L'érosion de la suprématie militaire américaine face à la compétition stratégique russo-chinoise

La prépondérance militaire des Etats-Unis est appelée à durer ; mais prépondérance ne veut pas dire suprématie. Si la Chine et la Russie sont loin d'être des "peer competitors", leurs avancées dans le haut du spectre pourraient remettre en cause la suprématie américaine à un horizon proche.

L'érosion de la suprématie militaire américaine face à la compétition stratégique russo-chinoise

Les études sur l'étendue réelle de la puissance militaire russe et la possibilité d'un conflit majeur contre Moscou évoquées ailleurs sur ce site se font aujourd'hui dans un contexte de supériorité militaire écrasante des États-Unis d'Amérique. Mais la situation pourrait considérablement évoluer dans les deux prochaines décennies, bouleversant les rapports de forces. En Europe, ceux-ci sont en passe d'être partiellement rééquilibrés par la modernisation de l'armée russe et le développement de capacités (déni d'accès, guerre électronique, nouveaux missiles...) qui pourraient remettre en question la supériorité technologique occidentale sur le champ de bataille.

A l'échelle mondiale, c'est surtout l'ascension spectaculaire de la Chine qui pourrait constituer un défi pour la suprématie américaine. La Chine devrait être en capacité, dans les deux prochaines décennies, de prendre l'ascendant sur les États-Unis en Asie-Pacifique, voire dans l'Océan indien et donc de les forcer à concentrer davantage de forces dans la région. Or, ce basculement aura une incidence directe sur les capacités militaires russes aux portes de l'Europe. La puissance militaire combinée de la Russie et de la Chine concurrence désormais sérieusement la supériorité occidentale en ce domaine, mais est encore bien loin de l'égaler. Lorsque la Chine deviendra d'ici 20 ans le peer competitor (rival proche) de Washington, sa probable association avec une Russie qui aura encore consolidé son potentiel militaire remettra véritablement en cause l'équilibre des forces à l'échelle planétaire, ou du moins d'un bout à l'autre de l'espace eurasiatique. D'ici 30 ans, le rapport de force avec l'Amérique pourrait bien être inversé. Il s'agit là de scenariilinéaires, donc improbables ; ayons cependant à l'esprit qu'en cas d'accroissement des tensions internationales, la Chine, qui consacrait en 2020 officiellement 1,9% de son PIB à son effort de défense contre 3,4% pour les États-Unis, bénéficie de bien plus de marges de manœuvres pour accélérer sa montée en puissance militaire que les Occidentaux n'en disposent pour renforcer leurs outils de défense, ces derniers étant également davantage susceptibles d'être embarqués dans d'autres crises requérant leur intervention. Sa base industrielle et technologique de défense est de plus en pleine modernisation.

Àplus court terme, c'est à dire à horizon 10, 15 ou 20 ans, la Chine et la Russie pourront chacune maintenir un avantage régional en situation d'escalade ou de confrontation armée. La Russie a aujourd'hui potentiellement l'avantage en Europe, mais cet avantage serait vite annulé par l'envoi de renforts américains ; la Chine est en passe de l'obtenir bientôt dans l'optique d'un conflit qui se déroulerait dans sa sphère régionale, où elle pourrait « jouer à domicile ». Si Beijing devait nouer à terme une véritable alliance militaire avec Moscou, les cartes seraient rebattues à un point que nous peinons encore à imaginer. Dans le cas où la Chine et la Russie se limiteraient à renforcer leur partenariat stratégique, la possibilité que les deux parties puissent s'accorder pour faire pression en Europe en cas de montée des tensions en Asie-Pacifique, et inversement, paraît crédible ; dans tous les cas, on imagine aisément que la Russie profiterait de l'opportunité d'une crise en Asie orientale qui forcerait les États-Unis à y concentrer des forces pour faire avancer ses propres objectifs (par exemple via une intervention savamment orchestrée en faveur des Russes ethniques dans les pays baltes ou en Ukraine), de même que la Chine profiterait d'une escalade en Europe pour engager des agressions agressives (en mer de Chine méridionale ou à Taïwan) qui seraient autrement plus risquées sans concentration des forces américaines en Europe.

