L'illusion de la posture française de « puissance d’équilibre »
L'exécutif martèle l'idée d'une France « puissance d’équilibre(s) », qui tient lieu de doctrine de sa politique étrangère. Cette posture fait largement consensus dans la classe politique française : elle est pourtant aussi illusoire que contre-productive.
Un contexte : la hantise du déclin français
La France est de longue date obsédée par son propre déclin, réel ou supposé. C’est d’autant plus vrai s’agissant de son poids et de son rôle dans le monde. Et la succession de crises internationales de ces toutes dernières années a accentué cette perception d’un décrochage français dans les affaires du monde, et jeté une lumière crue sur nos faiblesses bien réelles. La hantise française du déclin de notre rang international paraît souvent excessive au regard de la place enviable qu’il nous reste – avec une influence, notamment culturelle, un statut et des leviers de puissance qui demeurent extraordinaires pour un pays qui ne compte ni parmi les plus vastes, ni parmi les plus peuplés, mais elle paraît en effet de plus en plus justifiée au regard des évolutions de ces dernières années. L’idée du déclin français est devenue encore plus tangible, voire brutale.
En révélant l’ampleur de notre perte de souveraineté, la pandémie survenue en 2020 avait ravivé les interrogations sur notre déclassement. Depuis le début de la décennie, la France a notamment subi une dégradation brutale de ses liens avec l’Afrique francophone où son influence s’évapore ; autre exemple révélateur, la vaine obsession de jouer un rôle de médiateur dans la guerre d’Ukraine s’est heurtée au mur des réalités. D'autant que le soutien militaire français à Kiev, quoiqu’efficace et apprécié, reste limité par la trop forte réduction des capacités de nos armées, et limité par rapport à celui d’autres pays européens, ce qui témoigne bien sûr des limites de notre puissance militaire après un quart de siècle de désarmement, mais aussi des limites de notre capacité de leadership dans la défense de l'Europe face à une menace majeure.
Une posture qui sert de substitut à ce déclin
Rappelons certes que si le poids de la France dans le monde ne se mesure pas à la même échelle que celui des géants américain, chinois, russe, indien ou même japonais, la France pèse encore à l’échelle du monde. Et si notre pays reste une puissance à rayonnement mondial, c’est parce qu’il garde les attributs d’une puissance mondiale. Outre notre influence culturelle et la dimension planétaire de notre pays, présent sur tous les océans du monde, nous disposons entre autres du troisième réseau diplomatique, dont l’excellence est reconnue à l’international et dont la langue d’expression, le français, est aussi l’une des deux seules véritables langues mondiales avec l’anglais, et de l’une des seules armées capables d’accomplir des opérations sur toute la planète, à tous les niveaux et dans tous les domaines, ce qui crédibilise notre siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU au même titre que notre dissuasion nucléaire souveraine.
Cependant, l’écart entre ces attributs de puissance mondiale et notre puissance effective est de plus en plus criant, tout comme l’écart entre nos ambitions de puissance et les moyens que nous leur consacrons. Un écart qui, à l’étranger, affaiblit notre poids et notre image et qui, en France, nourrit et entretient notre hantise du déclin. Le principal problème de notre politique étrangère, qui entretient aussi bien une forme d’impuissance et de perte de crédit à l’international que de frustration et de doute sur le plan national, réside peut-être d'ailleurs dans notre entêtement à maintenir des postures dépassées que nos partenaires ne comprennent pas ou dont ils se moquent ou se méfient, au nom d’une idée fausse et obsolète de ce qui devrait être la grandeur de la France.
La France continue de chercher à compenser par le verbe et le paraître son affaiblissement international. La posture de « puissance d’équilibre » en est une parfaite illustration.
Qu'est-ce que la posture de « puissance d’équilibre » ?
La France affirme en effet être une « puissance d’équilibre », ou prétend à ce rôle. Cette posture se voulant gaullo-mitterandienne fait largement consensus au sein de notre classe politique, du Président de la République qui en a fait l’un des piliers de sa politique étrangère, à Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen dans leur souhait de voir la France s’éloigner de ses alliances actuelles, pour se tourner vers un agenda multipolaire promu aussi bien par le Sud altermondialiste que des puissances révisionnistes telles que la Russie ou la Chine. Car cette posture constitue un nouvel avatar de la quête de grandeur dont le Général de Gaulle lui-même disait qu’elle était un substitut à l’affaiblissement de notre puissance : à la volonté de suivre une troisième voie entre les deux blocs de la guerre froide, a succédé la prétention de suivre une voie différente du reste de l’Occident, ne serait-ce que pour ne s’aligner sur les Etats-Unis.
Si elle n’a jamais été clairement définie, pas plus que ses autres avatars ou que les objectifs qu’elle poursuit, cette posture de « puissance d’équilibre » consiste dans les faits à jouer une telle partition originale. Par exemple en se singularisant de la plupart de nos partenaires de l’UE et de l’OTAN dans leur appréhension de la menace russe – conduisant nos dirigeants à sous-estimer celle-ci, ou en motivant la tradition de « dialoguer avec la Russie » avant l’invasion de l’Ukraine, puis la prétention à être une puissance médiatrice entre Moscou et Kiev après l’éclatement de la guerre. Tout montre qu’elle vise aussi à promouvoir un rôle taillé pour la France, afin d’assurer ses intérêts, son influence, son indépendance et sa grandeur. Mais elle ne sert vraiment aucun de ces objectifs, et elle les dessert tous.
Une prétention qui souligne nos faiblesses et nous dessert
Cette posture de « puissance d’équilibre » n’est pas un rôle taillé pour la France : elle montre jusqu’à la caricature l’écart entre nos prétentions et notre puissance réelle.
