Leçons d'un tour du monde en 1417 (12/10/17)

Si vous aviez pu voyager en Asie et en Europe à la veille des Grandes Découvertes, vous auriez été frappé par le retard de cette dernière sur une Chine vouée à dominer le monde. Quelles leçons en tirer ?

Leçons d'un tour du monde en 1417 (12/10/17)

Si vous aviez pu voyager en Asie et en Europe à la veille des Grandes Découvertes, vous auriez été frappé par le retard de cette dernière sur une Chine vouée à dominer le monde. Quelles leçons en tirer ?

On n’atteint [...] une civilisation que dans le temps long. [...] Cette histoire au long souffle [...] a ses avantages [...] : elle oblige à penser, à expliquer en termes inhabituels et à se servir de l’explication historique pour comprendre son propre temps.
– Fernand Braudel, Grammaire des civilisations

La domination de l'Occident sur le reste du monde, débutée entre la fin du XVe et le début du XVIe siècles, touche à sa fin. Si les pays dits « émergents » ont rattrapé en moins de 30 ans le tiers de leur retard de revenu par habitant sur les pays développés, certaines villes du Sud sont désormais plus dynamiques que les grands centres économiques occidentaux.

Les États-Unis d'Amérique et la vieille Europe ne sont plus seuls à orienter dans ses grandes lignes l'histoire universelle comme ils l'ont fait depuis la fin du XVIIIe siècle, ou à diriger la régulation du capitalisme. Mais surtout, la modernité et la prospérité généralisées ne sont définitivement plus l'apanage des sociétés du Nord.

L'historiographie récente s'accorde à dire que la Chine ou l'Inde ne font que « reprendre » la place qui était la leur avant que des empires européens ne fassent vivre le reste du monde à l'heure du Vieux Continent.

Certains universitaires ayant dans un premier temps montré à quel point le poids des empires asiatiques en termes de PIB et de population était supérieur à celui des puissances coloniales européennes, d'autres se sont par la suite intéressés aux niveaux de vie, au confort de l'existence, aux avancées scientifiques, à la créativité artistique, etc.

L'historien Kenneth Pomeranz par exemple s'est attaché dans Une grande divergenceà comparer les économies chinoise et européenne (surtout anglaise) depuis le milieu du XVIIIe siècle.

Toutes ces études concernent l'époque moderne, en tout cas une période où les puissances européennes étaient déjà bien établies, et sur le point de subjuguer des régions du monde incapables de rattraper leur formidable prospérité.

Partout prévaut cette idée qu'en définitive, la civilisation occidentale a toujours été prédestinée à jouer les premiers rôles. Nombre de livres expliquent commentl'Espagne, le Portugal, l'Angleterre, la France, les Provinces-Unies ont réussi à accomplir ce destin universel, étape obligée d'une histoire autoréalisatrice. Paradoxe : combien s'attachent-ils à expliquer pourquoi ?

En fait, l'ascension de petits royaumes de l'extrémité de la péninsule européenne, amenés à triompher du vaste monde, semble presque relever de l'accident historique.

Qu'auriez-vous vu si, il y a exactement 600 ans, en 1417, vous aviez été en mesure de réaliser un tour du monde ?

En tout cas, de voyager à travers les deux plus grandes puissances d'Europe et d'Asie (hors-Moyen Orient), à savoir le royaume de France et l'Empire chinois ?

Le XVe siècle est le temps de l'invention du monde, celui de la mise en relation des quatre parties du Globe, préfigurant leur mise en compétition.

Voici le monde que vous auriez vu naître, avant qu'il ne se trouve bouleversé par les formidables disruptions nées du réveil européen.

Les hommes et l'espace

Après les ravages de la peste noire, dont on estime qu’elle avait tué de 1347 à 1351 entre le tiers et la moitié de la population, les Européens étaient moins nombreux qu’ils ne l’étaient en 1250, au cours de la forte croissance du XIIIe siècle. Avec 40 à 50 millions d’habitants, l’Europe totalisait 15 à 17% de l'Humanité, moins que la Chine (20 à 25% avec 70 à 90 millions d'habitants) ou que l'Inde dans ses frontières actuelles.

Dans le cas de la France, géant démographique médiéval, la population sera passée de plus de 20 millions dans les années 1310 à moins de 10 un siècle plus tard, les estimations les plus optimistes tablant sur un maximum de 12 millions d'âmes en y incluant souvent la Belgique actuelle.

Les îles britanniques abritaient sans doute dans les 3 millions d'habitants, l'espace géolinguistique germanique autour de 7 millions du Rhin à l'Oder et de la Bavière à la Norvège, les péninsules ibérique et italienne 7 millions chacune, pour se limiter grossièrement à l'Europe occidentale.

Qu’en était-il de la population des grandes villes européennes, les seules à être en mesure de jouer un rôle au sein des échanges mondiaux ?

Avec un minimum de 200 000 habitants (peut-être jusqu'aux alentours de 300 000 à certaines périodes), Paris était de très loin la plus grande ville d'Europe, ayant retrouvé malgré les ravages de la peste un niveau de population équivalent à celui indiqué par l'État général des feux (foyers) et des paroisses, registre fiscal de 1328 recensant 61 098 feux de 3,5 personnes en moyenne au sein de la capitale française.

Les données démographiques sont, pour les grandes cités françaises, italiennes ou flamandes du Moyen Âge, bien plus précises qu'on ne pourrait le penser : ceci tient largement du fait que les pouvoirs publics s'inquiétaient de voir leur cité se paupériser en cas de croissance démographique insoutenable, un phénomène qui rappelle les défis affrontés aujourd'hui par les municipalités des grandes agglomérations des pays en développement.

À une époque où le pouvoir, et donc l'indépendance politique, découlaient largement de la capacité à s'assurer l'exclusivité de la production locale, où une disette ou une difficulté d'approvisionnement alimentaire pouvaient transformer une ville prospère en cimetière, la quête de l'autarcie était fondamentale, et dépendait de la capacité à "encadrer" la hausse de la population.

Au temps de Philippe Auguste, Paris atteignait les 50 000 habitants. Un siècle plus tard, la population avait quadruplé ! Du XIIe au XIVe siècle, la surface habitée de la ville de Florence était passée de 25 à 630 hectares…

Quelle était la population des grandes métropoles occidentales il y a 600 ans ?

Première rivale de Paris sur le plan politique, Londres pesait peu sur le plan humain : 40 000 habitants vers la fin du mandat de Richard Whittington à la tête de la ville (1423). Bruges en comptait 60 à 110 000 maximum, Florence plus de 80 000, Rome même pas 20 000, soit moins que son ancien port antique d'Ostie ou autant que Nuremberg, Rouen peut-être 70 000, Strasbourg autour de 20 000, Séville entre 60 et 90 000, Grenade, capitale du dernier État musulman d'Europe, au moins 90 000, Toulouse 25 000 comme Vienne, Lübeck dans les 30 000, Naples 40 000, Anvers 20 000, Bologne 50 000, Barcelone jusqu'à 60 000, Venise 100 à 150 000, sa rivale Gênes 80 000, la colonie criméenne de cette dernière, Théodosie, autour de 50-60 000 Thessalonique entre 70 et 100 000, idem pour Prague, Athènes 50 000, Constantinople peut-être 50 000 après l'épidémie, et Milan probablement autour de 80-100 000 car le Milanais avait été miraculeusement épargné par les ravages de la peste, à l'instar de la Pologne.