Aujourd'hui, de telles hypothèses sont décrédibilisées par la supériorité militaire américaine et son aspect dissuasif ; demain, la situation pourrait être beaucoup plus ouverte, car les forces américaines ne seront possiblement plus en mesure de tenir en respect à la fois la Chine et la Russie.

La domination militaire américaine érodée par la compétition stratégique russe et chinoise

Depuis l'avènement de l'hyperpuissance américaine dans les années 1990, les prédictions sur la fin de la domination militaire sans partage des États-Unis se sont multipliées tout en paraissant relever d'un futur lointain. Washington est toujours sans concurrent à sa hauteur. Les dépenses militaires américaines continuent d'écraser toute concurrence (bien qu'elles ne représentent désormais plus la moitié du total mondial comme c'était encore le cas au début de la décennie 2010), et les États-Unis restent les seuls à pouvoir organiser simultanément des opérations de grande ampleur sur n'importe quel point de la planète, où ils disposent toujours de près de 800 bases et points d'appui dans 70 pays et déploient plusieurs groupes aéronavals ainsi que plus de 170 000 soldats dans environ 150 États. Pourtant, force est de constater que nous vivons dès à présent la fin de cette suprématie. La montée en puissance militaire de la Chine et dans une moindre mesure celle de la Russie sont encore loin de remettre en cause la supériorité américaine, mais l'écart s'est considérablement réduit.

Un tel constat se vérifie par exemple au niveau des dépenses militaires. En valeur nominale, le budget militaire chinois en 2019 était d'après l'IISS1de 181,1 milliards de dollars, contre 684,6 milliards pour les États-Unis ; d'après le SIPRI, les dépenses des deux États s'élevaient respectivement à 261 et 732 milliards de dollars2. Au vu d'un tel écart, on mesure l'étendue du chemin qu'il reste à parcourir à la Chine. Mais calculé en parité de pouvoir d'achat, ce qui est plus fiable et rend bien mieux compte de la réalité, l'effort de défense chinois est beaucoup plus élevé. Selon les statistiques du Ministère des Armées, le budget militaire chinois calculé en parité de pouvoir d'achat était, pour l'année 2019, de 400,4 milliards d'euros3. En y additionnant les 117,6 milliards du budget militaire russe en PPA, le total russo-chinois se monte à 518 milliards d'euros, contre 577,5 milliards pour le budget américain. Comme le détaillait Peter Robertson, professeur à l'University of Western Australia, le montant des dépenses militaires chinoises en PPA est possiblement déjà l'équivalent de 75% de celui des dépenses militaires américaines4. Le temps où les dépenses du Pentagone devançaient de très loin celles des puissances rivales de Washington est révolu. Certes, l'écart reste béant et l'est davantage en incluant les alliés des États-Unis, mais la supériorité des dépenses militaires combinées des membres de l'OTAN hors-États-Unis fait trop souvent office de trompe-l'œil. On soulignera par honnêteté intellectuelle que cela vaut aussi pour la Chine : le fait que ses dépenses militaires soient déjà bien plus proches de celles des États-Unis que communément admis ne signifie pas qu'elle ait déjà comblé son retard sur Washington dans les mêmes proportions. Le jour où la Chine sera capable de déployer une dizaine de groupes aéronavals ou de projeter des forces nombreuses dans plusieurs régions éloignées, nous pourrons en reparler. Notons cependant que la Chine n'aura pas besoin de telles capacités pour tenir tête aux forces américaines dans le cas d'un conflit localisé en Asie-Pacifique.