Elle ne sert pas nos intérêts : elle ne fait pas avancer nos intérêts en tant que puissance indépendante, mais elle contredit des projets que nous portons auprès de certains de nos alliés, tels que ceux liés à l’Europe de la défense et à l’autonomie stratégique européenne, où nos voisins se méfient des projets français du fait de cette posture ambiguë et difficilement lisible.
Elle ne sert pas notre influence : elle ne l’améliore nullement dans des pays hors du champ des démocraties libérales, auprès desquels nous sommes supposés jouer ce rôle « d’équilibre », mais elle la réduit auprès de nos alliés, comme nous l’avons vu depuis le début de la guerre d’Ukraine où elle a exacerbé l’idée que la France cherchait à ménager la Russie aux dépens de la sécurité et des valeurs européennes.
Elle ne sert pas notre indépendance : elle entretient une forme de solitude stratégique qui n’est pas synonyme d’indépendance, et dessert l’ambition de développer une autonomie stratégique européenne.
Elle ne sert enfin pas notre grandeur : face à l’invasion russe de l’Ukraine toujours, les nations qui ont agi avec grandeur et se sont illustrées comme telles sont celles qui ont été en première ligne pour défendre les valeurs européennes face à la barbarie, refusant toute compromission sur les valeurs européennes et faisant preuve d’un leadership dont la France a manqué.
Cette posture naïve et dépassée, les puissances autoritaires comme la Russie et la Chine ne la comprennent pas plus qu’elles ne la respectent : si elles connaissent les singularités de la France, elles ne comprennent pas ce qui nous détacherait de ce qu’elles voient comme un bloc occidental, et elles ne respectent pas notre prétention à jouer une partition solitaire visant la négociation et la médiation là où elles ne respectent que le rapport de force.
Il en va de même pour nos alliés : s’ils connaissent et souvent apprécient les particularités de notre pays par rapport au reste de l’UE et de l’OTAN, ils ne comprennent pas notre obsession de nous distinguer ainsi des autres démocraties libérales et du monde occidental (par exemple dans notre rapport à la Russie), s’irritent ou se méfient de notre volonté de faire cavalier seul, et nous soupçonnent de miner la solidarité transatlantique et européenne. Et ce d’autant que cette prétention d’être une puissance d’équilibre à part vis-à-vis du reste du monde occidental est, comme développé plus haut, déconnectée de notre puissance réelle, des moyens dont nous disposons et de ceux que nous consacrons aujourd’hui à notre puissance internationale.
Dépasser l'illusion de « puissance d’équilibre » : pour une ambition en phase avec les moyens et intérêts de la France
Plutôt qu'à poursuivre cette vaine ambition de « puissance d’équilibre », la France gagnerait à chercher à s’affirmer comme un phare des démocraties libérales, et de la civilisation occidentale dont elle est l’un des piliers historiques. Cette ambition est davantage conforme à notre histoire, à nos valeurs et à nos intérêts, mais aussi à nos capacités : plutôt que de prétendre à un rôle pour lequel nous n'avons ni la taille critique (démographie, superficie, et même PIB au regard des rééquilibrages économiques mondiaux), ni les moyens, nous pouvons en effet chercher à rayonner par une excellence et un volontarisme qui nous permettront de peser dans la compétition internationale dans les domaines où nous avons les atouts, et potentiellement les moyens, de figurer dans les premiers rangs mondiaux.
Un phare politique, en étant à l’avant-garde de la défense de nos valeurs plutôt qu’en cherchant à être un improbable médiateur avec des puissances autoritaires : entre autres exemples, cela passe par une position plus offensive sur des dossiers tels que les relations avec Moscou, pour fédérer nos alliés européens et mieux faire avancer des projets tels que la défense européenne ; ou encore par un soutien plus affirmé à la fragile démocratie arménienne, pour être capables de bouger les lignes bien plus qu'en s'entêtant à vouloir être un facilitateur diplomatique impuissant.
Un phare scientifique et technologique, notre pays ayant les atouts et les moyens de viser une telle ambition, et de se repositionner dans le jeu des puissances à l’image de petits Etats comme la Suisse, Singapour et Israël dont la prospérité et l’excellence technologique et industrielle compensent la faiblesse relative.
Un phare écologique, une ambition indissociable de celle qui précède, et qui est aussi cohérente avec les priorités citées plus bas que sont la mer et la Francophonie. Un phare culturel, que nous sommes toujours, mais avec un soft power qu’il convient de réinventer notamment par la promotion de notre histoire et de notre culture classique auprès du grand public français (jeunesse en premier lieu) que du grand public international.
Et un phare pour la sécurité internationale, aussi bien par des investissements supplémentaires dans quelques capacités militaires clés insuffisamment traitées par la nouvelle loi de programmation militaire, que par un rôle plus actif au sein de l’OTAN et un leadership plus affirmé au sein de l’Union européenne, lequel passe entre autres par un rapprochement avec nos voisins d’Europe centrale et orientale d’une part, et de nouveaux efforts ciblés en Méditerranée d’autre part.
Le corollaire de cette ambition d’être un phare des démocraties libérales, plutôt qu’une « puissance d’équilibre » à part cultivant un exceptionnalisme illusoire, est de s’affirmer comme le principal leader occidental avec les Etats-Unis, ce qui est à notre portée là où la quête d'incarner une troisième voie ne l'est pas. Il s’agit d’abord pour cela de faire preuve d’activisme (sans aller au-delà de nos moyens ou de nos capacités d’entraînement, péché habituel de l’activisme français en matière de relations internationales), de leadership et d’initiative.
Aurélien Duchêne