Voici pour les plus grandes villes d'Europe : les autres centres économiques d'importance, y compris Hambourg (8000 habitants) ou Montpellier (15 000) abritaient à peu près tous moins de 20 000 habitants permanents.

À noter que si Yersinia Pestis a exterminé par endroits 60 à 90% de la population des grandes villes, ces dernières se sont repeuplées à une vitesse incroyable : parmi les causes de ce phénomène, l'effondrement du prix des loyers, des stocks de nourriture abondants au moins jusqu'aux années 1390, une politique d'attraction qui jouait à la fois sur le besoin de main d'oeuvre, la promesse de meilleurs salaires et la garantie d'une véritable protection (militaire bien sûre, mais également sociale de la part des institutions religieuses présentes en nombre dans les grandes villes).

La plus grande ville au monde était à n'en pas douter Nankin, redevenue capitale impériale en 1368, avec une population estimé de 500 000 à 1 000 000 d'habitants (probablement autour de 600 000). Parmi les autres grands centres urbains du XVe siècle, citons Suzhou (130 000 habitants), Hangzhou (230 000 à 500 000 habitants), Guangzhou (150 000), et Beijing en plein essor (150 à 200 000 habitants) : pour des villes d'importance comme Xi'an, les données démographiques sont trop incertaines pour intégrer cette liste.

Au cours de l'invasion mongole, des villes entières avaient été vidées de la population, et la dynastie allochtone des Yuan n'avait pas mené de politique de réorganisation du pays, au contraire.

Au Moyen-Orient, la destruction des plus grandes villes de l'Islam par les lieutenants de Gengis Khan, telle Bagdad en 1258, a d'ailleurs contribué à ce que cette civilisation alors en avance sur la Chrétienté dans de nombreux domaines soit entrée dans une terrible récession entre les XIIIe et XIVe siècles.

À noter que la deuxième agglomération mondiale n'était ni chinoise, ni européenne : Vijayanagara, capitale du royaume du même nom au sud de l'Inde, abritait au moins 400 000 habitants derrière ses sept lignes de remparts. Remparts qui n'ont pas sauvé cette métropole florissante de la destruction totale par une alliance musulmane en 1565 ; les ruines de Vijayanagara nous rappellent que

" Civilisations, nous savons que vous êtes mortelles"
– Paul Valéry

Ces comparaisons en disent long, mais ce ne ne sont pas le genre de données qu'aurait en tête un voyageur arpentant les routes d'Europe ou d'Asie : ce qui lui resterait en mémoire, ce serait l'apparence des villes qu'il traverserait.

Quand on arrive en ville

L'idée n'étant pas de délivrer une étude sociologique des cités médiévales, mais bien de se focaliser sur ce qui aurait retenu l'attention immédiate de notre voyageur, attardons-nous sur les éléments les plus pratiques qui soient.

Les réseaux de communication, par exemple. Exceptées les voies principales (telle la charmante rue de la Juiverie à Paris) et autres Grand'Rue, la voirie était constituée d'un dédale inextricable de venelles et ruelles étroites, souvent de moins de … deux mètres, où les chariots et ânes bâtés pénétraient aussi difficilement que le Soleil, et où les criminels échappaient presque toujours aux agents de la prévôté.

Hormis les rares "villes nouvelles" telles Aigues-Mortes, les villes de l'Europe médiévale n'obéissaient à aucun plan d'urbanisme vraiment universel, à la différence des grandes métropoles chinoises dont le tracé des rues et la disposition des monuments publics obéissaient à des préceptes spirituels (géomancie) autant qu'à des considérations réellement pratiques (hygiène, sécurité, circulation).

Là où les ponts enjambant le Yangzi ou les multiples canaux de Suzhou étaient la plupart du temps dégagés, autorisant une circulation aussi fluide que possible et offrant un panorama sur les environs, ceux qui s'élevaient au-dessus de la Seine disparaissaient sous un enchevêtrement de constructions précaires, qui s'effondraient régulièrement comme la maison de Giuseppe Baldini dans Le Parfum de Patrick Süskind.

Sur le Grand-Pont, près du Palais-Royal et de la Sainte-Chapelle, s'entassaient en 1403 plus de 50 boutiques de changes et 51 ouvroirs d'orfèvres. Quel contraste avec le pont de Baodai, ouvrage de 317 mètres de longueur reposant sur 53 arches, que vous auriez traversé pour vous rendre à Suzhou.

Paris avait pavé ses rues les plus importantes sous l'injonction de Philippe-Auguste, avant que Florence ne suive l'exemple en 1235 ; des cas exceptionnels, les rues de toutes les grandes villes d'Europe étant des sentiers de terre battue où s'entassaient déchets, excréments humaines et animaux, aliments avariés et résidus en tous genres.

Logiquement, seule l'atmosphère de Venise, construite sur les eaux, n'embaumait pas le crottin de cheval. Cela n'empêchait pas l'hygiène de vie de la Sérénissime d'être également déplorable.

Dans les rues des grandes villes chinoises, les excréments animaux ou humains étaient systématiquement ramassés et et collectés pour fertiliser les champs. Si la Chine du XVe siècle ignorait bien sûr totalement les conclusions des futures découvertes de Pasteur ou de Semmelweis, les pouvoirs publics imposaient des mesures hygiéniques contraignantes et efficaces.

De même que les habitudes hygiéniques des Juifs leur assuraient au Moyen Âge une qualité de vie supérieure à celle des autres Européens (au point d'être relativement épargnés par la Peste, ce qui leur vaudra d'être accusés de l'avoir propagée et massacrés, comme à Strasbourg en 1349), les coutumes chinoises comme le fait de faire bouillir l'eau des rivières et des puits évitaient bien des désagréments.

La Chine ne connaissait évidemment pas la charité chrétienne ou islamique ; mais de nombreux soins étaient dispensés gratuitement.

Parmi ceux-ci, des pratiques comme l'acupuncture bien sûr, et également la moxibustion (apposition d'un bâton d'armoise brulant à proximité des points d'acupuncture).

Des pratiques fumeuses ? Difficile de trouver des médecins qui soient encore adeptes de la Théorie des humeurs à laquelle se conformaient la grande majorité des médecins occidentaux du Moyen Âge, ou qui recommandent encore des saignées comme les charlatans des pièces de Molière ; mais des docteurs sérieux qui proposent des soins du genre de ceux pratiqués dans la Chine médiévale, on en trouve dans tous les départements.

