La démocrature d’Erdogan, menace hybride sous-estimée pour l’Europe
Comparée aux autres puissances autoritaires à prétention impériale, la Turquie d'Erdogan est peu prise au sérieux. Pourtant, le régime turc est une menace hybride avérée. Voici pourquoi.
Comparée aux autres puissances autoritaires à prétention impériale, la Turquie d'Erdogan est peu prise au sérieux. Pourtant, le régime turc est une menace hybride avérée. Voici pourquoi.
Le travail de sape de la Turquie d’Erdogan au sein des sociétés européennes
Les réseaux pro-Erdogan en France ont obtenu une couverture médiatique inédite en mai 2018, lorsque des partisans du Reis s’étaient attaqué en plein jour à notre liberté d’expression. Le Point avait osé consacrer la « Une » d’un de ses numéros au chef d’État turc, qualifié de « dictateur ». Au Pontet, près d’Avignon, un kiosquier s’était ainsi vu intimer de retirer les affiches de l’hebdomadaire par des partisans d’Erdogan, d’autres soutiens du président turc s’en prenant à des kiosques dans plusieurs villes de France dont Valence ; des insultes et menaces de mort avaient été envoyées à la rédaction du Point, tandis que les réseaux pro-AKP se déchaînaient sur les réseaux sociaux. De tels comportements constituent des cas isolés, mais ils sont motivés par une véritable offensive du régime turc qui s’efforce de garder le contrôle sur ses ressortissants, pour les pousser à se séparer de la société de leur pays d’accueil, voire à pratiquer contre elle une forme de « résistance ». La Turquie actuelle constitue un exemple éloquent de démocrature agissant ouvertement contre les États européens, élaborant une stratégie de fragilisation du corps social et de retournement des populations immigrées contre les sociétés au sein desquelles elles ont vocation à s’intégrer.
L’État-parti d’Erdogan parvient à infiltrer ses réseaux dans des instances nationales européennes d’importance. Ainsi l’actuel président du Conseil français du Culte musulman (CFCM), Ahmet Ogras, connu pour ses déclarations ambiguës notamment sur Charlie Hebdo et pour ses fréquentations islamistes, est-il un proche du pouvoir turc et un ancien dirigeant de la branche française de l’UETD, qui instrumentalise l’islam pour garder les diasporas turques d’Europe dans le giron d’Ankara et renforcer le poids de l’AKP. Les Frères musulmans, qui rencontrent plus de déconvenues qu’on ne le croit dans le monde musulman, se tournent vers l’Europe avec la bénédiction et l’appui de la Turquie. Parmi l’impressionnant réseau de mosquées gérées par le Ditib (rattaché au ministère turc des Affaires étrangères), certains lieux de cultes sont animés par des imams radicaux. Les purges de grande ampleur et la répression qui ont suivi le coup d’État manqué du 15 juillet 2016 se sont invitées en France, l’AKP se servant de ses réseaux politiques et religieux en Europe pour traquer des opposants réels ou supposés, important chez nous des méthodes de régime autoritaire. L’actuel ambassadeur d’Ankara à Paris, Ismaïl Hakki Musa, était il y a quelques années un haut responsable du MIT (Millî Istihbarat Teskilati), les puissants services secrets turcs qui ont probablement trempé dans l’assassinat de trois militantes kurdes dans notre capitale en janvier 2013. Les services secrets turcs, connus pour ne dépendre réellement que d’Erdogan, se comportent comme une organisation criminelle lorsqu’il s’agit de rendre intenable la vie de certains opposants « nuisibles » expatriés en Europe. Plus largement, en Allemagne notamment, les réseaux d’Erdogan encouragent la désintégration du corps social en incitant la diaspora turque au repli communautaire, contre la société allemande mais surtout contre celles et ceux qui veulent concilier librement identité turque et adaptation au mode de vie allemand. Autant d’attaques directes contre des Français, des Européens d’origine turque qui ont choisi de vivre sous nos lois, et contre notre souveraineté. L’Europe peut-elle tolérer de tels agissements sur son sol ?
