Propagande anti-occidentale, instrumentalisation du passé ottoman… Le régime d’Erdogan veut-il braquer l’opinion turque contre l’Europe ?
Des media sous contrôle aux séries télévisées, en passant par la commémoration permanente de l'Empire ottoman, le régime d'Erdogan éloigne l'opinion turque de l'Europe. Hybris nationaliste ou stratégie offensive ?
Des media sous contrôle aux séries télévisées, en passant par la commémoration permanente de l'Empire ottoman, le régime d'Erdogan éloigne l'opinion turque de l'Europe. Hybris nationaliste ou stratégie offensive ?
Quand « l’ottomania » se tourne contre les Européens
Il y a une période en particulier dans l’histoire de la Turquie qui semble être au cœur de l’ambition qu’Erdogan a pour son pays, qui lui sert de boussole dans sa vision du monde et la conduite de sa politique étrangère, c’est celle de l’Empire ottoman triomphant. De la seconde moitié du XVe siècle à la fin du XVIIe, l’Empire ottoman était de loin la première puissance militaire de la Méditerranée, terrifiant les cités italiennes comme le montrent les correspondances de l’époque, et inquiétant jusqu’à l’Europe du Nord.
Ambassadeur du Saint-Empire auprès de la cour ottomane, le flamand Ogier Ghislain de Busbecq écrivait ainsi au XVIe siècle :
« Ils [les Turcs] ont pour eu l’immense richesse de leur empire, des ressources intactes, l’expérience et la pratique des armes, une armée aguerrie, une série ininterrompue de victoires, ils sont durs au mal, unis, ordonnés, disciplinés, économes et vigilants. De notre côté : caisses vides, train de vie luxueux, ressources épuisées, âme défaite, soldatesque violente et rebelle, querelles cupides ; on n’y trouve aucun respect pour la discipline, la liberté dégénère en émeute, les hommes se livrent à l’ivresse et à la débauche, pire que tout, l’ennemi est accoutumé à la victoire et nous à la défaite. Peut-on douter de l’issue d’un affrontement ? »
La Sublime Porte continua d’étendre son emprise de l’Ukraine à la Hongrie et du détroit de Gibraltar à la mer d’Arabie, et ce jusqu’au 12 septembre 1683 lorsque l’immense armée de Kara Mustafa fut battue par une coalition de forces d’Europe centrale sous les remparts de Vienne, ville dont les Ottomans pouvaient encore réclamer la reddition et la conversion à l’Islam après avoir fait de même en Crète quatorze ans plus tôt. C’est cette époque que l’actuel président turc érige non simplement en souvenir glorieux, mais surtout en modèle. Anecdote qui en dit long, les kös (tambours de guerre ottomans) que l’on entend parfois dans la propagande de l’AKP – y compris à destination de la diaspora turque qu’Erdogan entend fidéliser – sont ceux que les Viennois assiégés pouvaient entendre entre deux assauts : des références qui n’ont pas la subtilité d’un « message sicilien »…
Ces dernières années, chaque 29 mai – date de la chute de Constantinople en 1453 face aux troupes de Mehmed II – a fait l’objet de célébrations qui impressionnent par leur gigantisme, entre défilé de 1453 camions et parades militaires grandioses en costumes dits d’époque. Toute la Turquie actuelle baigne dans le souvenir ottoman. Tant mieux si les Turcs célèbrent une histoire dont ils peuvent être fiers et tentent de se rassembler derrière un héritage commun : n’est-ce pas ce qui fait défaut à une France fatiguée de renier ses propres racines, où les pouvoirs publics ne font pas vivre de conscience historique capable de ressouder la communauté nationale autour de symboles forts ? Cependant, le recours au passé sert des projets plus discutables. Il y a tout d’abord la question mémorielle : le pouvoir turc s’évertue on le sait à nier les génocides pontique et arménien, à étouffer la place dans l’histoire de minorités dérangeantes. Le problème est surtout que l’instrumentalisation de l’histoire à destination des masses par Erdogan vise à ancrer la Turquie dans un imaginaire nocif, où le désir de revanche contre les puissances étrangères qui ont vaincu le géant ottoman se mêle à une sorte de Sonderweg du XXIe siècle.
Signe de sa mégalomanie, le nouveau sultan s’est fait construire un immense palais présidentiel à l’architecture « néo-ottomane », de plus de mille pièces. Des clichés d’Erdogan posant entouré de gardes en armures grotesques censés représenter les seize empires turciques ont été l’unes des rares occasions de se moquer du président sans risquer de sanctions trop lourdes, un camouflet pour celui qui se rêve en héritier d’Attila. Mais le projet néo-ottoman de RTE ne se limite pas à des goûts architecturaux discutables et des reconstitutions « historiques » aux airs de Parc Astérix. De même que Xi Jinping réveille le souvenir des Routes de la Soie dans les régions qu’il entend intégrer dans la sphère chinoise, de même que Poutine mobilise une certaine vision de l’histoire russe pour légitimer des revendications territoriales dignes d’un autre âge, Erdogan donne à son rêve impérial une traduction concrète. En Afrique, en Asie centrale, dans le Caucase, mais aussi aux portes de l’Union européenne. Lors de sa dernière campagne présidentielle, le Reis a convoqué la nostalgie de l’Empire ottoman en plein Sarajevo, devant une foule de 20 000 personnes dont des Turcs des Balkans et des slaves musulmans. Le plus puissant des dirigeants bosniens, le bosniaque musulman Bakir Izetbegovic, avait l’air d’un vassal recevant son maître et se félicitait d’avoir un homme providentiel. Imagine-t-on un président français se faire inviter en Wallonie pour y louer le temps de la présence française, ou la chancelière d’Allemagne discourir à Strasbourg sur la nostalgie de l’Alsace-Lorraine allemande ? La Bosnie-Herzégovine, que l’Union européenne tient à distance, est attirée dans le giron d’une Turquie qui tente de s’immiscer aux périphéries de l’Union. Au risque de rouvrir de vieilles plaies dans les Balkans qui n’ont pas encore totalement tourné la page des conflits et montrent des signes de crise identitaire.