La question d'un éventuel rattrapage par les puissances adverses des États-Unis de leur retard sur Washington ne se limite évidemment pas à la question budgétaire. Comment quantifier la puissance militaire de la Russie, de la Chine et des États-Unis selon d'autres critères ? Le Global Firepower Index, dont le classement annuel des principales puissances militaires mondiales est souvent repris dans la presse internationale malgré le fait qu'il repose sur des critères discutables, rend compte de la progression de la Russie et de la Chine : celles-ci affichaient dans l'édition 2021 de l'Index des scores respectifs de 0,0791 et 0,0854, contre 0,0718 pour les États-Unis5(la France était septième à 0,1681, 0,0000 constituant le score maximum). On voit que l'écart est plutôt faible ; il s'est d'ailleurs fortement réduit au cours de la décennie 20106. Mais du fait de toutes ses lacunes, le  Global Firepower Index surestime largement la puissance militaire de la Russie comme de la Chine comparé à celle des États-Unis : quid par exemple du fait que ces derniers soient encore seuls à pouvoir agir massivement sur l'ensemble de la planète, pour les raisons évoquées plus haut (capacité de projection, bases, groupes aéronavals...) ? De la supériorité technologique américaine (bien que celle-ci soit désormais concurrencée, voire dépassée dans certains domaines par la Chine et la Russie) ? Si l'écart de puissance militaire entre les États-Unis et leurs deux rivales principales sur la scène mondiale reste sans doute bien plus élevé qu'avancé par le Global Firepower Index, tout montre cependant qu'il s'est considérablement érodé au point que l'on peut réellement parler de concurrence (ou compétition) stratégique.

Cette notion de compétition stratégique est désormais solidement ancrée au Pentagone comme à la Maison-Blanche. Depuis le second mandat de Barack Obama, la question des menaces de la puissance redevient prioritaire pour la communauté stratégique et les décideurs politiques après avoir été quelque peu éclipsée par les « menaces de la faiblesse », des OPEX de contre-insurrection et de maintien de la paix à la « War on Terror » (opérations anti-terroristes auxquelles ont aussi été associées les invasions de l'Afghanistan et de l'Irak). La concentration des administrations présidentielles successives sur ces « conflits du moment » s'est soldée par un relâchement de l'effort sur le « haut du spectre », jugé non-prioritaire. Les dirigeants français et britanniques ont d'ailleurs eux aussi suivi cette focalisation sur le « bas du spectre », au détriment de la préparation à des conflits de haute intensité qui nous fait aujourd'hui gravement défaut... Signe d'un changement d'époque, la question de la compétition stratégique avec la Chine et la Russie est par exemple au cœur de la nouvelle National Security Strategy7dévoilée en 2017, au début de l'unique mandat de Donald Trump (il est à l'heure d'écrire ces lignes probable que Joe Biden continuera de faire de la compétition stratégique une priorité). Ce changement de référentiel se traduit également dans le domaine de l'atome, domaine où la résurgence des « menaces de la puissance » évoquée plus haut amène un retour de la compétition stratégique désormais pris en compte par les théoriciens de la politique nucléaire américaine. Ainsi la Nuclear Posture Review (NPR) de 20188met-elle clairement en avant le retour d'une telle compétition et la préparation à d'éventuels grands conflits, renouant avec des concepts et des priorités rappelant la dernière phase de la Guerre froide.

Les États-Unis bientôt en difficulté dans la perspective de conflits majeurs ?