Autre exemple de l’ingérence du régime d’Ankara dans nos démocraties : l’enseignement primaire et secondaire, qui devrait être un sanctuaire républicain et un premier lieu d’éveil à la citoyenneté. Je peux apporter sur ce point un témoignage personnel. Lorsque j'étais au CM2, le film L’Armée du crime (2009), réalisé par Robert Guédiguian, faisait beaucoup parler de lui notamment pour sa manière d’évoquer le souvenir du génocide arménien. On pouvait ainsi entendre, dans la cour de mon école primaire, certains enfants de la diaspora turque réciter sans vraiment savoir de quoi ils parlaient que le génocide des Arméniens était un mensonge et qu’on s’attaquait à la Turquie, le tout en invoquant des notions et des références bien trop compliquées pour des écoliers de onze ans. Comment en est-on arrivé là ? La cause est à chercher en partie dans le programme des cours de turc délivrés en EILE (anciennement ELCO), ces enseignements soupçonnés dans certains cas de favoriser le communautarisme et qu’Ankara a transformé en cours de propagande. Faute de personnel qualifié pour enseigner le turc – parlé par 200 millions de locuteurs à travers le monde sous divers dialectes, la France autorise la venue d’enseignants payés par l’État turc, qui sont de plus en plus majoritairement des militants de l’AKP voire des bigots formés à l’école coranique. Peut-on tolérer qu’un régime autoritaire profite de partenariats d’éducation pour délivrer à des écoliers français un message hostile aux valeurs républicaines et à la cohésion sociale, alors que la France a l’une des plus belles diasporas turques d’Europe ?
Quand Erdogan et l’AKP s’impliquent dans la vie démocratique de l’UE
Erdogan courtise particulièrement la diaspora turque en Europe, et celle-ci le lui rend bien. Le quasi-dictateur a recueilli 65% des suffrages chez les Turcs d'Allemagne autorisés à prendre part au vote, et pratiquement 64% chez les électeurs établis en France. Certes, Erdogan a obtenu des scores plus mitigés au sein des diasporas britannique, italienne ou espagnole. Mais il a recueilli 72% en Autriche et aux Pays-Bas, et jusqu'à 75% en Belgique où les islamistes continuent de s'installer dans le paysage politique. Que des citoyens – ou du moins des résidents – soutiennent aussi massivement un tel dirigeant en dit long sur la capacité d’intégration et de séduction de nos démocraties actuelles. Quel échec pour l’inclusion de certaines communautés immigrées au sein du Vieux Continent ! Mais il faut avant tout y voir l’œuvre de notre propre lâcheté face à un sultan d’opérette qui intervient comme bon lui semble dans la vie de la Cité européenne. Lors des législatives de novembre 2015 – qui visaient à redonner à l’AKP la majorité qu’il avait perdue au début de l’année –, marquées par des violences qu’Erdogan avait largement favorisées, le président turc était par exemple venu tenir un meeting au zénith de Strasbourg. Devant plusieurs milliers de supporters – souvent uniquement de nationalité française, belge ou allemande – agitant le drapeau turc et scandant des slogans nationalistes et religieux, le Reis avait centré son discours sur le terrorisme. Mais en assimilant le terrorisme aux revendications même pacifiques des Kurdes et au parti d’opposition démocratique HDP, plutôt qu’à l’État islamique pour lequel Erdogan n’eut pas un seul mot. Daesh avait commis un premier attentat à Suruç (Turquie), en commettrait un autre une semaine plus tard à Ankara et sèmerait la mort dans Paris le 13 novembre, mais le dirigeant turc était à l’époque particulièrement ambiguë vis-à-vis de cette organisation qui arrangeait en partie ses affaires.