Mais surtout, des politiques que l'on pourrait qualifier d'hygiénistes étaient déjà suivies, des siècles avant Foissac, Haussmann ou Rambuteau. En déambulant dans les rues de Nankin ou Hangzhou après avoir arpentées celles de Paris ou Milan, vous auriez probablement ressenti la même chose que ce que ressentirait aujourd'hui un travailleur pauvre de Mumbai en passant directement des allées jonchées de déchets de Dharavi (le plus grand bidonville d'Asie) au riche quartier de Tardeo.

Avoisinant toujours les 37 ans en Angleterre au XVIe siècle (à peine plus de 20 ans dans la plupart des régions), l’espérance de vie de l’écrasante majorité des sujets des monarchies européennes était inférieure à celle des populations de la Chine centrale, ou encore de la Corée et du Japon. Jusqu’aux têtes couronnées : Henry V d’Angleterre, que nous avons évoqué plus haut, mourra de la dysenterie trois semaines après avoir fêté son 34e anniversaire. Charles V le Sage, père du roi fou, finira son règne prometteur à l’âge de 42 ans, soit deux ans plus tôt que son père.

Seul un chapelet de villes flamandes « libérales », à l’instar de Bruges, puissance financière de l'époque, et italiennes bénéficiaient d’une qualité de vie comparable à celle des métropoles asiatiques. L’Italie du Nord, ravagée par la Peste (la Toscane aurait perdu 70% de sa population au plus fort de l’épidémie), était sans aucun doute la région la plus riche du continent, le niveau de vie moyen d’un Vénitien étant peut-être cinq fois plus élevé que celui d’un Londonien et les infrastructures des ports de la Sérénissime et de Gênes permettant une réelle prospérité.

Les habitants de Florence, Pise, Sienne, bénéficiaient d’un niveau d’alphabétisation, d’une alimentation et d’une espérance de vie bien supérieures à la moyenne européenne. À la date qui nous intéresse – 1417 –, le confort relatif des cités marchandes ne dépassait pas leur zone de rayonnement immédiat, à savoir leur contado.

Mais s'il fallait inventer des standards internationaux de qualité de vie pour la fin du Moyen Âge, il serait possible d'affirmer que la vie était relativement confortable pour la majorité de la population chinoise, comparée au quotidien des Européens à la même époque.

Face à de telles comparaisons Chine-Occident en notre défaveur, on pourrait opposer un argument culturel : celui de la splendeur des cathédrales.

En 1417, la plupart des grandes cathédrales françaises étaient terminées après un travail de plusieurs générations, et la peinture des statues encore fraîche ; la flèche de Notre-Dame de Strasbourg, achevée en 1439, était peut-être déjà la plus haute structure du monde.

Peu importe que les cathédrales comptent parmi les merveilles du patrimoine commun de l'humanité, peu importe à quel point le génie de leurs bâtisseurs nous émeuve et nous fascine, ou tout simplement le fait que ces oeuvres de foi soient le véritable coeur des grandes villes européennes.

S'il y a peu d'endroits où l'on puisse mieux ressentir le frisson de la grandeur, croyant ou non, la splendeur de ces édifices ne doit pas faire office de miroir déformant.

Les cathédrales ne sont pas représentatives de ce que représentait la civilisation occidentale vis-à-vis du reste du monde à l'époque de l'invention du monde : seule la vie quotidienne, ou plutôt les structures du quotidien, le sont.

La présence de la plus grande église au monde (la basilique Notre-Dame de la Paix) à Yamoussoukro ne fait pas de cette ville de côte d'ivoire le centre de la Chrétienté. Le fait que la Burj Khalifa soit le plus haut édifice de l'histoire de l'humanité ne fait pas de Dubaï le nouveau coeur du capitalisme universel. Bucarest abrite le plus grand bâtiment unique d'Europe, le Palais du Parlement : la capitale roumaine n'est pas devenue la capitale politique du Vieux Continent pour autant.

Quand les lettrés chinois devançaient la Renaissance européenne

Quoi de plus éloquent que l'abondance et la qualité des sources écrites officielles (directement liées au pouvoir politique) pour témoigner du degré de raffinement culturel de la Chine médiévale ?

En 868, le Sûtra du diamant avait été imprimé en de nombreux exemplaires selon un procédé xylographique (à l'aide de stèles et de languettes de bois) afin d'accompagner la vie spirituelle d'une communauté bouddhiste.

En 1041 (près de cinq siècles avant les expérimentations de Gutenberg à Strasbourg et Mayence), les imprimeurs chinois innovèrent en réalisant leur travail avec des caractères mobiles gravés dans l'argile et cuits en grande quantité.

À la période qui nous intéresse, le début du XVe siècle, la Chine était-elle en train d'inventer une forme de culture de masse avant l'heure ?

J'imagine que la question rendrait fou mes correcteurs si je la posais à la Fac, mais j'espère convaincre du fait qu'elle n'est pas si stupide.

Dès son arrivée au pouvoir, Hongwu avait décrété une exemption de taxes sur les livres, dans l'optique de favoriser l'accès à la culture et à la réduction de l'illettrisme, mais également sans doute de faire découvrir au plus grand nombre les doctrines et préceptes légitimant l'ordre social en place, ainsi que l'histoire impériale officielle ; en effet, le décret ne comportait pas de mesures de libéralisation des écrits.

Entre 1405 et 1408, son successeur, Yongle, réunit plus de 2000 savants pour rassembler les principaux savoirs académiques au sein d'une première Encyclopédie.

Terminée en quelques années, la Yongle Dadian (Encyclopédie de Yongle), forte de 30 000 chapitres, totalisait quelques 11 000 volumes (22 000 rouleaux), héritage de 15 siècles de travaux intellectuels chinois.

En comparaison, l'Encyclopédie rédigée sous la direction de Diderot et d'Alembert, avec ses 71 000 articles, ne totaliserait 300 ans plus tard "que" 11 volumes certes plus épais, mais imprimés en alphabet latin, consommant bien plus d'espace que des caractères chinois.

Si vous n’avez pas le temps de vous plonger dans des ouvrages d’histoire chinoise, vous trouverez de plus amples informations sur la Yongle Dadian en consultant la seule encyclopédie qui l'aie jamais dépassé en termes de "masse scientifique" : il s'agit de Wikipédia, qui n'est devenue l'encyclopédie la plus volumineuse au monde qu'en 2007, après six ans d'existence.

L’incroyable modernité économique chinoise

Déterminer quelles étaient les plus grandes puissances économiques médiévales, c'est interroger un monde différent avec une approche qui ne saurait lui convenir.

Face à une Europe largement miséreuse, il est pourtant facile de démontrer que la Chine était bien en avance sur le plan économique.

Dans les années 1410, Yongle fit rénover le Grand Canal, immense ouvrage datant du Ve siècle avant notre ère, pour en refaire l'artère économique principale de l'Empire.