L'avènement de cette nouvelle ère consacrant la fin de la suprématie américaine signifie-t-il que les États-Unis pourraient être mis en difficulté dans le cas d'hypothétiques conflits de haute intensité avec des puissances comme la Chine ou la Russie ?  Selon les standards actuels, les États-Unis seraient sur le papier en capacité de combattre dans deux conflits régionaux majeurs qui ne verraient pas l'emploi stratégique du feu nucléaire, l'un contre la Chine, l'autre contre la Russie, et d'en sortir victorieux. Même dans le scénario où leurs alliés dans le Pacifique ne s'impliqueraient pas ou peu à leurs côtés (rappelons que les alliances américaines en Asie sont bilatérales, État par État, là où l'OTAN est une organisation de sécurité collective), les États-Unis seraient probablement assurés de pouvoir compter sur ceux de l'OTAN en Europe, en dépit des réticences de l'opinion dans certains États concernés. De plus, le conflit localisé contre la Russie exigerait le déploiement de forces terrestres quand celui qui opposerait les États-Unis à la Chine réclamerait en priorité le déploiement de forces navales9, avec dans les deux cas un soutien aérien massif : les forces américaines pourraient donc concentrer prioritairement une composante ou l'autre sur chacun des deux théâtres10. De telles comparaisons ont pour l'heure peu de sens tant cette capacité des États-Unis à mener deux conflits majeurs simultanément est connue à Beijing comme à Moscou et rend d'autant plus impensable un quelconque conflit d'ici la fin de la décennie 2020. Mais la capacité des États-Unis à tenir la dragée haute à leurs deux principaux rivaux stratégiques sera bientôt remise en question – probablement dès la prochaine décennie.

Plusieurs études et articles parus ces toutes dernières années outre-Atlantique avancent que les États-Unis seraient désormais concurrencés au point qu'ils pourraient perdre dans un futur proche l'avantage décisif dont ils jouissent aujourd'hui. Gardons à l'esprit que nombre de publications outre-Atlantique versent dans une exagération des « menaces » pesant sur la sécurité nationale et les intérêts américains, par manque de rigueur, sensationnalisme, ou volonté de justifier des dépenses militaires toujours plus lourdes en instrumentalisant les dangers extérieurs. Les auteurs de ce genre de travaux sont souvent liés au complexe militaro-industriel américain ou à des groupes politiques sous l'emprise de son lobbying.  Ainsi du rapport annuel « Index of U.S. Military Strength » de l'Heritage Foundation (think-tankaméricain proche de l'aile droite du Parti républicain, partisan d'un État-providence et d'une régulation de l'économie toujours plus réduits, opposé aux politiques environnementales, et promoteur d'une politique étrangère néo-conservatrice). L'édition 202011de l'Index estimait que les États-Unis devaient engager un renforcement massif de leur défense qui serait sous-dimensionnée face aux menaces représentées par la Chine et la Russie. Nous sommes ici clairement dans un cas d'école d'exagération volontaire des besoins de l'armée américaine comme de la « menace existentielle » que représenteraient la Chine et la Russie pour les intérêts américains. Dans la foulée de la publication de la National Security Strategy, un rapport produit par une commission bipartisane du Congrès estimait que la capacité des États-Unis à faire face à la compétition stratégique posée par la Chine et la Russie s'était « dangereusement érodée »12 : là aussi, les conclusions sont à prendre avec des pincettes vu le poids du lobbying de l'industrie de l'armement et des « faucons » de tout bord dans ce genre de travaux. Mais toutes les publications alertant sur l'érosion de la supériorité américaine ne s'inscrivent pas dans ce registre.

En 2015, une étude minutieuse (430 pages) de la RAND Corporation (bien plus fiable que l'Heritage Foundation malgré son biais pro-américain parfois très appuyé) montrait que les forces chinoises seraient déjà capables de mettre sérieusement en difficulté les forces américaines dans un théâtre d'opérations en Asie-Pacifique où la Chine se battrait presque « à domicile »13. L'année suivante, la RAND publiait une étude14sur la conduite que serait susceptible de suivre un conflit entre Beijing et Washington selon divers scenarii allant d'un conflit court et « bénin » (mild) à un conflit intense et prolongé. Selon les diverses études consacrées à l'hypothèse d'un conflit sino-américain, les États-Unis seraient pour l'heure quasi-assurés de sortir vainqueurs, mais la primauté dont ils jouissaient en Asie-Pacifique au début du siècle est désormais remise en question. Sur des théâtres plus éloignés (où l'on imagine mal la Chine s'aventurer), l'avantage américain resterait décisif, mais continue de se réduire. La donne pourrait bientôt changer. Dans un futur proche, possiblement à l'horizon 2030, la Chine devrait atteindre pour de bon la parité avec les États-Unis dans en Asie orientale, avant de les dépasser. Quid d'un rattrapage global de la supériorité militaire américaine ? Certes, un rapport de la même RAND Corporation publié en 2020 estimait15que dans le scénario de long terme, jugé improbable car très optimiste pour Beijing, d'une « Chine triomphante » qui aurait atteint en 2050 la « prééminence globale », l'Armée populaire de libération ne serait « que » le peer competitor des armées américaines au niveau mondial, soit un concurrent qui serait pratiquement à leur niveau ; dans le scénario, jugé le plus probable, d'une « Chine ascendante » qui continuerait de gagner du terrain face à la domination américaine sans dépasser celle-ci, les forces chinoises rivaliseraient avec celles des États-Unis dans plus d'une région du monde (dont l'Asie orientale et l'Océan indien) mais ne leur disputeraient pas la suprématie mondiale. Ànoter que comparé à nombre de publications parues ces dernières années, qui voient la puissance militaire chinoise talonner celle des États-Unis à l'horizon du mitan du siècle (mais pas la dépasser), ce rapport est optimiste sur le maintien de la supériorité américaine, peut-être trop.