Rappelons-nous surtout la manière dont Erdogan avait traité les Européens lors de sa campagne pour le référendum d’avril 2017, qui lui a légalement conféré les pouvoirs quasi-dictatoriaux qu’il exerce aujourd’hui. Certains estiment d’ailleurs que ce scrutin entaché d’irrégularités et de vices de procédure a été remporté grâce au vote des expatriés et immigrés binationaux résidant en Europe, et qui ont plébiscité le tournant autoritaire de la Constitution turque. Le Reis avait envoyé quelques uns de ses ministres pour faire campagne auprès des expatriés. Après que les Pays-Bas aient préféré éviter d’accueillir un meeting de son ministre des Affaires étrangères, Mevlüt Cavusoglu, RTE s’était livré à un chantage hallucinant avant de traiter le pays d’Anne Frank d’État aux vestiges nazis, dirigé par des fascistes. Dans le but sans doute d’hystériser les communautés turques balkaniques, ce champion de la déstabilisation était allé jusqu’à accuser les Pays-Bas du massacre de Srebrenica, prenant le risque de déclencher des troubles en Bosnie. Toujours au cours de la campagne, Erdogan se permit d’enjoindre les Allemands d’origine turque et les binationaux à ne plus voter pour les principaux partis d’Allemagne, taxés « d’ennemis de la Turquie », après avoir insulté au passage les dirigeants allemands en position de faiblesse du fait des accords passés avec Ankara sur la gestion des flux migratoires. Si le maire de Strasbourg avait refusé un nouveau discours d’Erdogan dans sa ville, la France a autorisé un meeting de Cavusoglu à Metz en pleine passe d’armes entre les Pays-Bas et la Turquie. N’aurait-il pas fallu un minimum de solidarité européenne face aux provocations d’Ankara ?
L’Alsace, où vit une forte diaspora turque – dont les membres sont, soulignons-le, en majorité intégrés dans la communauté nationale et attachés aux valeurs républicaines, est un laboratoire français de la stratégie d’infiltration du régime turc. Nous avons vu qu’Erdogan pouvait y tenir ses discours nauséabonds et y être acclamé comme s’il était chez lui. Le soir de sa réélection, en juin 2018, des partisans du dirigeant autoritaire se sont réunis en bas du consulat général de Turquie à Strasbourg, où ils ont bloqué l’une des principales avenues de la capitale européenne des Droits de l’Homme pour y crier « Allah akber » avec le fameux Dombra Erdogan à fond la caisse. En passant devant la Grande Synagogue voisine, j'ai vu des jeunes supporters d'Erdogan gonflés à bloc proférer des propos nauséeux devant ce lieu de culte et de mémoire si symbolique, interpellant des Juifs portant la kippa ou d'autres signes distinctifs pour les traiter de « sionistes » sur un ton intimidant. Dans la région, les réseaux pro-Erdogan ont réussi à s’implanter dans l’ombre. Le Parti Égalité Justice, controversé du fait de ses liens avec l’AKP, ne pèse pratiquement rien sur le plan électoral et concentre l’attention médiatique. Mais certains de ses cadres et militants sont, malgré leur faiblesse politique, actifs dans la méta-politique où ils ont plus de succès. Ils apportent leur contribution à la version CCIF de la « lutte contre l’islamophobie » et pratiquent l’entrisme culturel et associatif, se rallient à des causes populaires comme la défense de la Palestine ou la promotion du multiculturalisme. Ils y contribuent à diffuser des éléments de langage et des narratifs « antisionistes », « anti-racistes », « décoloniaux », apportant un vernis altermondialiste et gauchisant à des discours évidemment antisémites, anti-occidentaux et anti-républicains, lesquels mettent généralement moins d'un an à s'ancrer dans l'imaginaire politique et le vocable d'une bonne partie de la Gauche.
De telles initiatives, si elles sont pour le moment marginales en France, obtiennent de premiers résultats ailleurs en Europe. Aux Pays-Bas, le mouvement Denk, qui a obtenu 2% des voix et 3 représentants nationaux aux dernières élections législatives, est un parti soutenu et financé par le pouvoir turc et qui s’est d’abord présenté comme une formation de gauche engagée dans l’antiracisme et la promotion du multiculturalisme. On notera que le discours de Denk en faveur des revendications féministes, LGBTQI+ ou son attrait pour l'intersectionnalité ont cédé la place, une fois des élus obtenus, à un tournant conservateur plus en phase avec les préceptes islamiques traditionnels... L’ingérence électorale d’Erdogan profite à l’entrisme d’islamistes qui n’ont parfois pas de rapport avec la Turquie. À l’instar du parti belge ISLAM qui a révélé son vrai visage aux dernières élections locales ou de la liste NIDA à Rotterdam, les partis et ONG que l’on croyait voués à être marginaux se servent de relais associatifs et culturels comme ceux qu’entretient Ankara en Europe. S’il faut se garder des fantasmes et des analyses hâtives, force est néanmoins de constater qu’un travail de sape s’opère au sein des démocraties européennes, dans des proportions plus grandes qu’on ne l’a longtemps cru.
