Interview de Rafik Smati
Entrepreneur reconnu dans son millieu comme l'un des « pionniers » du web français, Rafik Smati, 42 ans, est aujourd'hui président du mouvement Objectif France. Auteur de plusieurs essais, intervenant régulier dans le débat public*, il défend « une Droite courageuse dans les réformes, conservatrice dans les valeurs, inventive, écologique, et patriote », qu'il entend construire en-dehors des Républicains en mobilisant la société civile.
*Désormais dans Les Voix de l'Info, la nouvelle émission de Sonia Mabrouk sur CNEWS.
Pourriez-vous brièvement présenter votre parcours ?
Je suis né en Algérie, arrivé avec mes parents à l'âge de deux ans. Nous étions installés près du quartier de la Défense, à l'époque peu urbanisé. Depuis la fenêtre de ma chambre, je pouvais voir les tours du futur quartier d'affaires s'élever, ce a qui contribué dès mon enfance à forger l'image que j'ai de la France : conquérante, ambitieuse, ouverte sur le monde. Ma conscience politique s'est élevée assez tôt : à 6 ans, je scandais "Mitterrand Président, Giscard au placard"... mais c'est vers l'âge de 15-16 ans que j'ai réalisé que l'image que j'avais de mon pays n'était pas conforme à la réalité, à son déclassement, à son déclin notamment économique. Entre mon école de commerce à Bordeaux, puis Centrale, j'avais l'envie de m'engager en politique, mais j'ai d'abord commencé par créer mon entreprise en 1998 alors que j'étais encore étudiant. J'en suis toujours le président. Je ne suis pas un serial entrepreneur, bien qu'il y ait cette coutume dans le web de lancer une boîte, de la revendre, etc. J'ai d'abord eu une vie de petit patron de PME, difficile bien sûr, mais somme toute assez classique. Il y a eu la période d'euphorie de la bulle internet, extrêmement grisante, l'argent coulait à flots et nous, les "pionniers" du web, avions le sentiment de devenir les maîtres du monde. Ce qui m'a véritablement structuré en tant qu'entrepreneur, ça a été de prendre le mur, au moment de l'éclatement de la bulle Internet en 2000. On prend une vraie claque, en termes d'humilité comme sur le plan opérationnel. Les nuits blanches, les mois sans week-end, m'ont permis de redresser mon entreprise avec les salariés et de la consolider, et c'est après cette expérience que je suis revenu à l'intérêt que j'éprouvais pour la chose publique. J'ai d'abord commencé par écrire des livres, exercice intellectuellement intéressant, et bon pour l'ego parce que vous obtenez une vraie légitimité et que vous êtes invité dans les media ou à des tables rondes : mais à moins de vendre un best-seller, ce n'est pas comme cela que vous faites avancer le débat et bouger les lignes. J'avais déjà acquis un esprit entrepreneurial, et je souhaitais défendre de nouvelles idées : c'est ce qui m'a conduit à créer, avec des proches, Objectif France.
Quand vous avez lancé votre mouvement fin 2014 à partir de rien, vous défendiez des thématiques assez absentes du débat public : renforcement de la Défense nationale, économie numérique et prémices de l'uberisation, enjeux de l'IA et de la robotisation... qu'est-ce qui vous a amené à croire que vous pouviez imposer ces idées dans le débat et incarner une offre économique crédible ?
Un premier constat, sur la forme : celui que les Français ne voulaient plus des vieux appareils et des vieilles personnalités politiques et étaient désormais prêts à renverser la table, on a en partie vu le résultat deux ans plus tard. L'idée qu'on allait faire du neuf, renouveler les pratiques était déjà prometteur, d'autres mouvements se sont lancés avec l'argumentaire du "on va donner le pouvoir aux citoyens", "nous sommes le renouveau", etc. Mais ce qui nous a vraiment amené à créer Objectif France, c'était l'inquiétude face au fait qu'aucun vrai projet ambitieux pour la France n'était sur la table, et l'urgence d'en proposer un. Un projet courageux, avec des choix tranchés, et qui aille aussi sur des terrains politiquement incorrects. Vous parliez de la Défense : aujourd'hui, il y a un consensus absolu sur la nécessité d'augmenter son budget, parce qu'il y a eu les attentats pour nous réveiller. Mais avant cela, on me traitait de militariste et de va-t-en guerre quand j'expliquais que les armées étaient à bout alors que la France était en danger. Dans le paysage politique français, il y a peu d'acteurs à avoir une véritable colonne vertébrale idéologique, et qui acceptent d'être en minorité sur certaines idées. Depuis que j'observe les choses de l'intérieur, je suis affolé du nombre de girouettes, et de l'absence d'épaisseur de ceux qui semblent en avoir.
Que représente Objectif France aujourd'hui ?
