Pourquoi l’attitude de la France face à la guerre en Ukraine menace sa place en Europe

En Ukraine se joue en grande partie le futur de l’Europe, mais aussi celui de son leadership. Or, par sa gestion de cette tragédie, la France risque un affaiblissement aussi sévère que durable de sa position européenne. De quoi menacer sérieusement les ambitions européennes de Paris ?

Pourquoi l’attitude de la France face à la guerre en Ukraine menace sa place en Europe
Photo by Guillaume Périgois / Unsplash

En Ukraine se joue en grande partie le futur de l’Europe, mais aussi celui de son leadership. Or, par sa gestion de cette tragédie, la France risque un affaiblissement aussi sévère que durable de sa position européenne. A contrario, le Royaume-Uni et certains États d’Europe de l’Est et du Nord (Pologne en tête), dont les orientations européennes sont souvent opposées aux nôtres, devraient sortir renforcés de leur réponse à l’agression russe. De quoi menacer sérieusement les ambitions européennes de Paris ?

Le débat public français sur le conflit ukrainien traite abondamment de la posture à adopter face au Kremlin, mais trop peu de l’attitude à adopter envers nos voisins et alliés, et de la manière dont ceux-ci nous voient. Il s’agit pourtant d’un enjeu majeur pour nos intérêts nationaux.

Si la France est clairement aux côtés de l’Ukraine face à l’agression russe, sa gestion de cette guerre souffre de trois maux : une stratégie diplomatique aussi difficilement applicable par notre pays que difficilement lisible par nos partenaires ; un soutien militaire, humanitaire et économique envers Kyiv objectivement insuffisant, au regard des besoins des Ukrainiens comme de nos moyens et ambitions ; une communication à la fois trop faible et mal calibrée, auprès des Ukrainiens comme de nos alliés qui sont aussi parfois nos concurrents dans une guerre des récits. Si Emmanuel Macron en est conscient et a annoncé, entre autres, une intensification de l’aide militaire (qui se fait toujours attendre), ces trois maux n’ont toujours pas été résolus. Il en résulte une décrédibilisation de la France auprès de nombre de nos partenaires (à commencer par les Ukrainiens) comme des opinions publiques occidentales. Ces dernières semaines ont vu monter le ressentiment envers une France accusée même à tort d’être passive, voire complice envers l’agression russe. Illustré entre autres par les reproches du Président Zelensky et d’autres dirigeants européens envers le Président français, ce ressentiment n’est ni limité à une séquence, ni cantonné à un public déjà coutumier du « French bashing ».

En Europe de l’Est et du Nord, Paris est depuis longtemps soupçonné d’être peu fiable pour la solidarité transatlantique, entre volonté suspecte d’émancipation vis-à-vis de Washington et ambiguïté supposée vis-à-vis de Moscou. Hélas, par sa posture diplomatique et l’insuffisance de son soutien militaire à l’Ukraine, Paris conforte ses voisins dans leur conviction que seule l’Amérique peut défendre l’Europe. Ceci risque de tuer le projet d’autonomie stratégique européenne, que porte la France depuis longtemps sous divers avatars. On objectera à la fois que les Etats cités à l’instant ont toujours été sceptiques, voire hostiles envers ces projets français, et que l’Union elle-même n’a jamais été aussi partisane d’une autonomie stratégique globale (énergétique, technologique, industrielle…). La réalité est qu’au plan militaire, la France a une opportunité historique de faire avancer son rêve d’autonomie européenne, et est en train de la détruire. Car pour convaincre de la nécessité d’un tel projet, la France doit montrer qu’elle est crédible pour défendre l’Europe, et même y assurer un leadership militaire. Nous manquons la principale occasion de le faire depuis 1945. D’aucuns répondront à raison que la France se bat à l’Est et au Sud de la Méditerranée et qu’elle dispose encore de la meilleure armée du continent ; mais son soutien militaire est sous-dimensionné face à ce que nos voisins considèrent comme la pire menace envers le continent. Nous avons les moyens matériels d’amplifier notre aide militaire à l’Ukraine : ne pas le faire menace notre rôle de puissance militaire majeure au sein de l’OTAN et même de l’UE, alors que le Royaume-Uni, proactif, rebâtit un leadership militaire en Europe.

Parmi ses légitimes motivations dans sa quête de médiation et de prudence vis-à-vis du Kremlin, Emmanuel Macron entretient la traditionnelle politique française de « puissance d’équilibre ». Malgré la qualité de la diplomatie française et des succès passés, cette politique n’a jamais marché avec la Russie poutinienne ; malgré le souci du Président Macron de se coordonner avec nos alliés, la plupart d’entre eux rejettent cette politique qui dessert actuellement notre diplomatie. Cette politique d’équilibre s’inscrit aussi dans notre quête de « grandeur » internationale. Là où cette quête est généralement frustrée par le déclin de notre puissance relative dans le monde, notre grandeur pourrait exister auprès d’un nouvel acteur géopolitique de premier plan : l’opinion publique. S’il ne faut pas céder à la pression de celle-ci, il faut savoir s’adresser à elle. En tant que Nation mère de la souveraineté populaire contemporaine et des droits de l’homme, la France pourrait s’illustrer en étant en première ligne de leur défense en Ukraine. En ne le faisant pas, la France s’aliène de plus en plus l’opinion publique européenne face au conflit ukrainien. Aux yeux des Européens, c’est « l’anglosphère » qui s’illustre comme combattante de la démocratie et des libertés. Triste ironie de l’histoire, un gouvernement britannique aux accents nationalistes, et un gouvernement polonais illibéral et eurosceptique incarnent mieux la défense des valeurs européennes qu’un président français progressiste et europhile.