Quand « l’ottomania » se tourne contre les Européens
Il y a une période en particulier dans l’histoire de la Turquie qui semble être au cœur de l’ambition qu’Erdogan a pour son pays, qui lui sert de boussole dans sa vision du monde et la conduite de sa politique étrangère, c’est celle de l’Empire ottoman triomphant. De la seconde moitié du XVe siècle à la fin du XVIIe, l’Empire ottoman était de loin la première puissance militaire de la Méditerranée, terrifiant les cités italiennes comme le montrent les correspondances de l’époque, et inquiétant jusqu’à l’Europe du Nord.
Ambassadeur du Saint-Empire auprès de la cour ottomane, le flamand Ogier Ghislain de Busbecq écrivait ainsi au XVIe siècle :
« Ils [les Turcs] ont pour eu l’immense richesse de leur empire, des ressources intactes, l’expérience et la pratique des armes, une armée aguerrie, une série ininterrompue de victoires, ils sont durs au mal, unis, ordonnés, disciplinés, économes et vigilants. De notre côté : caisses vides, train de vie luxueux, ressources épuisées, âme défaite, soldatesque violente et rebelle, querelles cupides ; on n’y trouve aucun respect pour la discipline, la liberté dégénère en émeute, les hommes se livrent à l’ivresse et à la débauche, pire que tout, l’ennemi est accoutumé à la victoire et nous à la défaite. Peut-on douter de l’issue d’un affrontement ? »
La Sublime Porte continua d’étendre son emprise de l’Ukraine à la Hongrie et du détroit de Gibraltar à la mer d’Arabie, et ce jusqu’au 12 septembre 1683 lorsque l’immense armée de Kara Mustafa fut battue par une coalition de forces d’Europe centrale sous les remparts de Vienne, ville dont les Ottomans pouvaient encore réclamer la reddition et la conversion à l’Islam après avoir fait de même en Crète quatorze ans plus tôt. C’est cette époque que l’actuel président turc érige non simplement en souvenir glorieux, mais surtout en modèle. Anecdote qui en dit long, les kös (tambours de guerre ottomans) que l’on entend parfois dans la propagande de l’AKP – y compris à destination de la diaspora turque qu’Erdogan entend fidéliser – sont ceux que les Viennois assiégés pouvaient entendre entre deux assauts : des références qui n’ont pas la subtilité d’un « message sicilien »…
Ces dernières années, chaque 29 mai – date de la chute de Constantinople en 1453 face aux troupes de Mehmed II – a fait l’objet de célébrations qui impressionnent par leur gigantisme, entre défilé de 1453 camions et parades militaires grandioses en costumes dits d’époque. Toute la Turquie actuelle baigne dans le souvenir ottoman. Tant mieux si les Turcs célèbrent une histoire dont ils peuvent être fiers et tentent de se rassembler derrière un héritage commun : n’est-ce pas ce qui fait défaut à une France fatiguée de renier ses propres racines, où les pouvoirs publics ne font pas vivre de conscience historique capable de ressouder la communauté nationale autour de symboles forts ? Cependant, le recours au passé sert des projets plus discutables. Il y a tout d’abord la question mémorielle : le pouvoir turc s’évertue on le sait à nier les génocides pontique et arménien, à étouffer la place dans l’histoire de minorités dérangeantes. Le problème est surtout que l’instrumentalisation de l’histoire à destination des masses par Erdogan vise à ancrer la Turquie dans un imaginaire nocif, où le désir de revanche contre les puissances étrangères qui ont vaincu le géant ottoman se mêle à une sorte de Sonderweg du XXIe siècle.
