La francophonie, éternelle oubliée
Retrouvez ici une tribune publiée au nom d'Objectif France à l'occasion de la Journée de la francophonie.
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Le français n’appartient plus à la France
Le français est aujourd’hui parlé par 270 à 285 millions de personnes dans le monde. On veut parfois nuancer en disant qu’il n’y a que 80 millions de locuteurs natifs qui ont le français pour langue maternelle, mais 215 millions de gens au moins utilisent quotidiennement la langue de Molière. Jusqu’à 125 millions de personnes l’apprennent, dont 75 à 80 millions qui l’apprennent comme une langue étrangère, y compris dans des pays qui n’ont pas de lien historique avec la France.
En 2050, du fait notamment de la croissance démographique africaine, le nombre de francophones pourrait mécaniquement grimper à entre 700 et 770 millions, même s’il faut se méfier de ce genre de projections à long terme. Notre langue serait alors la 2e ou la 3e mondiale, 90% des jeunes francophones (15-29 ans) seraient en Afrique, continent qui totalisera jusqu’à 85% des locuteurs du français. Il y a déjà plus de francophones à Kinshasa qu'à Paris ! La dynamique est telle que les chiffres sur Wikipédia sont déjà datés, et que les données publiées dans les rapports les plus récents sont sans doute déjà caducs.
Ce genre de données est bien connu. Combien de rapports, d’articles ont-ils été écrits sur la puissance de la langue française dans le monde ? Pourtant, les dirigeants français ont complètement laissé tomber le sujet : la France est peut-être le pays francophone qui s’investit le moins. Au cours de la dernière campagne présidentielle, aucun candidat (pas parmi les candidats majeurs) n’avait donné à la francophonie la place qui devrait être la sienne dans le débat public, et surtout dans la vision d’un Président. Rafik Smati avait d’ailleurs alerté sur ce déni. Une bonne nouvelle cependant, Emmanuel Macron est plutôt actif sur le sujet davantage en tout cas que ses prédécesseurs. On l’a vu lors de ses visites en Chine au Sahel, ou plus récemment en Inde, où il s’est promis de doubler le nombre d’apprenants du français dans les prochaines années.
Mais M. Macron reste hélas dans une conception élitiste, classique et peu ambitieuse de la francophonie. Il la voit en effet, comme la plupart de ses conseillers, comme un simple outil d’influence, de culture, un relais pour le soft power ou la diplomatie du verbe. Signe de ce que représente vraiment son intérêt pour la francophonie, il n'a pas confié de budget ou de bureau à sa "Madame Francophonie", Leïla Slimani, n'a pas créé de ministère ou de Secrétariat d'État à ce sujet alors qu'il y en a par exemple trois pour l'Europe, et il vante la langue française et le plurilinguisme... dans des interviews et des slogans en anglais. Pour nous, il s’agit de l’un des plus grands enjeux internationaux du XXIe siècle, bien plus que d’une question culturelle.
Il faut y adjoindre la question de la « francophilie » au sens d’enjeu politique, c’est-à-dire l’intérêt qu’ont certains États à apprendre le français ou à renforcer leurs liens avec le monde francophone. Ainsi du Nigeria, pays anglophone et grande puissance en devenir, qui comptera peut-être 440 millions d’habitants en 2050 (190 actuellement) : le nombre de Nigérians qui vont étudier le français, au Bénin notamment, est phénoménal. De même, l’enseignement du français explose en Chine. La francophilie continue de se développer en Corée du Sud et au Japon. L’apprentissage du français émerge à Singapour, une des capitales du futur, qui compte une importante communauté de Français expatriés.
Il faut cependant garder à l’esprit le fait que sans politique volontariste, le nombre de francophones pourrait non pas atteindre les proportions indiquées plus haut, mais stagner, voire baisser au cours des prochaines décennies, bien que cela semble improbable. Car la francophonie, en attendant que la France veuille bien être au rendez-vous de l’Histoire universelle, se développe sans nous.