Si 50 000 hommes travaillaient à la maintenance du Canal, plus de 165 000 autres étaient mobilisés dans les travaux de rénovation de l'ensemble, notamment dans les chantiers pharaoniques du Shandong.

À la fin des travaux, au moins 12 000 barges de grain pouvaient circuler chaque année, un volume de trafic exponentiel pour l'époque.

Marco Polo, pourtant originaire de l'un des principaux pôles commerciaux du monde médiéval, avait déjà été estomaqué par les dimensions de cette version chinoise du Canal Grande, écrivant qu'elle "ressembl[ait] davantage à une mer qu'à une rivière".

Le Canal de Yongle, infrastructure parmi les plus modernes au monde, était pensé comme une véritable autoroute médiévale : tous les 40 kilomètres environ, des établissements impériaux gardés par des soldats accueillaient les marchands et voyageurs.

Au coeur du gigantesque marché intérieur chinois, le Grand Canal permettait également de réguler les prix des aliments de subsistance : cinq grands greniers d'État étaient répartis à des centaines de kilomètres l'un de l'autre.

Si le prix du riz baissait, on prélevait et stockait des réserves dans ces greniers. Si les prix grimpaient, on revendait les réserves. De nombreuses révoltes seront évitées grâce à ce dispositif efficace.
Obnubilé par l'image de la Chine impériale, le gouvernement de la République populaire entend aujourd'hui créer un vaste réseau d'infrastructures autour du Yangzi, s'inspirant de la vision du deuxième empereur Ming.

Xi Jinping, qui a érigé en priorités nationales le développement d'un véritable marché intérieur pour rendre la croissance chinoise moins dépendante des exportations, et la réduction des inégalités scandaleuses entre les campagnes intérieures et les côtes urbanisées, semble renouer avec l'oeuvre des Fils du Ciel.

Yongle réalisa également les dessins architecturaux de sa future Tour de Porcelaine, une pagode de pratiquement 80 mètres de haut érigée à Nankin. L'édifice semblait n'être fait que d'une seule pièce de porcelaine, tant l'imbrication des tuiles qui recouvraient ses murs extérieurs était soignée.

Détruite au milieu du XIXe siècle, cette merveille du monde médiéval est en train d'être reconstruite à l'identique grâce aux subsides d'un homme d'affaires chinois.

À propos de porcelaine : si l'on excepte l'activité des arsenaux vénitiens, quelle genre de production industrielle auriez-vous pu observer en Europe ?

Un appareil productif à la pointe de la technologie, servi par une organisation du travail un système de financement modernes, capable de répondre à une demande exigeante et toujours croissante, n'est-ce pas aujourd'hui encore et ce depuis le XIXe siècle l'une des caractéristiques fondamentales des pays "développés" ?

Un des piliers de l'ascension économique des "émergents", ayant d'abord été l'apanage des seules nations occidentales, soutenant - ou provoquant - la domination de ces dernières sur un monde considéré comme en retard ?

Force est de constater qu'au Moyen Âge, la Chine était à des années-lumières du Vieux Continent sur le plan des avancées industrielles.

"C'était encore le Moyen Âge justement" : au XVIIe siècle, alors que les empires ibériques au Nouveau Monde étaient déjà bien établis, ceux des Anglais et des Français naissants, c'était toujours la supériorité du textile indien et surtout des produits manufacturés chinois qui poussait les Européens à mettre les voiles vers l'Orient.

La porcelaine, le plus fascinant de ces produits, était déjà fabriquée depuis des siècles selon des procédés technologiques avancés. Dans les gigantesques ateliers de Jingdezhen par exemple régnait une organisation du travail que ne mettront en place les Anglais que 400 ans plus tard en s'inspirant de la discipline imposée aux marins de la Royal Navy.

La répartition des tâches, surtout, était de type industrielle : des ouvriers étaient assignés au lavage de la terre pour en éliminer les impuretés, d'autres la façonnaient, d'autres encore travaillaient les émaux, d'autres encore s'occupaient de la cuisson et des tâches afférentes.

Les ateliers de Yuzhou dans le Henan, ou ceux des provinces du Fujian et du Zhejiang, étaient constitués de plusieurs fours longyao (fours dragons) atteignant parfois les 80m de longueur pour que 25 000 pièces soient cuites à la fois. La fabrication des précieuses porcelaines obéissait à des procédés chimiques complexes.

Les températures de cuisson, jusqu'à 1 200 °C, étaient étroitement surveillées, les matériaux comme le kaolin, argile blanche, ou le pétunsé, terre volcanique, dosés avec soin. L'obsession chinoise pour l'harmonie se retrouvait dans ces savants procédés industriels où rien n'est laissé au hasard. Quand les Européens rapporteront, confiants, du kaolin chez eux, ils ne parviendront à rien.

L’incarnation du pouvoir

Quels grands palais auriez-vous vu à Paris ?

Au départ pensé comme une structure défensive intégrée aux nouveaux remparts de Paris sous Philippe-Auguste, le château-fort du Louvre avait été réhabilité en palais par Louis IX puis Charles V : une enluminure des Très Riches Heures du duc de Berry montre l'aspect de l'ancienne forteresse dans les années 1410.

À l'Est de Paris, le château de Vincennes offrait l'un des dispositifs de défense les plus imposants d'Europe (des tours latérales de 42 mètres de haut, 52 pour l'immense donjon central). Si la forteresse est aujourd'hui considérée comme un fleuron de l'architecture militaire du Moyen Âge, l'ensemble s'apparente davantage à un formidable bunker. Seule la Sainte-Chapelle du château a fait l'objet d'un travail artistique digne de ses hôtes royaux.

Les façades de l'Hôtel Saint-Pol, aujourd'hui disparu, ou des quelques hôtels particuliers de la capitale comme celui de Cluny (abritant l'excellent Musée national du Moyen Âge) étaient davantage travaillées pour l'esthétique : mais ces édifices ne dominaient pas le paysage de Paris.

Dans la capitale anglaise, vous auriez, en remontant la Tamise, longé les murs de la Tour de Londres. Si des hommes et des femmes y étaient emprisonnés dès le XIIe siècle, la forteresse servait également de résidence royale. Mais l'aspect extérieur du château était, comme au Louvre ou à Vincennes, extrêmement cru, dénudé, monolithique.

À Beijing en pleine (re)construction, la future Cité interdite était en travaux depuis 1406, travaux qui allaient s'achever en 1420. Un chantier titanesque : jusqu'à un million d'ouvriers auront été mobilisés, dit-on pour bâtir la résidence impériale !

Si des historiens contemporains avancent des chiffres sans doute plus réalistes (200 000 à 700 000 ouvriers, sachant que plusieurs dizaines de milliers d'entre eux travaillaient sur le site au même moment), aucun chantier européen n'aurait pu atteindre cette envergure au XVe siècle.
On compare souvent la Cité interdite à Versailles : le château du Roi-Soleil aura nécessité le travail de 36 000 ouvriers, encadrés par 30 000 soldats participant occasionnellement aux travaux.

