La marginalisation du Havre, catastrophe nationale (08/10/17)
La Mer constitue l'une de nos meilleures cartes pour réussir dans le XXIe siècle. Mais le décrochage de notre dernier port d'envergure mondiale nous privera en partie de ce précieux atout.
L'avenir de la France se jouera en grande partie sur les mers : mais notre destin maritime se jouera d'abord aux portes de la Seine.
Le Havre est plus qu'un simple grand port
Cette année, Le Havre fête les 500 ans de sa fondation par François Ier, qui rêvait d'en faire l'un des piliers d'une politique maritime ambitieuse. Mais le seul port français aujourd'hui en mesure de tenir dans le jeu mondial est depuis des années en voie de marginalisation.
Loin d'être un phénomène local, le déclassement du Havre est un danger national. D'une part en raison de l'importance croissante des ports dans cette mondialisation que Jean-Marie Biette qualifie volontiers de "maritimisation". La "Porte océane" est aussi le prolongement maritime de Paris. Or, la possibilité pour notre capitale de rester ou devenir l'une des villes-monde incontournables du XXIe siècle dépendra en grande partie de sa capacité à acquérir une nécessaire dimension maritime.
Porte océane de la France, le Havre devrait théoriquement être celle de l'Europe, dont la géographie désigne notre pays à jouer le rôle d'interface planétaire. Comme nous le verrons, la force d'un port réside dans celle de son arrière-pays : celui du Havre devrait en toute logique ne constituer qu'un ensemble jusqu'à Paris, un coeur de la mondialisation pour le plus grand bénéfice de territoires aujourd'hui sinistrés.
Voici trois chiffres pour comprendre l'importance des ports dans le jeu commercial
- En volume, plus de 90% des échanges dans le monde sont effectués par voie maritime
- En valeur, cela représente 75% du total
- Environ 90% des échanges extérieurs de l'Europe se jouent sur les mers
Et cinq chiffres pour comprendre le décrochage de nos ports, celui du Havre en particulier
- Le port du Havre est le deuxième du pays après Marseille : son intérêt est d'être le premier pour le traitement des porte-conteneurs, et c'est ce qui compte pour peser dans le jeu mondial
- À l'échelle planétaire, Le Havre n'arrivait qu'à la 62e place en 2014 en termes de trafic de conteneurs. Il se classait peut-être 58e en 2016. Par comparaison, Rotterdam arrivait au 11e rang la même année
- Si l'ensemble du tonnage de tous les ports français n'égale pas même celui d'Anvers, le vrai déséquilibre se mesure dans nos parts de marché : en ce qui concerne le trafic de conteneurs, nos parts se sont effondrées à moins de 5% du total européen
- Les sept "grands ports maritimes" créés par la réforme de 2008 (à savoir Bordeaux, Dunkerque, La Rochelle, Le Havre, Marseille, Nantes-Saint-Nazaire et Rouen) totalisent 80% du trafic portuaire français dans l'Hexagone. Ce chiffre masque une inquiétante réalité : le fait que 50% de notre commerce extérieur soit assuré par les ports de la Northern Range. Il y a une vingtaine d'années, le total n'était encore que de 20%
- En 2016, Rotterdam a traité 12 millions de conteneurs, Anvers 10 millions, Le Havre moins de 2,5 millions. Sachant que la rentabilité par "boîte" débarquée est bien plus faible en France qu'elle ne l'est dans les deux ports nordiques
Il ne s'agit pas que d'un enjeu de souveraineté - le fait que le premier port d'approvisionnement d'une ville comme Lyon ne soit pas Marseille mais Rotterdam - ou de grandeur nationale.
Le pouvoir d'achat des Français est directement impacté. En achetant un frigo ou une télévision embarqués à Shanghai ou Ningbo-Zhousan (le premier port du monde, qui n'a d'ailleurs que 11 ans), ce qui vous coûte cher n'est pas le transport depuis la Chine. Vous payez surtout le transport de Rotterdam à Dijon, ou d'Anvers à Périgueux.
Sans parler, évidemment, des conséquences en matière d'emplois.
Bienvenue dans le vide stratégique
D'où vient principalement le décrochage de nos ports. Pas pour des raisons de taille : nos ports sont loin d'être des nains. Dès le Second Empire, notre pays s'est doté de bassins portuaires crédibles, avec les infrastructures afférentes. Que l'on soit fiers ou honteux de notre ancien empire colonial, celui-ci n'aurait pu voir le jour sans des ports d'une aussi bonne facture. Ces derniers ont encore été modernisés par la Datar, au cours des Trente Glorieuses.
Si les grands ports du Havre et de Marseille auront nécessairement besoin d'être agrandis, leur faiblesse ne vient pas, on l'a vu, de leur taille. Ils sont surtout mal équipés ; Le Havre, puisque c'est notre sujet, n'est pas en mesure de débarquer et traiter des conteneurs à la manière d'un vrai port mondial.
L'intérêt d'un port est évidemment qu'il favorise les flux de marchandises : il lui faut pour cela faire partie d'un réseau. Le problème français réside justement dans le manque d'infrastructures de connexion.
Nos infrastructures figurent justement parmi les meilleures au monde. Le Global Competitiveness Index 2016 du World Economic Forum classait la France à la 8e place mondiale (140 pays étudiés) pour la qualité des infrastructures : en 7e place pour les transports, avec le 2nd meilleur réseau routier au monde, le 4e meilleur réseau ferroviaire et le 10e réseau aéroportuaire. Mais toutes ces données sont révélatrices de notre échec monstrueux dans un autre domaine. S’agissant des ports, la France n’est que… 25e !