Certains analystes estiment que la Chine pourrait déjà vaincre les États-Unis dans l'hypothèse, hautement improbable à court terme, d'un conflit régional du fait de l'adéquation entre ses capacités militaires croissantes et les avantages géographiques dont elle bénéficierait16. D'autres rappellent que les forces américaines pourraient déjà se retrouver rapidement à court de missiles conventionnels en cas de conflit contre la Chine ou la Russie, tandis que les troupes américaines seraient mal protégées face aux missiles russes et chinois17 : s'il faut là encore prendre de telles conclusions avec des pincettes, on peut leur donner du crédit dès lors que les forces occidentales se retrouvent souvent avec des stocks de missiles et munitions guidées insuffisants lors d'opérations de faible intensité (anti-terrorisme, missions telles que l'opération Harmattan dans le cas de la France), ce qui pose question face à des adversaires comme la Chine ou la Russie qui constituent des stocks supérieurs. Michael Morell, ancien haut responsable de la CIA qu'il a dirigée par intérim et figure respectée pour son rôle dans l'élimination de Ben Laden, fait par exemple partie de ceux qui estiment que son pays pourrait perdre un conflit contre la Chine18. L'historien Hal Brands, distinguished professor en relations internationales à la Paul H. Nitze School of Advanced International Studies de l'Université Johns Hopkins, pointe comme plusieurs de ses pairs avertis les difficultés qu'auraient les États-Unis dans le cas d'une guerre avec la Chine, la Russie ou les deux à la fois19.

Le déclin de la supériorité américaine face à la possibilité croissante d'une guerre contre la Chine

Une étude du Center for a New American Security estimait en 2019 que plusieurs directions suivies par la Chine dans la montée en puissance de son outil militaire étaient capables à terme de sérieusement mettre à mal la supériorité américaine20. Les chercheurs du CNAS relevaient les éléments suivants : l'espionnage industriel et technique de grande ampleur et l'efficacité de la coopération civilo-militaire, qui permettent à la Chine d'acquérir rapidement des capacités militaires comparables à celles développées pendant des décennies par les États-Unis, au point qu'elle pourrait rapidement concurrencer ces derniers sur le plan opérationnel ; le développement de concepts et capacités pour mener une « guerre de destruction des systèmes », consistant à paralyser les systèmes de commandement, de contrôle, de communication et de renseignement du réseau de combat américain ; la stratégie chinoise visant, en cas de conflit, à frapper en premier et en masse, raison pour laquelle la Chine constitue un vaste arsenal de missiles de précision à longue portée et de systèmes de ciblage avancés capables de pénétrer les défenses du réseau de combat américain dans les premières étapes d'un conflit ; l'ambition poursuivie par la Chine de devenir le leader mondial de l'intelligence artificielle, puis de déployer cette technologie pour en tirer une supériorité sur le champ de bataille ; enfin, le développement par la Chine de technologies au moins partiellement secrètes et maintenues en réserve jusqu'à ce qu'elles soient dévoilées en cas de guerre, pour surprendre l'adversaire avec des attaques employant des armes aux capacités inattendues : c'est ce que l'on appelle le Shashoujian.Le terme Shashoujian, que les analystes américains traduisent souvent par Assassin's Mace, pour « massue de l'assassin », renvoie à une technologie ou un ensemble de technologies qui permettraient aux forces chinoises de surprendre et vaincre sur le champ de bataille un adversaire bien plus puissant comme les États-Unis (le mot en lui-même, dont l'origine rappelle pour nous David tuant Goliath avec sa fronde, est une expression courante en mandarin s'appliquant à de nombreuses situations).