À terme, l'ensemble palatial rassemblera plus de 800 palais, totalisant une surface habitée de 720 000 m2. Là où les résidences des deux souverains les plus puissants d'Europe étaient d'apparence excessivement monacale, les simples tours de défense que vous auriez aperçu aux angles des remparts de la Cité pourpre étaient somptueusement décorées comme des appartements, avec un luxe qui rappelle le Temple du Ciel alors en construction.

Une communauté n'était réellement considérée comme une ville que si celle-ci s'entourait de remparts, à la fois enceinte de protection et limite psychologique et mentale : les plus de 200 000 habitants que comptait Paris ne pouvaient vivre qu'à l'intérieur de l'imposante muraille sortie de terre sous le règne de Charles V.

Remparts dont il ne reste à peu près rien : les vestiges de l'enceinte érigée par Philippe-Auguste sont plus nombreux, mais si de gigantesques portes-bastions peuvent, comme nous le verrons, être toujours visibles à Beijing, la seule "entrée" de l'enceinte philippienne du XIIIe siècle à avoir traversé les siècles jusqu'à nous est une petite arche de 5 mètres de haut dans le 5e arrondissement, par laquelle s'écoulait autrefois la Bièvre.

Les remparts de Nankin, datés de la même époque, constituent aujourd'hui encore la plus grande enceinte urbaine au monde. Reconstruire Nankin avait exigé le labeur de 200 000 ouvriers pendant plus de 21 ans.

Chaque porte fortifiée, véritable bastion, pouvait abriter plus de 3000 soldats ; la porte Saint-Honoré ou la porte du Temple à Paris ne devaient sans doute pas pouvoir en abriter plus de quelques dizaines en cas de siège.

À Beijing, si la plupart des gigantesques fortifications médiévales ont été rasées au XXe siècle, la porte de Zhengyangmen, véritable forteresse autonome, témoigne du gigantisme militaire chinois.

Il serait stupide de ne pas évoquer celui de la Grande Muraille : celle-ci acquit sous les Ming l'aspect que nous lui connaissons aujourd'hui.

Plus de 25 000 tours seront bâties sous cette dynastie, et des milliers de kilomètres de remparts seront rénovés ou construits ex nihilo ; en effectuant un périple dans les provinces du Nord, traversant le fort de Jiayuguan, dans l'ancienne passe de Yumenguan, par celui de Shanhaiguan, ou celui, plus proche de Beijing, de Juyongguan, vous auriez croisé des armées entières, assignées à la défense de la plus grande structure jamais construite par l'humanité.

Chacun de ces forts étant défendus par des milliers, voire des dizaines de milliers d'hommes, quel contraste avec la visite de Château-Gaillard ou du château de Douvres, qui remplissaient, la même fonction de défense aux frontières !

Quand les capitales européennes ressemblaient aux favelas d’Amérique latine

Si des remparts ont vocation à protéger une ville close des ennemis de l'extérieur, qu'en était-il de la sécurité intérieure ?

L'attractivité d'une ville, ou tout du moins sa qualité de vie reposent justement en grande partie sur la capacité des pouvoirs publics à y faire régner la sécurité.
Comparé à Beijing, Delhi ou Fustat, où l’ordre était assez correctement assuré dans la plupart des quartiers intra-muros et la Justice relativement fonctionnelle, le Paris de 1417 ressemblait à celui, anarchique et sanglant, de Dickens dans A Tale of Two Cities.

Les sergents du guet - force de police créée par Saint-Louis - n'exerçaient pratiquement plus leur rôle de garants de la sécurité faute de moyens, et la prévôté de Paris, qui avait son siège au Grand Châtelet, n'avait qu'une autorité fictive.

Après la révolte menée par le prévôt des marchands Étienne Marcel en 1358, la violence quotidienne était hyperbolique, à tous les niveaux de la population, qu'elle vienne des externalités engendrées par la misère, des oppositions politiques, ou qu'elle soit la conséquence de la politique répressive d'un Bernard VII d'Armagnac ou de ses adversaires bourguignons.

Si l'historiographie récente a atténué notre vision d'un Moyen Âge sale et violent, l'on peut aisément supposer que Paris était bien plus brutal en pleine guerre de Cent Ans qu'il ne le sera au plus fort des guerres de Religion.

J'ai pu trouver davantage de données sur le niveau de violence au sein de la société anglaise de l'époque concernée que sur la France au cours de la même période.

Au XVe siècle, le nombre d'homicides annuels était à Londres de plus 50 pour 100 000 habitants (deux fois plus dans la cité voisine d'Oxford…) : à comparer avec les statistiques criminelles du Honduras (90,4 homicides pour 100 000 habitants), du Venezuela (53,7 hors répression policière) et du Belize (44,7), les trois pays où l'on assassinait le plus en 2016 en-dehors des zones de guerre.

Si des historiens anglo-saxons ont mené l'enquête sur l'Angleterre médiévale, il apparaît que le royaume d'Henry V était… l'un des moins violents d'Europe occidentale. Le taux de criminalité dans les grandes villes italiennes était probablement bien pire. On pourrait arguer qu'il s'agissait ici du quotidien des petites gens ; la situation des élites, surtout nobiliaires, n'était pas plus enviable.

Du côté de la noblesse française, le Bal des ardents de 1393, l’assassinat du duc Louis d’Orléans en 1407 qui déclenchera la « maudite guerre » entre Armagnacs et Bourguinons, ceux de Bernard d'Armagnac en 1418 ou Jean sans peur en 1419, témoignent du niveau de violence qui prévalait au plus haut de la pyramide féodale ; le début du XVe siècle rappelle sur ce point davantage le règne de Clothaire Ier au VIe siècle que celui des grands Capétiens des XIIe et XIIIe siècles.

Côté anglais, on estime qu'un quart des morts au sein de l'aristocratie entre 1330 et 1479 étaient des morts violentes. Si cet article a pour sujet le monde en 1417 et alentours, notons que la violence n'explosera réellement outre-Manche qu'au cours de la Guerre des Deux-Roses, dont les rebondissements sanglants ont inspiré la trame originale de la série de livres A Song of Ice and Fire, puis la série Game of Thrones. Les Lannister et Stark de George R. R. Martin sont le pendant westerosi des Lancaster et des York.

Revenons à l'exemple parisien. À partir de 1411, quand la ville passera sous la domination du camp bourguignon, ce sera la guerre ouverte : révoltes régulières dont celle dite des « cabochiens » en 1413, batailles entre factions, sièges éprouvants de 1420, 1429 et 1435… une aporie politique, à l’image de la situation générale en Europe.

Chaos et divisions : le Vieux Continent en 1417, équivalent médiéval du Proche-Orient d'aujourd'hui ?

D'une manière générale, l'Europe de 1417 était l'un des endroits les plus conflictuels au monde.
Le Sud-Est du continent était menacé par les troupes du sultan Mehmed Ier, qui imposait un lourd tribut aux principautés chrétiennes des Balkans.