Le cas du Havre est symptomatique du vide stratégique entretenu par nos dirigeants :
- Comme le rappelle sur ce site Robin Rivaton, on met plus de temps en train à effectuer un Paris-Rouen qu'un Paris-Rennes, alors que Rouen est bien plus proche de notre capitale
- On estime qu'un conteneur met jusqu'à cinq fois plus de temps pour être transporté du Havre jusqu'à Paris que n'en mettait une marchandise il y a… un siècle !
- Les conteneurs transitant entre Le Havre et Paris le font à une vitesse de 6 km/h. Est-ce digne du coeur économique d'une puissance comme la France ?
- Alors que l'envolée des échanges maritimes, couplée à la forte croissance de la région parisienne, aurait dû résulter en un développement du trafic ferroviaire, nous regardons passer les trains. Alors qu'elle représentait il y a 20 ans 20% des expéditions vers Paris, la desserte ferroviaire du Havre n'en représente plus que 4%.
- À force de donner la priorité absolue aux passagers, les politiques d'aménagement du territoire successives ont réussi à faire en sorte que les trains de marchandises mettent en cumulé plus de trois jours à rejoindre Paris, là où deux heures suffisent pour les passagers. Les trains de marchandises manquent de lignes dédiées, et la ceinture parisienne n'est pas adaptée.
Un de nos plus grands dirigeants qui, triste ironie de l'histoire, finira par initier la renaissance d'Anvers dans le cadre de sa lutte contre l'Angleterre, avait déclaré, visionnaire :
« Paris, Rouen, Le Havre, une seule ville dont la Seine est la grand’rue. »
– Napoléon Bonaparte, 7 novembre 1802
Son raisonnement serait repris par n'importe quel homme politique de Singapour, n'importe quel entrepreneur chinois ayant de l'ambition à long terme.
Le Canal Seine-Nord, un projet qui risque d'achever Le Havre
Le Canal Seine-Nord Europe (CSNE) est un projet d'« autoroute fluviale » de 106 km, imaginé pour relier l'Oise, affluent de la Seine, jusqu'à l'Escaut. Ce projet, maintes fois relancé et abandonné, a été remis sur la table le 3 octobre lorsque le Gouvernement a annoncé avoir trouvé un compromis.
Si le CSNE présente de nombreux atouts pour les Hauts-de-France, région particulièrement en souffrance, sa réalisation risque de signer l'arrêt de mort du Havre. Une autoroute, puisque c'est le rôle envisagé pour le CSNE, marche dans les deux sens.
Si le canal est mis en service sans que le port du Havre n'ait été transformé en profondeur et correctement relié au reste du pays, les ports de la Northern Range en profiteront massivement.
Anvers, Amsterdam, Rotterdam, capteront le reste des échanges, imposeront leur pouvoir normatif, récupéreront emplois, profits et financements. Creuser le CNSE sans avoir remis le Havre à niveau, c'est creuser la tombe de notre puissance portuaire, et à terme l'un des principaux atouts de Paris pour devenir l'une des capitales du XXIe siècle.
Avec des conséquences économiques et sociales désastreuses à la clé.
On choisit un port en raison de sa connexion à l'hinterland. En d'autres termes, parce que le reste de la région est relié au port dans un temps convenable. Les ports de l'ARA (Anvers Amsterdam Rotterdam) sont reliés au reste de l'Europe centrale (et de plus en plus à la France), notamment grâce à un bon réseau fluvial.
Si le Canal Seine-Nord est lancé avant d'avoir remis à flots le port du Havre, Paris et sa région seront tout simplement intégrés au réseau fluvial de l'ARA, au sein de l'ensemble « germanique ». Le coeur économique de la France sera encore plus facilement accessible aux ports du Nord qu'il ne l'est aujourd'hui à son grenier historique, l'axe Rouen-Le Havre, qui assure encore 50% de son approvisionnement.
Paris perdra d'abord non seulement des emplois, mais aussi des métiers complets, récupérés par nos voisins du Nord. Puis, à plus long terme, c'est le statut de ville-monde que notre capitale ne pourra plus espérer obtenir, pendant que son rang de métropole mondiale sera de plus en plus remis en question. Paris sera condamné à devenir une ville-musée, où l'activité d'un écosystème de start-up, la présence de derniers sièges sociaux pourront lui donner l'illusion d'être l'égal des grands centres de la mondialisation. Le grand historien Fernand Braudel , dans ses travaux sur la dynamique du capitalisme et la naissance d'une économie-monde, écrivait :
« À son désavantage, la capitale française est continentale. »
– Fernand Braudel, L'Identité de la France
Rouen sera proche de devenir une ville-dortoir, elle qui pourrait profiter de son statut d'intermédiaire entre un port du Havre remis à niveau, et une agglomération parisienne tournée vers la Seine.
Caen, à la fois proche de la Manche et de la zone d'influence de Paris, ne pourra plus profiter d'aucun de ces atouts ; la ville de Malherbe sera marginalisée.
Évitons un nouveau Trafalgar aux portes de Paris
Sauver le port du Havre et en faire avec la vallée de la Seine l’un des cœurs de l’économie européenne n’est pas un enjeu local, ou l’affaire de quelques milliers d’emplois. C’est un enjeu national, étape obligée d’une politique maritime enfin ambitieuse. Tout sauf un symbole, c’est l’une de nos meilleures chances de remporter la bataille de la mondialisation, qui se jouera en grande partie sur les mers. Il s’agit de préserver ou de créer un nombre considérable d’emplois, tout en renforçant le rôle de la France – géant maritime qui s’ignore – sur la scène internationale.