Signe de sa mégalomanie, le nouveau sultan s’est fait construire un immense palais présidentiel à l’architecture « néo-ottomane », de plus de mille pièces. Des clichés d’Erdogan posant entouré de gardes en armures grotesques censés représenter les seize empires turciques ont été l’unes des rares occasions de se moquer du président sans risquer de sanctions trop lourdes, un camouflet pour celui qui se rêve en héritier d’Attila. Mais le projet néo-ottoman de RTE ne se limite pas à des goûts architecturaux discutables et des reconstitutions « historiques » aux airs de Parc Astérix. De même que Xi Jinping réveille le souvenir des Routes de la Soie dans les régions qu’il entend intégrer dans la sphère chinoise, de même que Poutine mobilise une certaine vision de l’histoire russe pour légitimer des revendications territoriales dignes d’un autre âge, Erdogan donne à son rêve impérial une traduction concrète. En Afrique, en Asie centrale, dans le Caucase, mais aussi aux portes de l’Union européenne. Lors de sa dernière campagne présidentielle, le Reis a convoqué la nostalgie de l’Empire ottoman en plein Sarajevo, devant une foule de 20 000 personnes dont des Turcs des Balkans et des slaves musulmans. Le plus puissant des dirigeants bosniens, le bosniaque musulman Bakir Izetbegovic, avait l’air d’un vassal recevant son maître et se félicitait d’avoir un homme providentiel. Imagine-t-on un président français se faire inviter en Wallonie pour y louer le temps de la présence française, ou la chancelière d’Allemagne discourir à Strasbourg sur la nostalgie de l’Alsace-Lorraine allemande ? La Bosnie-Herzégovine, que l’Union européenne tient à distance, est attirée dans le giron d’une Turquie qui tente de s’immiscer aux périphéries de l’Union. Au risque de rouvrir de vieilles plaies dans les Balkans qui n’ont pas encore totalement tourné la page des conflits et montrent des signes de crise identitaire.
Une propagande anti-occidentale qui en dit long sur les intentions d’Erdogan à l’égard de l’Europe
Il y a les déclarations de la diplomatie turque sur la solidité de l’engagement d’Ankara dans l’OTAN, ou sur la volonté de la Turquie de renforcer ses liens avec une UE qu’elle envisage encore de rejoindre. Mais il faut d’abord regarder la manière dont le régime d’Erdogan parle de l’Europe et de l’Occident dans son propre pays, et les messages qu’il envoie aux démocraties européennes. Puisque l’écrasante majorité des media turcs influents sont désormais tenus en laisse ou contrôlés par le pouvoir, intéressons-nous au discours qu’ils véhiculent. La matinale la plus regardée du pays est celle d’A haber, où le JT s’ouvre sur fond de musique militaire ottomane jouée par un orchestre de mehter. Des présentateurs comme Erkan Tan y dénoncent les « Croisés » occidentaux, les « sionistes », les ennemis de l’intérieur et surtout de l’extérieur. On en revient aux thèmes de prédilection d’Erdogan lorsqu’il n’était qu’un jeune politicien obscur, s’essayant à des discours grossiers sur les juifs, les communistes et les Francs-Maçons. Sur les autres chaînes de grande audience – c’est-à-dire celles qui n’ont pas fermé sous la pression directe ou indirecte du régime, les infos accordent une place considérable aux « terroristes » du PKK auxquels sont assimilés des mouvements kurdes plus pacifiques, aux « conspirateurs » gülenistes, et à tous ceux qui veulent détruire la nouvelle Turquie de l’intérieur. La télévision progouvernementale s’attaque aussi à la supposée politique de persécution islamophobe menée par des gouvernements européens décadents (comme en témoigne la couverture faite au footballeur allemand Mesut Özil, critiqué dans son pays pour avoir posé avec « [son] président » Erdogan peu avant la Coupe du monde, et présenté en Turquie comme une victime du racisme allemand). Cependant, la Turquie ne parvient pas encore à imposer à l’étranger des chaînes d’information orientées du type de RT et SputnikNews pour la Russie, BreitbartNews pour l’ultradroite américaine ou AJ+ pour le Qatar. En attendant, la société civile pro-Erdogan se débrouille très bien sur les réseaux sociaux, où elle entretient une propagande plus subtile car non dictée par le gouvernement, qui fidélise la diaspora turque en Europe aux ambitions du Reis, et touche aussi un public élargi.