La francophonie, pensée, bâtie et animée par des « étrangers », est tout sauf une survivance coloniale
Lorsque l’on parle de la francophonie linguistique et de ses réalités humaines avec une certaine passion, que l’on exprime une vraie ambition pour la Francophonie géopolitique, on se fait traiter au mieux d’utopiste, au pire (et le plus souvent) d’impérialiste et de nostalgique des colonies. Une aberration, quand on regarde en premier lieu l’histoire de la francophonie.
Le « père » de la francophonie, Léopold Sédar Senghor, est aussi le premier président du Sénégal, l’homme de l’indépendance, qui est aujourd’hui vu par les Sénégalais comme à mi-chemin entre Gandhi et George Washington. Cet intellectuel fascinant a été l’un des chefs de file de la négritude avec Aimé Césaire, l’un des plus grands poètes francophones du XXe siècle.
Les autres pères fondateurs de la francophonie ont aussi été des meneurs indépendantistes et des héros nationaux : Habib Bourguiba en Tunisie, Hamani Diori au Niger, Norodom Sihanouk (plus controversé) au Cambodge… Les deux grands promoteurs de la Francophonie politique sont des figures de l’émergence de ce qui était encore le Tiers-Monde. Le premier Secrétaire général de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), Boutros Boutros-Ghali était un intellectuel égyptien qui a marqué les esprits par son volontarisme et son engagement pour la paix et les Droits de l’Homme lorsqu’il était Secrétaire général de l’ONU. Si les réseaux et institutions francophones ne sont, comme nous allons le voir, pas assez forts, ils doivent leur développement au successeur de Sédar Senghor, Abdou Diouf, qui a considérablement modernisé son pays et a permis au Sénégal de devenir l’un des pays les plus démocratiques d’Afrique subsaharienne.
Dire que la francophonie est un vestige du passé, que vouloir renforcer la Francophonie politique procède d’une logique coloniale, c’est insulter l’histoire de nations qui construisent très bien leur avenir sans nous, c’est faire offense à la mémoire de penseurs et chefs d’État visionnaires qui ont sorti leur pays de la domination coloniale et qui voyaient le futur s’écrire en français.
C’est aussi ne rien comprendre à la réalité du monde contemporain. Aujourd’hui encore, la francophonie semble vraiment vivre partout sauf en France. Faire une liste même exhaustive des initiatives et des projets qui naissent à l’étranger, qu’ils soient portés par la société civile transnationale, par des gouvernements, par des artistes, des chercheurs ou des entrepreneurs, serait bien trop long. Citons par exemple Libres Ensemble, qui fédère de jeunes francophones du monde entier autour des valeurs qu’incarne notre langue.
Une Francophonie institutionnelle et économique aujourd’hui réduite au strict minimum
Les structures actuelles de la Francophonie sont animées par des personnalités dévouées et un beau potentiel, mais elles ne servent pas à grand chose. L’OIF regroupe 84 États (dont 54 véritables membres à part entière), qui regroupent 900 millions ne parlant évidemment pas tous français, et totalisent 14% du PIB mondial (la France seule pèse pour 3% de la richesse mondiale). Mais elle n’a pas de grande utilité. Pour reprendre l’expression de Rafik Smati, c’est une coquille vide. Rien dans le domaine économique, par exemple.
Le Forum francophone des Affaires (FFA) est le premier réseau mondial d’entreprises, mais n’est pas un écosystème économique, n’a pas de cohérence, ne vit pas sous une politique commune. Dans un autre domaine, l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF) est l’objet, le lieu d’un vaste travail d’échanges et de co-construction. Elle pourrait devenir la base d’un univers scientifique et culturel en français extrêmement dynamique et influent. De même que Paris a été un centre intellectuel à plusieurs reprises, appartenant parfois davantage à la classe créative internationale qu’au pouvoir politique français, la Francophonie peut devenir un des trois grands centres névralgiques des progrès du XXIe siècle, forte de lieux où l’on invente le monde de demain. Le français a été la langue des arts et de la Raison, il peut redevenir langue d’expression du génie humain. Mais ce potentiel est évidemment loin d’être exploité.
