprès des États-Unis non seulement au sortir de la guerre mais aussi pendant toute la durée de la IVe République ; comme le présageait Mendès-France, concilier hausse continue des dépenses sociales et crédits de guerre pour tenter de conserver un empire colonial désuet n’était à la longue pas soutenable. Félix Gaillard avait dû, en 1957, imposer au pays une cure d’austérité pour retrouver de la crédibilité chez nos créanciers ; une situation à la Grecque, en somme. De Gaulle, de plus en plus méfiant vis-à-vis de Washington, ne pouvait tolérer une telle dépendance financière à l’égard des Américains. Celui qui disait que « L'essentiel, pour jouer un rôle international, c'est d'exister par soi-même, en soi-même, chez soi », défendait contrairement aux idées reçues une stricte orthodoxie budgétaire.

Comme le constate une historienne et journaliste gaulliste spécialiste de la IVe République,

« Pour de Gaulle […], une France aux caisses vides, à la monnaie instable, dans les l’impossibilité de faire face à ses engagements, ne peut retrouver son rang »
Georgette Elgey, Histoire de la IVe République, 4 : De Gaulle à Matignon : juin 1958-janvier 1959


Au moment où de Gaulle tenait cette allocution, un plan de rigueur particulièrement dur était déjà en préparation. Il fit appel, pour le cadrage budgétaire et la stratégie de retour à l’équilibre, à l’économiste libéral Jacques Rueff. À peine plus d’une semaine après l’investiture de de Gaulle, Rueff avait élaboré une feuille de route, qu’il résuma en 15 points à Antoine Pinay. Ce dernier fut choqué par l’ampleur des exigences de Rueff, mais malgré les mises en garde de ses conseillers qui jugeaient le plan d’austérité beaucoup trop violent, de Gaulle refusait de l’adoucir et s’en remettait aux préconisations de Rueff, sorte de Turgot qui aurait fini par être écouté. Parmi celles-ci :

  • De très fortes hausses d’impôts, qui s’ajoutaient à celles imposées par Gaillard en 1957.
  • Le rétablissement de l’équilibre des comptes sociaux.
  • Une nouvelle dévaluation de 20%, puis la création d’un nouveau franc, le futur « franc lourd ».
  • Une libéralisation des échanges pour plus de 90% des biens, avec l’idée d’« ouvrir les vannes au courant » après des années de déficit commercial chronique.
  • La surveillance des prix, garantie de pouvoir d’achat pour les plus modestes qui restait difficile à imposer.
  • Des coupes massives dans les subventions.
  • Des ventes d’actifs publics, notamment dans le secteur ferroviaire.
  • Au total, plus de 400 milliards de francs de baisse de la dépense publique, sur une période courte.


Les hommes politiques qui furent mis au courant de l’intégralité du plan en novembre, n’en revenaient pas. De Gaulle, que les Français avaient fini par remiser à la Boisserie, était enfin revenu au pouvoir en s’imposant comme l’homme providentiel capable de rassembler toutes les factions. Comment pouvait-il assumer des mesures aussi méchamment impopulaires ? Le lendemain de Noël, de Gaulle réunit le gouvernement pendant plus de 10 heures où chacun tenta de revenir sur telle partie du plan, y compris Pinay qui n’avait rien perdu de ses réticences initiales. L’union nationale ne survivra pas à cette réunion, les socialistes mettront à exécution leur menace de démission, leur chef n’ayant pas été aussi mollétiste qu’on ne le dira par la suite. De Gaulle lui-même aura mis dans la balance son départ du gouvernement ; peut-être grâce à cette menace, le plan fut adopté dans sa totalité.


Le surlendemain, de Gaulle prononçait son discours à la Nation. Pour la nouvelle année, celui qui s’apprêtait à assumer la Présidence de la République quelques jours plus tard promettait du sang et des larmes, assumant « de rudes dispositions ». En cherchant dans les archives de l’INA, difficile de trouver une annonce aussi « père fouettard » que celle du 28 décembre 1958. De Gaulle s’expliqua longuement sur la nécessité de son plan d’austérité draconien, rappelant qu’il mesurait l’ampleur des sacrifices exigés et évoquant les plans d’investissement d’avenir que le gouvernement prévoyait. Malgré ce discours de vérité, De Gaulle avait élaboré avec des conseillers une stratégie particulièrement cynique, dont on s’étonne aujourd’hui qu’elle ait pu être pilotée par l’homme du 18-Juin. Le Général envisageait de supprimer les pensions des anciens combattants « pourvus du nécessaire et qui ne sont pas invalides » : cette mesure choqua l’opinion, cristallisant sur un point les oppositions qui ne manquèrent pas de s’élever face au reste du plan. Plus de 100 000 personnes battirent le pavé à Paris pour protester contre cette insulte faite aux anciens combattants, qui étaient nombreux à se sentir trahis par un héros de deux Guerres mondiales. L’opposition politique et intellectuelle tomba dans le piège de de Gaulle en l’attaquant presque exclusivement sur cette mesure « indigne ». Le chef du gouvernement feignit de reculer et annonça qu’il rétablissait les pensions des vétérans de la Grande Guerre, encore assez nombreux. La contestation, elle recula pour de bon. Les Français acceptèrent le désormais « plan Pinay-Rueff », qui aurait mis le pays entier dans la rue sans le stratagème de de Gaulle et son équipe, et porta largement ses fruits dans les années suivantes.

Mais de ce qui précède, on peut conclure que la récupération de l’action de de Gaulle à la tête de l’État par des partisans de l’immobilisme économique est plus qu’une « johannisation » de l’histoire ou un exemple de mauvaise foi politicienne : c’est une imposture intellectuelle qui fausse le débat, obscurcit la vision d’avenir des décideurs politiques en occultant la réalité historique, et nous met dans l’impasse. Les thuriféraires du gaullo-chiraquisme, pseudo-gaino-gaullisme, novelo-dupontaignano-gaullisme, archéo-philippoto-lepéno-gaullisme ou de n’importe quelle chapelle de la religion du déni communient dans une même ignorance de ce qu’était vraiment l’œuvre économique du général de Gaulle.

Il nous faut soit accepter de s’éloigner de la référence omniprésente au fondateur de la Ve, et chercher d’autres modèles auxquels se référer, soit opérer un vrai travail de redécouverte historique (ou historienne) de l’oeuvre de de Gaulle. Cessons de nous baser sur un héritage usurpé et dégradé, pour mieux assimiler les leçons de notre histoire récente et s’inspirer de l’action d’un dirigeant dont peu de Français contestent la hauteur de vue. Comme l’écrivait lui-même le chef de la France libre dans le troisième tome de ses Mémoires de guerre, « Il n’y a de réussite qu’à partir de la vérité ». Nous n’arriverons à rien si, en matière de références historiques, nous préférons ce que nous voudrions qu’il ait été à ce qui a été pour de bon.