Une propagande anti-occidentale qui en dit long sur les intentions d’Erdogan à l’égard de l’Europe
Il y a les déclarations de la diplomatie turque sur la solidité de l’engagement d’Ankara dans l’OTAN, ou sur la volonté de la Turquie de renforcer ses liens avec une UE qu’elle envisage encore de rejoindre. Mais il faut d’abord regarder la manière dont le régime d’Erdogan parle de l’Europe et de l’Occident dans son propre pays, et les messages qu’il envoie aux démocraties européennes. Puisque l’écrasante majorité des media turcs influents sont désormais tenus en laisse ou contrôlés par le pouvoir, intéressons-nous au discours qu’ils véhiculent. La matinale la plus regardée du pays est celle d’A haber, où le JT s’ouvre sur fond de musique militaire ottomane jouée par un orchestre de mehter. Des présentateurs comme Erkan Tan y dénoncent les « Croisés » occidentaux, les « sionistes », les ennemis de l’intérieur et surtout de l’extérieur. On en revient aux thèmes de prédilection d’Erdogan lorsqu’il n’était qu’un jeune politicien obscur, s’essayant à des discours grossiers sur les juifs, les communistes et les Francs-Maçons. Sur les autres chaînes de grande audience – c’est-à-dire celles qui n’ont pas fermé sous la pression directe ou indirecte du régime, les infos accordent une place considérable aux « terroristes » du PKK auxquels sont assimilés des mouvements kurdes plus pacifiques, aux « conspirateurs » gülenistes, et à tous ceux qui veulent détruire la nouvelle Turquie de l’intérieur. La télévision progouvernementale s’attaque aussi à la supposée politique de persécution islamophobe menée par des gouvernements européens décadents (comme en témoigne la couverture faite au footballeur allemand Mesut Özil, critiqué dans son pays pour avoir posé avec « [son] président » Erdogan peu avant la Coupe du monde, et présenté en Turquie comme une victime du racisme allemand). Cependant, la Turquie ne parvient pas encore à imposer à l’étranger des chaînes d’information orientées du type de RT et SputnikNews pour la Russie, BreitbartNews pour l’ultradroite américaine ou AJ+ pour le Qatar. En attendant, la société civile pro-Erdogan se débrouille très bien sur les réseaux sociaux, où elle entretient une propagande plus subtile car non dictée par le gouvernement, qui fidélise la diaspora turque en Europe aux ambitions du Reis, et touche aussi un public élargi.
Autre angle d’analyse, on connaît l’influence qu’ont aujourd’hui les séries télévisées ou diffusées sur Internet, et la manière dont elles reflètent notre époque, au point que la géopolitique des séries devient un champ d’études à part entière pour d’éminents chercheurs. La manière dont le régime d’Erdogan se sert du petit écran pour diffuser sa vision du monde et faire avancer son agenda est particulièrement éloquente. Citons la série Payitaht : Abdülhamid, sournoisement antidémocratique, antisémite et complotiste, qui réhabilite le souverain controversé Abdülhamid II (au pouvoir de 1876 à 1909, célèbre pour avoir écrasé dans le sang des révoltes d’Arméniens et de minorités chrétiennes) en même temps qu’elle fait du Reis actuel l’héritier d’un passé glorieux. Abdülhamid y est présenté comme juste, traitant ses sujets non-turcs en égaux – on est loin de la réalité historique – pour mieux signifier que l’effondrement de son empire bienveillant provoquera le malheur des peuples du Moyen-Orient, privés de la protection turque en particulier face à l’impérialisme des infâmes Occidentaux. Parmi les scènes iconiques de cette série, citons celle où le sultan s’emporte face au militant juif sioniste Theodor Herzl, qui est à la série turque ce que le Night King est à Game of Thrones, c’est-à-dire l’ennemi final. Destinée à un public musulman plus large que l’audience turque, la scène d’altercation entre Abdülhamid et Herzl entend montrer qu’une Turquie forte aurait empêché la naissance d’Israël, présentée comme un complot de longue date des dirigeants occidentaux. Les revendications « occidentales » assimilables à celles de l’opposition anti-Erdogan (liberté de la presse, remise en question de la place du religieux, rapprochement avec les puissances européennes) sont systématiquement présentées comme des manipulations de l’étranger. La recette fonctionne, y compris dans des pays diplomatiquement éloignés d’Ankara et dans lesquels le soft power turc veut davantage se diffuser.