Plus au nord, alors que prenait fin le Grand Schisme d'Occident suite aux délibérations du Concile de Constance, des troubles confessionnels ravageaient l'Europe centrale.
La décennie 1410 s'était ouverte par la bataille de Grunwald (ou Tannenberg selon les ouvrages), combat le plus marquant d'une guerre meurtrière entre le jeune royaume de Pologne-Lituanie et les ordres teutoniques.

Le martyr du réformateur chrétien Jean Hus en 1415 déclenchera une véritable croisade cinq ans plus tard contre les fidèles hussites, suivie d'une succession d'opérations répressives et de guerres civiles en Europe centrale où le potentiel des armes à feu se révélera pleinement, jetant en partie les bases d'un nouvel art de la guerre occidental.

En-dehors des Flandres et de la plaine du Pô, les petites monarchies d’Écosse, du Portugal, de Castille ou de Navarre connaissaient elles aussi une situation moins chaotique que le reste du continent, mais leur situation était relativement miséreuse. Recentrons-nous sur la France.

Depuis que Charles VI avait définitivement sombré dans la folie au cours de l'été 1392, le royaume était dirigé par un conseil de régence, théoriquement coordonné par la reine Isabeau de Bavière, en réalité aux mains des grands féodaux.

L'autorité royale n'avait jamais paru si faible depuis longtemps, après trois siècles de consolidation du pouvoir central grâce au travail patient de Louis VI, Philippe-Auguste, Louis IX, Philippe IV ou Charles V.

Depuis vingt-cinq ans, le grand royaume capétien, saigné à blanc par les affres de la peste, s'enfonçait dans l'anarchie, au moment où l'Angleterre, dont la moitié de la population avait été exterminée par l'épidémie, achevait son redressement sous la férule d'Henry V.

Henry V, dont le père, mort de la lèpre, avait pris le pouvoir en renversant son cousin Richard II avant de devenir de plus en plus paranoïaque tout au long de son règne, et dont le fils, Henry VI, mourra assassiné en pleine guerre civile.

À Azincourt (1415), les longbowmen Anglais avaient écrasé une armée française peut-être trois fois plus nombreuse, perdant à peine 600 hommes contre au moins 10 fois plus côté français.
La fine fleure de la chevalerie française avait été éradiquée, plus des trois-quarts des membres les plus éminents de la haute-noblesse étant restés sur le champ de bataille, ou capturés par les troupes d'Henry.

Et les gentilshommes anglais aujourd'hui dans leur lit,
Se tiendront pour maudits de ne pas s'être trouvés ici [à Azincourt]
– William Shakespeare, Henry V

Deux ans plus tard, en 1417, ce dernier envahissait la Normandie avec 10 à 15 000 hommes, entendant faire valoir ses droits à la couronne de France.

En 1419, toutes les places fortes et grandes villes du Nord-Ouest de la France était tombées aux mains des Plantagenêts - à l'exception notable du Mont-Saint-Michel -, ouvrant la route de Paris, qui passa sous domination anglaise la même année. Comme le montrent les travaux de Jean Favier, la grande majorité des (petits) combats livrés par des troupes françaises se faisaient à ce moment contre les armées bourguignonnes… ou entre elles.

Divisée, enlisée dans la guerre civile, dirigée par un directoire de nobles aux intérêts contradictoires, la France devenait davantage une fiction qu'une réalité politique. Un article entier pourrait être confié à la réalité du patriotisme français en pleine Guerre de Cent Ans, aux étapes de l'émergence d'un sentiment national depuis le sacre d'Hugues Capet, mais ça n'est pas ce qui nous intéresse ici.

Un Gérard Chaliand du XVe siècle, couchant par écrit ses enquêtes de terrain, n'aurait sans doute pas donné à la France de 1417 de meilleures perspectives d'avenir qu'au Levant ou au Machrek d'aujourd'hui. Tout au plus aurait-il pu s'imaginer, comme bon nombre de nobles jusqu'à la reine Isabeau, que confier la couronne de France à un Anglais - le futur Henry VI - permettrait de mettre fin au chaos.

La guerre au Moyen Âge : infiniment plus meurtrière en Asie qu’en Europe

Puisque nous évoquons les conflits qui ensanglantaient l'Europe en cette début de fin de Moyen Âge, intéressons-nous au coeur de la question militaire.

À Azincourt (1415), Poitiers (1356), Crécy (1346), les Français alignaient un maximum de 30 à 35 000, 40 000 au plus. À la lumière des travaux effectués par l'écrasante majorité des historiens militaires et de polémologues médiévaux, il est possible d'affirmer qu'aucune armée occidentale n'a pu dépasser cette envergure sur un champ de bataille au cours du Moyen Âge classique, en tout cas certainement pas sous un commandement unique.

Des proportions que l'on retrouve côté musulman lors des Croisades à quelques exceptions près.

Concentrons-nous sur les effectifs des armées chinoises : les comparer avec les effectifs cités plus haut ne rime à rien. Sous Yongle, l'armée régulière impériale rassemblait 1 000 000 d'hommes !

Si Charles VI, Henry V et Sigismond du Saint-Empire avaient unis tous leurs vassaux face aux troupes permanentes de Yongle et les avaient affrontées sur le champ de bataille, la coalition des monarques européens aurait eu autant de chances de l'emporter que les Zoulous à Rorke's Drift.

Du temps où le futur Hongwu était encore Zhu Yuanzhang, une armée de soldats héréditaires avait été créée. Chaque famille de soldats-paysans recevait un lopin de terre, et se trouvait exemptée d'impôts puisqu'elle envoyait obligatoirement un fils rejoindre les armées de l'empereur.
Un million d'hommes dans une armée médiévale, cela semble relever du délire : pourtant, un compte rigoureux des familles appartenant à ce système était tenu dans des registres d'État. Chaque suo rassemblait 1 120 hommes ; un wei comptait cinq suo, soit 5 600 soldats.

Entretenir au XVe siècle des effectifs rappelant ceux des grandes puissances européennes à la Belle Époque n'allait bien sûr pas sans problèmes de fonctionnement : avant même que ce système ne périclite, il souffrait du comportement des fonctionnaires du ministère de la Guerre et des nobles locaux.

Malgré les dures conditions de vie des soldats ordinaires, l'armement collectif était d'une modernité redoutable : si les Européens connaissaient l'usage militaire de la poudre à canon au moins depuis le siège de Séville (1248), au cours duquel les défenseurs maures auraient utilisé des piècers d'artillerie, celui-ci était bien sûr nettement plus développé au sein des armées chinoises.

Ces dernières avaient trouvé à la poudre noire une utilité secondaire (principalement psychologique) dès le XIe siècle, avant que des armements primitifs ne soient développés au siècle suivant. Au début de la dynastie des Ming, les troupes impériales étaient en mesure d'utiliser des canons puissants en grand nombre, des fusées proches de celles employées par les Britanniques au cours du Siècle des Lumières et des Guerres napoléoniennes, et des engins de sièges particulièrement avancés.