L'hypothèse d'une guerre entre les États-Unis et la Chine est évoquée de plus en plus ouvertement dans le débat public. Nous avons déjà cité la théorie du « piège de Thucydide » de Graham Allison21, laquelle est si prise au sérieux que Xi Jinping lui-même y a déjà publiquement fait référence22. Pour avoir un aperçu en une vingtaine de minutes de la dynamique historique qui pourrait pousser Chine et États-Unis à engager une guerre dont pourtant personne ne veut, on recommandera les interventions aux prestigieuses conférences TED de Graham Allison lui-même23et de l'ancien Premier ministre australien Kevin Rudd24. Rudd, l'un des dirigeants politiques occidentaux connaissant le mieux la Chine et son président actuel, met régulièrement en garde contre la détérioration progressive des relations sino-américaines25qui est capable selon lui de dégénérer en affrontement ouvert26, par exemple en raison de la question taïwanaise27. La retranscription de son échange avec Allison à un forum de la John F. Kennedy School of Government d'Harvard est elle aussi éclairante28. On ne s'étendra pas ici sur les dizaines de publications, interviews, prises de position d'experts reconnus sur la possibilité qu'une guerre éclate dans le futur entre les deux géants.

Nous pouvons en revanche citer parmi d'autres le Lieutenant Général Ben Hodges, ancien commandant de l'US Army en Europe et ancien chef du Allied Land Command où il a contribué au renforcement des dispositifs européens de l'OTAN. Désormais responsable des études stratégiques au sein du Center for European Policy Analysis, Hodges déclarait ainsi au Forum de la Sécurité de Varsovie en 2018 qu'il était très probable que les États-Unis soient en guerre contre la Chine d'ici « 10 ou 15 ans »29, insistant notamment sur la volonté de son pays de maintenir un « pilier européen » fort (face à la Russie) dans le cas où les forces américaines seraient concentrées sur le Pacifique30. Précisons qu'Hodges, qui a par exemple critiqué le choix de Trump de se retirer de l'Accord sur le nucléaire iranien, exprimé ses inquiétudes sur les implications stratégiques du Brexit, ou encore cherché à temporiser l'engagement des États membres de l'OTAN de consacrer l'équivalent de 2% du PIB à leur défense, est un modéré, pas un va-t-en guerre. L'intérêt de sa prise de position est qu'elle a été l'une des premières à situer le risque de voir Beijing et Washington s'engager sur le chantier de la guerre à  un horizon proche – fin des années 2020 ou début des années 2030, et non dans un futur éloigné (2040 ou 2050) comme on peut avoir tendance à le penser dans l'idée que les deux superpuissances s'affronteront lorsque la Chine aura possiblement rattrapé les États-Unis et sera en mesure de les détrôner. L'avis de Ben Hodges n'est pas isolé.

Dans un tel cas de figure, la guerre que personne ne souhaite mais à laquelle beaucoup se préparent des deux côtés du Pacifique adviendrait avant 2036, avant la dernière année que devrait passer Vladimir Poutine à la tête de la Russie s'il s'y maintient... et donc dans le même laps de temps qu'un possible conflit entre la Russie et des puissances européennes, évoqué ailleurs sur ce site.