Car cette guerre qui rappelle l’importance de la propagande est aussi, nous l’avons dit, une bataille des récits : la France est en train de la perdre. Les Britanniques par exemple s’adressent régulièrement aux Ukrainiens et communiquent à fond sur leur soutien, quand les Français communiquent peu sur leur soutien aux Ukrainiens et s’adressent mal à eux. Boris Johnson s’affiche dans les rues de Kyiv, quand Emmanuel Macron a refusé de le faire tant qu’il n’y aurait pas d’intérêt diplomatique concret (alors qu’un déplacement à Kyiv a un intérêt diplomatique en soi). L’impact est dévastateur en termes d’image. Même si le Président français s’honore à préférer un travail diplomatique ingrat (tels ses échanges impopulaires mais nécessaires avec son homologue russe) au souci de son image à l’étranger, il semble trop négliger celle-ci. Invoquant les mânes de Churchill et le souvenir de la Bataille d’Angleterre, Johnson martèle aux Ukrainiens qu’ils vivent leur heure de gloire ; manquant l’occasion de magnifier notre histoire et nos valeurs auprès de la nation ukrainienne en armes, Macron n’y fait plus parler de lui qu’au sujet de propos maladroits et de surcroît déformés.

Certes, Emmanuel Macron a entre autres raison de refuser l’escalade verbale inutile, pour laisser sa place à la diplomatie ; nous ne devons pas singer la rhétorique guerrière d’autres pays qui n’enverront pas plus que nous leurs soldats en Ukraine. Mais même justifiables sur le fond, certains des propos du Président français ont été peu diplomatiques sur la forme, blessant les Ukrainiens. S’il avait raison de refuser de qualifier de « génocide » les atrocités russes en Ukraine, il n’aurait ni dû le formuler ainsi, ni qualifier de « peuples frères » les Russes et Ukrainiens en pareille situation. S’il avait aussi raison de rappeler qu’il ne faudra pas humilier la Russie, Emmanuel Macron a mal choisi son moment et ses mots ; pis, il a donné le sentiment d’humilier l’Ukraine en douchant ses espoirs d’une adhésion rapide à l’UE. S’il avait encore raison sur ce point, il l’a très mal exprimé, tout comme Clément Beaune déclarant que l’Ukraine n’entrerait pas dans l’UE avant 15 ou 20 ans le jour où le Président polonais promettait de se battre jusqu’au bout pour faire entrer l’Ukraine dans l’UE. Les dirigeants français peuvent avoir raison sur le fond, mais semblent trop négliger la forme.

Or, l’enjeu est d’importance. En perdant la bataille des récits, nous sommes assurés de perdre la bataille des mémoires. Sans doute M. Macron pense-t-il pouvoir jouer un rôle clé dans un futur processus de paix, et nous ne pouvons que lui souhaiter. Mais quelle que soit l’issue de cette guerre, les Ukrainiens et leurs voisins immédiats risquent de garder un mauvais souvenir de l’attitude française à un moment aussi important de leur histoire. Là encore, ceci affaiblira notre influence. Pour très longtemps.

Enfin, de même qu’il nous faut réviser notre posture diplomatique inadaptée, il nous faut revoir certaines idées répandues dans le débat public. Lorsque l’auteur de ces lignes écrivait il y a plus d’un an un article expliquant pourquoi la Russie envahirait probablement l’Ukraine dans un futur proche, des experts contactés répondaient, entre autres, qu’un scénario si insensé relevait du fantasme, ou de la propagande belliciste des « anglo-saxons ». Des arguments répétés par tant d’autres personnalités qui se sont trompées sur le sujet, et qui dominent encore le paysage médiatique français. En 2003, Paris avait tancé à juste titre les États d’Europe de l’Est et du Nord (qualifiés outre-Atlantique de « nouvelle Europe » par opposition à la France et l’Allemagne) pour leur soutien à l’invasion de l’Irak. Jacques Chirac avait dit qu’ils avaient « manqué une occasion de se taire ». Aujourd’hui, les mêmes États semblent incarner pour de bon une « nouvelle Europe » aux avants postes du monde libre ; ils vont saisir l’occasion de se faire entendre, quand nous serons peu audibles.

Il est urgent que la France clarifie sa position diplomatique, renforce son soutien militaire à l’Ukraine (pour l’heure inférieur à celui de l’Estonie) au niveau de celui du Royaume-Uni, et améliore sa communication auprès des Ukrainiens et de nos alliés. Elle risque sinon une dégradation durable de son image et de son influence en Europe. L’enjeu est bien plus vaste que la bataille des récits et le « nation branding » en pleine phase chaude d’une guerre dont on ne sait combien de temps elle durera. Il s’agit d’anticiper un profond rééquilibrage au sein d’une UE où le centre de gravité se sera déplacé vers l’Est, avant même une adhésion encore lointaine de l’Ukraine, et au sein d’un « monde libre » renaissant et ressoudé. Pour cela, nous devons être dès maintenant à la hauteur de l’histoire sur le Vieux Continent. Notre future capacité de leadership en dépend. Il en va d’une certaine idée de l’Europe, et de l’intérêt supérieur de la France.

Aurélien Duchêne