Qu'en était-il de la réalité des champs de bataille ?
Peu d'affrontements européens dépassaient les 5 000 tués. Pire encore que celle d'Azincourt , la bataille de Towton (1461), dont certains historiens estiment qu'elle a causé la mort de 25 à 30 000 combattants, est hors-catégorie, et rappelle davantage le bilan des grandes batailles antiques.

En comparant le nombre de combattants engagés par des armées asiatiques à la même époque, et le nombre de victimes inhérent à des affrontements aussi colossaux, on a tout simplement le sentiment de comparer deux époques différentes.

La bataille d'Ankara (1402) entre Ottomans et Timurides, avec ses dizaines de milliers de morts, sera au moins aussi sanglante que les grandes batailles napoléoniennes. Les batailles de Tumu (Chine, 1449) ou Bach Dang (Vietnam, 1288) firent sans doute plus de morts qu'à Cannes (216 av. J-C) entre Hannibal et l'armée romaine.

La bataille de Koulikovo (Russie, 1380) fut un carnage absolu : au moins 100 000 hommes restèrent sur le terrain dans la même journée.

Concernant les atrocités commises par les Mongols d'Houlagou Khan à Bagdad en 1258, l'idée que des centaines de milliers de civils aient pu être passés au fil de l'épée n'est pas si fantaisiste que cela, bien que les estimations tournent généralement autour de 90 000 victimes.

Pourquoi il faut penser autrement l’histoire de la Chine

Un point sur les chiffres et les faits avancés dans cet article pour décrire la supériorité matérielle évidente de la civilisation chinoise sur la Chrétienté au Moyen Âge.

Face à des données aussi spectaculaires, l'on pourrait facilement objecter qu'il s'agit d'exagérations grossières. Une armée d'un million d'hommes au XVe siècle semble si inconcevable qu'elle serait forcément sortie de l'imagination d'un historien davantage soucieux de servir la propagande impériale que d'effectuer un travail scientifique.

À propos de rigueur scientifique, il est courant d'affirmer que les savoirs chinois non-techologiques reposeraient sur des concepts irrationnels, pour ne pas dire fumeux. Les nombres seraient symboliques, comme dans la Bible ou les récits mythologiques antiques : "Une armée d'un million d'hommes" évoquerait en fait "une armée forte de nombreux hommes", par exemple.

La plupart des évènements ou personnages historiques décrits par des générations d'érudits chinois tiendraient plus de la fable philosophique ou du mensonge de circonstance (légitimer tel pouvoir en place, tel principe légiste, etc.) que du fait historique.

Avec une certaine condescendance, de nombreux intellectuels occidentaux entretiennent l'idée que les Chinois n'étudiant pas leur passé sous les mêmes paradigmes que nous, il faudrait étudier leur histoire avec des pincettes.

Une vision du monde profondément ignorante, malheureusement assez répandue, flirtant avec un racisme de bon aloi car habillé des vertus des "différences civilisatonnelles".

On a fait passer le Shiji - recueil de recherches historiques comparable à la Vie des douze César de Suétone ou aux Annales de Tacite, écrit par l'historien Sima Qian entre le IIe et le Ier siècle av. J-C - pour un ramassis de légendes et de fantaisies, inutiles à un travail d'histoire scientifique.

Les recherches archéologiques entreprises depuis l'ouverture de la Chine à la fin des années 1970, les documents historiques enfin réétudiés depuis la même période, montrent que les faits évoqués par le Shiji étaient loin d'être délirants.

Si Sima Qian donnait par exemple du crédit aux récits légendaires entourant les "Trois augustes et cinq empereurs", son travail sur les périodes plus proches de sa vie colle avec les découvertes archéologiques autour de la Tombe de Qin Shi Huangdi, le premier empereur.

D'ailleurs, quelle différence entre un intellectuel chinois qui prendrait au sérieux le Sanhuangwudi, et des historiens grecs classiques qui faisaient intervenir la mythologie dans leurs récits historiques non pas seulement pour servir la propagande de leur cité (ou de Rome concernant Salluste ou Tite-Live), mais par "foi" sincère ?

La Chine n'a jamais développé une culture rationnaliste du type de celle que les Européens ont définitivement développée à partir de l'exemple français au XVIIe siècle, après deux siècles d'aggiornamento intellectuel, mais cessons d'enfermer son passé dans le domaine du légendaire.

Si les chroniqueurs chinois ont au fil des siècles une certaine tendance à exagérer, que dire d'un Raoul Glaber, inspirateur du mythe des "peurs de l'An Mil", ou, plus proches de nous, des historiens nationalistes du XIXe siècle et de leur propension à verser dans la pseudohistoire pour construire un récit national incroyablement politisé, puis des chercheurs marxistes qui se sont efforcés de faire de l'histoire humaine une simple succession de systèmes de production, occultant tout ce qui ne pouvait être compris sous le seul angle socio-économique et inventant de fait une histoire désincarnée et déshumanisée ?

Force est de constater que les travaux croisés d'archéologues internationaux et de la communauté historienne sinologue redonnent un certain crédit aux récits de Marco Polo et des lettrés chinois.

Si l'idée d'une armée impériale Ming d'un million de combattants, ou de chantiers médiévaux chinois mobilisant davantage d'ouvriers qu'à Versailles passaient pour un délire d'historien biaisé il y a encore seulement 20 ans, ces données paraissent bien moins folles aux spécialistes d'aujourd'hui.

Les Grandes Découvertes auraient en toute logique dû être réalisées par la Chine

Réaliser un tour du monde en 1417 eut-il été seulement faisable ? Oui, mais vous n'auriez probablement pas pu effectuer une circumnavigation en utilisant un navire européen ou arabe ; c'eut été possible avec un bâtiment chinois.

Sous les Song, la Chine avait été une grande puissance maritime, tant sur les plans commercial que militaire ; les acquis techniques de leur temps furent confortés sous la dynastie des Yuan mongols.

Dès le XIe siècle, les marins chinois utilisaient la boussole, ce qui leur permettait déjà de s'aventurer en haute mer par tous les temps là où Arabes et Européens devaient toujours s'orienter en observant les étoiles.
La coque des jonques, constituée de modules étanches, leur évitait de sombrer avec corps et biens en cas de voie d'eau.

Le gouvernail d'étambot, utilisé au moins depuis le IIe siècle de notre ère, autorisait les navires chinois à remonter face au vent et aux courants contraires, mille ans avant les cogues occidentales.

Bien plus faciles à manœuvrer avec un gréement simple qui ne s'embarrassait pas des cordages complexes des bâtiments européens, les jonques étaient parées pour des expéditions ambitieuses.