Si l'éventualité d'une guerre entre la Chine et les États-Unis a beau paraître de moins en moins improbable, elle n'a heureusement rien d'inévitable. La fin programmée de la suprématie militaire américaine, elle, l'est assurément. L'ère de la supériorité absolue des États-Unis dans le domaine militaire touche progressivement à sa fin. Le futur de la puissance militaire russe au XXIe siècle doit se comprendre à l'aune de ce phénomène, au même titre que les risques d'escalade militaire sur le flanc oriental de l'Europe.

Aurélien Duchêne

Sources et notes :

1« Graphic : Defence spending − top 15 in 2019 », site de l'IISS, op. cit.

2« Trends in World Military Expenditure 2019 », site du SIPRI, op. cit.

3Voir le Tableau 1 dans l'Annexe N° 13 au Rapport N° 2301 (Tome III) de la Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire sur le projet de loi de finances pour 2020 (n°2272), http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_fin/l15b2301-tiii-a13_rapport-fond#_Toc256000066

4Peter Robertson, « China’s military might is much closer to the US than you probably think », The Conversation, 1er octobre 2019, https://theconversation.com/chinas-military-might-is-much-closer-to-the-us-than-you-probably-think-124487

5« 2021 Military Strength Ranking », Global Fire Power, février 2021, https://www.globalfirepower.com/countries-listing.asp

6Tom O'Connor, « How Top Powers U.S., Russia, China Compare With Other Militaries Across the Globe During the Past Decade », Newsweek, 12 décembre 2019, https://www.newsweek.com/how-top-powers-us-russia-china-compare-other-militaries-across-globe-during-past-decade-1477523

7The White House, National Security Strategy of the United States of America, National Security Strategy Archive, décembre 2017, http://nssarchive.us/wp-content/uploads/2020/04/2017.pdf

8United States Department of Defense, 2018 Nuclear Posture Review, site du Département de la Défense américain, février 2018,

9Aaron Mehta, « The Pentagon is planning for war with China and Russia — can it handle both ? », Defense News, 30 janvier 2018, https://www.defensenews.com/pentagon/2018/01/30/the-pentagon-is-planning-for-war-with-china-and-russia-can-it-handle-both/

10Robert Farley, « U.S. Military Nightmare: Could America Fight Both Russia and China at the Same Time ? », The National Interest, 15 otobre 2019, https://nationalinterest.org/blog/buzz/us-military-nightmare-could-america-fight-both-russia-and-china-same-time-88471

11Dakota L. Wood, « 2020 Index of U.S. Military Strength », The Heritage Foundation, novembre 2019, https://www.heritage.org/sites/default/files/2019-11/2020_IndexOfUSMilitaryStrength_WEB.pdf

12National Defense Strategy Commission, « Providing for the Common Defense », United States Institute of Peace, https://www.usip.org/sites/default/files/2018-11/providing-for-the-common-defense.pdf

13Eric Heginbotham, Michael Nixon, Forrest E. Morgan, Jacob L. Heim, Jeff Hagen, Sheng Tao Li, Jeffrey Engstrom, Martin C. Libicki, Paul DeLuca, David A. Shlapak, David R. Frelinger, Burgess Laird, Kyle Brady, Lyle J. Morris, « The U.S.-China Military Scorecard. Forces, Geography, and the Evolving Balance of Power, 1996–2017 », RAND Corporation, 2015, https://www.rand.org/content/dam/rand/pubs/research_reports/RR300/RR392/RAND_RR392.pdf

14David C. Gompert, Astrid Stuth Cevallos, Cristina L. Garafola, « War with China : Thinking Through the Unthinkable », RAND Corporation, 2016, http://diplomatie-humanitaire.org/wp-content/uploads/2016/09/RAND_RR1140.pdf

15Andrew Scobell, Edmund J. Burke, Cortez A. Cooper III, Sale Lilly, Chad J. R. Ohlandt, Eric Warner, J.D. Williams, « China's Grand Strategy Trends, Trajectories, and Long-Term Competition », RAND Corporation, juillet 2020, p. 104, https://www.rand.org/content/dam/rand/pubs/research_reports/RR2700/RR2798/RAND_RR2798.pdf