Autre angle d’analyse, on connaît l’influence qu’ont aujourd’hui les séries télévisées ou diffusées sur Internet, et la manière dont elles reflètent notre époque, au point que la géopolitique des séries devient un champ d’études à part entière pour d’éminents chercheurs. La manière dont le régime d’Erdogan se sert du petit écran pour diffuser sa vision du monde et faire avancer son agenda est particulièrement éloquente. Citons la série Payitaht : Abdülhamid, sournoisement antidémocratique, antisémite et complotiste, qui réhabilite le souverain controversé Abdülhamid II (au pouvoir de 1876 à 1909, célèbre pour avoir écrasé dans le sang des révoltes d’Arméniens et de minorités chrétiennes) en même temps qu’elle fait du Reis actuel l’héritier d’un passé glorieux. Abdülhamid y est présenté comme juste, traitant ses sujets non-turcs en égaux – on est loin de la réalité historique – pour mieux signifier que l’effondrement de son empire bienveillant provoquera le malheur des peuples du Moyen-Orient, privés de la protection turque en particulier face à l’impérialisme des infâmes Occidentaux. Parmi les scènes iconiques de cette série, citons celle où le sultan s’emporte face au militant juif sioniste Theodor Herzl, qui est à la série turque ce que le Night King est à Game of Thrones, c’est-à-dire l’ennemi final. Destinée à un public musulman plus large que l’audience turque, la scène d’altercation entre Abdülhamid et Herzl entend montrer qu’une Turquie forte aurait empêché la naissance d’Israël, présentée comme un complot de longue date des dirigeants occidentaux. Les revendications « occidentales » assimilables à celles de l’opposition anti-Erdogan (liberté de la presse, remise en question de la place du religieux, rapprochement avec les puissances européennes) sont systématiquement présentées comme des manipulations de l’étranger. La recette fonctionne, y compris dans des pays diplomatiquement éloignés d’Ankara et dans lesquels le soft power turc veut davantage se diffuser.
La Turquie, laboratoire politique ?
L’AKP encadre depuis les dernières élections législatives une coalition, « Alliance populaire » : celle-ci regroupe, outre le parti présidentiel, le MHP (Mouvement d’action nationaliste) et les islamistes du BBP (Parti de la grande unité), deux formations d’extrême-droite liées au groupe paramilitaire des Loups gris, qui se sont distingués par le passé par des campagnes d’intimidation, des agressions, et même des meurtres politiques. Si Erdogan devait être amené à composer avec des contre-pouvoirs institutionnels ou à donner des gages, il se tournerait presque certainement vers ses alliés d’extrême-droite, notamment sur la question kurde. Les media contrôlés ou influencés par le pouvoir ne critiquent plus la face sombre de ce genre de formations, préférant assimiler le HDP, parti de gauche partisan d’une résolution pacifique et généreuse du « problème kurde », à la menace terroriste alors même qu’il apparaît que les attentats qui ont ensanglanté des manifestations de soutien aux kurdes et des meetings du HDP ont été perpétrés pour certains par des islamistes proches de l’extrême-droite. L’AKP, qui se voulait l’équivalent turc de la CDU allemande, prendrait-elle un tournant radical, révélant comme le craignent certains kémalistes son agenda caché de transformation de la Turquie en dictature islamiste ?
Pourtant, ce parti de 10 millions de membres sur 82 millions d’habitants joue un rôle de transformateur social, à un niveau que les Partis communistes français ou italiens ont rêvé d’atteindre au cours de leur âge d’or. Plus de quatre millions de femmes militent activement dans ce parti, un record mondial en tout cas en proportions. Avant l’arrivée au pouvoir d’Erdogan et l’implantation de son parti au niveau local, seules les femmes laïques, aux mœurs libérales et ayant fait des études supérieures étaient considérées comme pouvant s’impliquer dans la vie publique. La Turquie a donné le vote aux femmes avant la France, mais seules les femmes de la « Turquie blanche » s’affirmaient politiquement. Erdogan a réussi à motiver les turques qui se sentaient méprisées par les élites kémalistes mais entendaient rester dans le cadre auquel les assignent les traditions familiales et les préceptes islamiques. En assouplissant en 2013 la loi sur le port du voile – qui était théoriquement plus dure que les lois françaises sur le sujet –, l’AKP a redonné leur dignité à des millions de femmes pieuses ou conservatrices, conciliant sentiment d’avancée sociétale et retour aux valeurs religieuses.