Enfin, seul un État centralisé avec assez de ressources financières et une administration solide comme l'Empire du Milieu pouvait entretenir des chantiers navals d'envergure drainant des millions de pièces en bois et en métal (quitte à importer des ressources de l'étranger), former des des marins compétents, et ravitailler correctement des missions de longue durée. Encore fallait-il la volonté politique. Celle-ci exista en Chine, pendant un court moment.

De 1405 à 1433, sous le commandement d'un eunuque musulman, Zheng He, sept expéditions quittèrent la Chine du Sud en direction du Ponant, dépassant le détroit de Malacca et l'île de Sumatra pour atteindre Ceylan (l'actuel Sri Lanka), l'Inde, le détroit d'Ormuz puis les villes saintes de l'Islam, avant d'atteindre la côte orientale africaine.

Au cours de la septième expédition, la flotte de Zheng He parcourra sans escale plus de 6 000 kilomètres avant de jeter l'ancre au sud de la Somalie, dont les Chinois rapportèrent des autruches, des zèbres et des girafes qui firent sensation à la Cour.

La flotte impériale chinoise surpassait de très loin celles des thalassocraties génoise ou vénitienne, éclipsant aussi les puissances commerciales musulmanes. La seule flotte expéditionnaire de Zheng He rassemblait selon les voyages entre 60 et 70 jonques où s'affairaient au total plus de 20 à 30 000 marins.

Si des chroniqueurs chinois de l'époque écrivent que les navires de Zheng He mesuraient jusqu'à 136 mètres de long et 55 de large - des dimensions qui rappellent les flottes de la Première Guerre mondiale, sachant que des navires en bois de cette envergure n'auraient pu supporter la pression de l'eau -, on estime plus raisonnablement que le navire amiral mesurait autour de 80 mètres de long. Soit presque trois fois la Santa Maria de Christophe Colomb (30 mètres), quelques décennies plus tard.

L'épopée maritime du début de l'ère Ming constitue un épiphénomène : en 1436, l'Empire faisait définitivement une croix sur ses ambitions maritimes en brûlant les derniers des 200 navires assemblés pour les diverses expéditions de Zheng He, et en décrétant l'interdiction de construire des bâtiments ayant plus de deux mâts, donc susceptibles de pouvoir se rendre en haute mer.

La Chine, obsédée depuis son unification par la culture de la stabilité et la méfiance vis-à-vis du monde environnant, aurait pourtant pu devenir une superpuissance navale au XVe siècle, dominant les mers du Globe et, tôt ou tard, amorçant l'ère des Grandes Découvertes à la place des monarchies européennes.

Ayant comparé les avancées navales chinoises et européennes, auriez-vous pu affirmer que la conquête d'un Nouveau Monde serait entamée moins d'un siècle plus tard par de petits royaumes ibériques encore occupés à repousser l'Islam de l'autre côté du détroit de Gibraltar, et non par le florissant Empire des Ming ?

Tout bien pesé, auriez-vous pu imaginer qu'un siècle plus tard, commencerait ce qu'on pourrait appeler un « grand renversement » entre les différentes parties du monde ? Cela aurait paru aussi impensable que de prévoir l'avènement des États-Nations démocratiques en pleines guerres de Religion, l'apparition du contrat de travail ou de l'État-providence au Siècle des Lumières, les totalitarismes des années 1930 en pleine Révolution française.

Le syndrome Villemard

Vous avez peut-être déjà vu ces dessins de Villemard, représentant l'an 2000 tel qu'on pouvait le concevoir en 1910. L'artiste y représente un monde de progrès techniques merveilleux, où des citadins toujours vêtus à la mode de la Belle Époque se déplacent dans des engins aériens tous droits sortis d'un roman de Jules Verne, où des domestiques servent en gants blancs des repas chimiques.

Ces images nous attendrissent au même titre que les vues d'artiste des années 1960 qui imaginaient que dans un demi-siècle, ou pour ma génération née peu avant 2000, les Astrapi puis Sciences & Vie Junior qui se livraient à de la prospective fantaisistes.

Tous ces futurs fantasmés ont en commun de greffer l'ordre social de l'époque où ils ont été imaginés à des évolutions technologiques qui ont été plus ou moins bien anticipées.

Voltaire, spectateur de la forte croissance économique des Lumières, prédisait avec ironie que Paris serait ensevelie sous le crottin de cheval...

La plupart des exercices de prospective s'apparentent à de simples prolongements du présent. Même les réflexions futurologues les plus originaux reposent sur une certaine aisance à sentir leur propre époque.

Prédire correctement le monde de 1517 à partir de celui de 1417, c'aurait été penser l'impensable. Y aura-t-il au cours du siècle à venir un retournement de situation de l'ampleur de celui qui s'est produit au tournant du XVe siècle ?

Anticiper les ruptures et disruptions de l'histoire est aussi ardu que présumer des aspirations d'une génération qui ne serait pas encore née.

Dynamiques de civilisations

Nous avons longtemps considéré les civilisations à l'aune des rythmes d'évolution des unes et des autres. Cet article compare des civilisations à l'ère médiévale, et non à l'époque moderne comme c'est presque toujours le cas, mais reste dans une logique d'analyse du passé selon des méthodes dépassées. Il convient aujourd'hui de sortir de ce mode de pensée, notamment parce que des rythmes de société coexistent et que cette pluralité forme la civilisation humaine, concept largement inconnu il y a moins d'un siècle.

Cet article entend montrer que l'Occident était, 75 ans avant les Grandes Découvertes, 30 ans avant que la Renaissance italienne n'entre réellement dans sa phase la plus brillante, loin d'avoir ne serait-ce qu'imaginé ce qui lui permettrait de devenir la civilisation qui transformerait le monde en 500 ans.

La Chine, et l'Islam dans une moindre mesure, étaient en de nombreux points mieux disposés à le faire. Cela implique d'incroyables changements de paradigme, qui feront l'objet d'autres articles sur Ad Disruptio. Des innovations, des révolutions permises par l'acceptation par les sociétés occidentales du fait de devoir accompagner les changements à l'oeuvre au lieu de les réprimer comme le feront la Chine ou le monde islamique peu après la période que nous venons d'étudier.

Sachant que nous serons sans doute confrontés dans les 30 prochaines années à une période de confrontations entre rapports de forces, faut-il en déduire que nous autres Européens devons d'urgence non seulement accepter mais aussi faire en sorte qu'émergent de nouveaux rapports de force et compétitions, identifier de manière plus importante les acteurs qui portent des philosophies et des dynamiques alternatives, pour éviter de retrouver au sein de l'histoire universelle la place qui était la nôtre il y a 600 ans ?

L'histoire accélère en même temps qu'elle devient réellement universelle. S'il a fallu un siècle à l'Occident pour émerger en tant qu'acteur global, et trois autres pour qu'il domine sans partage un monde dont il n'était autrefois qu'une pauvre périphérie, en combien de temps une telle réinversion pourrait-elle se produire ?

La réponse se trouve dans l'étude du temps long, que les Européens doivent s'employer à retrouver... en urgence.