Autre institution francophone : l’Assemblée parlementaire de la Francophonie. Bien qu’elle soit un magnifique symbole, rassemblant des personnalités de qualité, inutile de s’attarder sur la faiblesse de ses prérogatives. Les parlementaires québécois ou wallons connaissent tous cette institution, mais il y a fort à parier que très peu de députés ou sénateurs français en aient vraiment entendu parler. Quelle révolution dans l’histoire des démocraties, quelle avancée dans les relations internationales ce serait que de jeter un jour les bases d’un Parlement de la Francophonie, qui ne répèterait pas les erreurs et travers du Parlement européen !
Les organismes francophones vraiment « utiles » actuellement sont les médias comme TV5Monde – dont l’audience dépasse théoriquement les 180 millions de foyers –, ou France24 et RFI, qui se distinguent dans le PAF par la qualité de leur contenu. Faire vivre dès maintenant la communauté francophone, c’est aussi accepter un nouveau regard sur le monde, en suivant l’actualité internationale sur les sites de journaux canadiens ou suisses, l’actualité européenne sur des médias belges, celle de l’Afrique subsaharienne ou du monde arabe sur des sites francophones locaux. Une vraie bouffée d’oxygène.
Il est temps de donner toute sa place à la francophonie et de créer un sentiment d’appartenance
L’objet de cette tribune est de résumer ce sujet complexe et rarement expliqué que sont la francophonie en tant que communauté humaine et la Francophonie en tant qu’institution, d’apporter quelques faits pour nourrir le débat public. Il ne s’agit pas de fournir ici un programme détaillé. Malgré tout, on peut poser quelques jalons. Le premier défi à relever, c’est celui du sentiment d’appartenance, d’identification à la francophonie. Nous avons parlé de l’activisme d’Emmanuel Macron pour promouvoir la langue française. Or celui-ci a eu une phrase caractéristique de l’état d’esprit de la France vis-à-vis du reste du monde francophone : lors d’une visite en Allemagne, il a estimé parler « au nom de la France et de la francophonie ». En France, nous avons l’air de penser que la francophonie, ce sont « les autres », les Québécois avec leur accent, les Belges ou les Suisses avec leur mentalité, les francophones d’Afrique que l’on regroupe dans un ensemble incohérent. Il est temps de nous inclure dans la francophonie, et de nous inscrire dans cette formidable communauté humaine. C’est le préalable à la mise en place d’un vaste projet pour réussir ensemble.
« Ma patrie, c’est la langue française », disait Camus. Et si nous faisions du 20 mars un véritable événement, avec manifestations culturelles d’ampleur, sensibilisation dans les établissements scolaires, diffusion de contenu en lien avec la francophonie dans tous les médias, où les pouvoirs publics célébreraient l’appartenance de la Nation à un vaste ensemble ?
Et si nous accordions au drapeau de la Francophonie une place aussi importante qu’au drapeau européen, en le faisant flotter au-dessus de bâtiments publics, en l’arborant fièrement lors de célébrations, en l’adjoignant même à nos couleurs nationales de la même manière que nous leur adjoignions le drapeau européen ?
Et si nous traitions les sommets et réunions francophones avec au moins autant de sérieux et de moyens que les réunions européennes ? Dans le but d’établir des positions communes aux pays de la Francophonie dans les négociations internationales, afin de peser davantage et de permettre à certains pays d’exister enfin sur la scène internationale ?
Ce sont là des mesures symboliques, mais qui pourraient se concrétiser immédiatement. À plus long terme, il nous faudrait par exemple tendre vers la création d’une véritable Union francophone, en apprenant des erreurs de la construction européenne, pour ne pas les répéter. Il s’agirait de renforcer nos liens économiques, militaires et culturels, de collaborer beaucoup plus étroitement sur des enjeux déterminants tels que l’immigration, le développement durable, la lutte contre le terrorisme islamique, le numérique ou encore les infrastructures. Il y a d’innombrables propositions à faire, de débats passionnants à ouvrir, et Objectif France y prendra sa part. Nous nous efforcerons d’être les premiers à nous saisir pleinement des grands enjeux d’avenir, comme souvent.
Il est temps de redonner sens aux paroles de Léopold Sédar Senghor : « La francophonie, c’est cet humanisme intégral qui se tisse autour de la Terre ».
Vive la langue française, et vive la francophonie !