16Kathy Gilsinian, « How the U.S. Could Lose a War With China », 25 juillet 2019, https://www.theatlantic.com/politics/archive/2019/07/china-us-war/594793/

17Sydney J., Freedberg Jr, « US ‘Gets Its Ass Handed To It’ In Wargames: Here’s A $24 Billion Fix », Breaking Defense, 7 mars 2019, https://breakingdefense.com/2019/03/us-gets-its-ass-handed-to-it-in-wargames-heres-a-24-billion-fix/

18Victoria Albert, « Why the U.S. could "possibly lose" war against China in East Asia », CBS News, 3 juillet 2019, https://www.cbsnews.com/news/us-could-possibly-lose-war-against-china-in-east-asia-michael-morell-says/

19Hal Brands, « U.S. plan to fight China and Russia is too good to be true », The Japan Times, 12 juillet 2019, https://www.japantimes.co.jp/opinion/2019/07/12/commentary/world-commentary/u-s-plan-fight-china-russia-good-true/#.XxgmySgzbIU

20Robert O. Work, Greg Grant, « Beating the Americans at their Own Game An Offset Strategy with Chinese Characteristics », Center for a New American Security, 6 juin 2019, https://s3.amazonaws.com/files.cnas.org/documents/CNAS-Report-Work-Offset-final-B.pdf?mtime=20190531090041

21Graham Allison, Vers la guerre : l’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide ?, op. cit.

22François Bougon, Dans la tête de Xi Jinping, op. cit., p. 202.

23« Is war between China and the US inevitable? (Graham Allison | We the Future) », TED, septembre 2018, https://www.ted.com/talks/graham_allison_is_war_between_china_and_the_us_inevitable

24« Are China and the US doomed to conflict ? (Kevin Rudd | TED2015) », TED, mars 2015, https://www.ted.com/talks/kevin_rudd_are_china_and_the_us_doomed_to_conflict

25Jacob Greber, « Brace for decade of 'living dangerously', warns Kevin Rudd », Australian Financial Review, 29 janvier 2020, https://www.afr.com/world/north-america/brace-for-decade-of-living-dangerously-warns-kevin-rudd-20200128-p53v8x

26Stan Grant, « China and the United States are on a collision course, and Australia is preparing for the fallout », ABC News, 4 juillet 2020, https://www.abc.net.au/news/2020-07-05/china-and-us-on-collision-course-lessons-from-history/12415316

27Annabel Hennessy, « Kevin Rudd sounds warning on conflict between US and China over Taiwan », The West Australian, 25 mai 2020, https://thewest.com.au/politics/federal-politics/kevin-rudd-sounds-warning-on-conflict-between-us-and-china-over-taiwan-ng-b881558069z

28« The Avoidable War : John F. Kennedy Jr. School Forum Harvard Kennedy School, Institute of Politics Cambridge, Massachusetts December 5, 2019 Interview with Graham T. Allison, Douglas Dillon Professor of Government at Harvard Kennedy School and the author of Destined for War: Can American and China Escape Thucydides’s Trap?; and Jane Perlez, former China correspondent for the New York Times », Asia Society Policy Institute, décembre 2019, https://asiasociety.org/sites/default/files/2020-01/7.%20The%20Avoidable%20War_0.pdf

29« The New York Times: “Retired US General Says War With China Likely in 15 Years” », Warsaw Security Forum, 24 octobre 2018, https://warsawsecurityforum.org/the-new-york-times-retired-us-general-says-war-with-china-likely-in-15-years/

30Vanessa Gera, « The former head of the US Army in Europe says there's 'a very strong likelihood' of war with China in 15 years », Business Insider, 24 octobre 2018, https://www.businessinsider.com/ben-hodges-us-army-europe-chief-likelihood-of-war-with-china-15-years-2018-10