Réactionnaire, le Reis qui compte pourtant parmi ses principaux conseillers une femme d’influence, Özlem Zengin, cite le Coran pour expliquer que la femme doit rester cantonnée à sa place, remet en question les valeurs d’égalité des sexes promues par Kemal en les associant à de l’entrisme occidental bon pour des élites enclines au mépris de classe, fait de l’élection de députées voilées une victoire féminine dans un parlement qui compte 14% de femmes. La citoyenne qui a fait face aux chars des putschistes, Safyie Bayat, est présentée comme une mère de famille patriote, bonne musulmane, un meilleur exemple que les femmes progressistes en jeans et cheveux au vent des quartiers branchés. Pourquoi parler de la condition des femmes dans la société d’Erdogan dans un livre sur l’Europe face au retour de la guerre ? Il s’agit de montrer que la démocrature turque construit des fondations solides qui résisteront mieux qu’on ne pourrait le croire, un modèle de société voué à servir d’exemple et bien plus complexe qu’une simple opposition entre islamisme rétrograde et autoritaire d’un côté, et progressisme laïque, démocrate et proeuropéen de l’autre.
La démocrature façon Erdogan, parenthèse inquiétante ou menace durable ?
Erdogan n’est pas un opportuniste à l’apogée de son pouvoir qui serait prêt à chuter quand les astres ne seront plus alignés ; la Turquie n’est pas qu’un pays moyen grisé par une bulle économique et gagné par un accès de fièvre nationaliste. Probablement faut-il compter avec une puissance ascendante, dont la société se conforme de plus en plus durablement aux visées d’un homme nostalgique de l’époque où la Sublime porte s’étendait de la campagne de Vienne au Golfe d’Aden. Un dirigeant qui mobilise l’une des diasporas les plus influentes d’Europe pour peser dans nos sociétés mais étouffe des minorités dérangeantes, qui gagne le soutien d’une bonne partie de l’Umma planétaire en défendant les Palestiniens et les Rohyngias tout en écrasant les Kurdes, les Chrétiens et les Alévis, qui réveille et répand dans son pays qu’on croyait moderne un antisémitisme et une homophobie de plus en plus virulentes.
Erdogan avait dit lors d’un discours en 1996 que « la démocratie est comme un tramway : on en descend lorsque l’on a atteint le terminus. » Quel est ce terminus ? Le Reis est égocentrique, dévoré par la passion du pouvoir et n’imagine pas que le destin de la Turquie ne puisse se confondre avec son destin personnel, mais il peut penser à la prochaine génération puisqu’il n’a pas à se soucier des prochaines élections. Le jeune homme taciturne de Kasimpasa a vaincu la Turquie blanche de Pera, et a refait de son pays un acteur international à l’économie dynamique. Devenu un despote vieillissant et mégalomane, il semble désormais vouloir se confronter à l’Occident et à l’Europe en premier lieu. Va-t-il pouvoir fêter en 2023 le centenaire de la République turque en nouveau père de la nation, ou sera-t-il chassé du pouvoir avant ? Va-t-il léguer un pays instable qui mettra en danger la région, ou une Turquie puissante régie par un contre-modèle durable et offensif face aux démocraties européennes ?
L’Union européenne ne peut que travailler pragmatiquement avec la Turquie sur les grands dossiers stratégiques, la résolution de la crise migratoire et la stabilité de son « voisinage », et espérer que ce pays se détourne de ses actuelles « passions tristes ». L’Europe ne peut cependant plus tolérer l’ingérence d’un régime autoritaire dans sa vie intérieure.