Aujourd'hui, nous rassemblons plus de 30 000 sympathisants ou soutiens enregistrés. Les adhérents ne cotisent pas forcément, conditionner le soutien à un mouvement à un soutien financier relève de la vieille politique. D'ailleurs En Marche ! et La France Insoumise ont adopté le même modèle deux ans après notre initiative. Nous travaillons aujourd'hui à structurer des comités territoriaux avec ceux qui nous soutiennent dans toute la France.
Vous expliquez souvent que les hommes politiques devraient retrouver un sens de l'histoire : quelle est la grande charnière historique que nous traversons ?
Nous vivons peut-être ce que l'Histoire retiendra comme les prémices d'une nouvelle Renaissance, l'enjeu est d'ailleurs de la faire émerger. Tant de choses vont apparaître, être remplacées ou redéfinies dans un futur proche. La révolution technologique n'est pas qu'une manifestation de ces changements, elle est à la fois conséquence et cause. Elle contribue à l'accélération du processus d'accélération qui est à l'oeuvre. Il y a depuis la seconde révolution industrielle une accélération du temps et des réalisations humaines, sentiment renforcé par l'arrivée du numérique.
L'intelligence artificielle, l'ordinateur quantique, les nanotechnologies, pour ne citer que ces innovations, vont bouleverser jusqu'à notre rapport au vivant.
Vous évoquez souvent la IIIe révolution industrielle : celle-ci est directement liée à l'apparition de l'ordinateur personnel et du mainframe, et donc née à la fin des années 1970. Au vu de l'ampleur nouvelle des transformations, du croisement de nouvelles technologies (biologique et numérique, biomimétisme...), ne doit-on pas parler de IVe révolution industrielle ?
Cela relève du débat d'experts, alors que nous sommes là pour parler de grands axes. Je considère plutôt que nous sommes dans le deuxième temps de la IIIe révolution industrielle. Symptôme de l'époque, il y a une telle juxtaposition entre les tempos qu'on ne peut plus faire la différence entre les mutations à l'oeuvre. Il fallait auparavent plusieurs siècles puis décennies entre chaque phase de transformation : nous sommes aujourd'hui en situation de révolution permanente.
Pour la France, pays d'ingénieurs, de mathématiciens ou tout simplement d'innovateurs, il ne faut surtout pas repousser ces changements à venir : de notre capacité à les accompagner dépend notre capacité de rayonnement future.
Vous vous réclamez d'un bio-conservatisme : pourriez vous définir cette notion récente ?
Les principaux responsables à Droite mènent des combats d'un autre temps sur le plan sociétal. Le vrai sujet n'est pas le mariage gay, c'est le tsunami techologique qui arrive vers nous. Le fait, par exemple, que notre société puisse à terme être dominée par des robots potentiellement plus intelligents que nous, ça c'est un vrai débat. On est loin des petites querelles politiciennes. Aujourd'hui, le fait d'aborder ce genre de sujets devant un certain auditoire vous fait passer pour un hurluberlu perdu dans des délires de science-fiction. On considère que ces enjeux ne relèvent pas de la discussion politique. Sauf que cette "science-fiction" va très vite devenir un véritable enjeu politique. Impossible d'interrompre les changements en cours. Se pose la question de savoir, comme je l'ai dit, des les accompagner, mais aussi de comment conserver la singularité humaine. Elon Musk, via son projet Neuralink, propose de nous implanter à chacun des puces électroniques cérébrales, seule façon à ses yeux de permettre à l'humanité de lutter contre l'intelligence artificielle. Cela mérite tout de même un peu de réflexion.
Le bio-conservatisme, c'est réfléchir à la manière d'accompagner l'évolution de notre espèce, car c'est de cela qu'il s'agit. De poser des limites là où celles-ci sont nécessaires, plutôt que de s'opposer à tout progrès comme pourraient le prétendre ceux qui caricaturent la notion de conservatisme.
Parmi les enjeux de court terme, quelles sont les trois menaces les plus pressantes pour la France ?
Le mur de la dette, bien sûr, et le danger d'une remontée des taux d'intérêt. Parmi les menaces immédiates, je m'inquiète pour la situation de nos armées. Fait totalement nouveau, nous déployons près de 30 000 hommes en état d'alerte constante. Mais nous faisons face à des défis de matériel énormes. La perspective du renouvellement de nos sous-marins nucléaires lanceurs d'engin, par exemple. Reconstituer notre composante sous-marine nécessiterait un investissement supplémentaire de 3 milliards d'euros par an, et nous parlons d'un horizon 2030. Il faudrait donc normalement faire cet effort dès la prochaine loi de programmation, et il en va de même pour la question des groupes aéronavals. Troisième point de vigilance, sur lequel je ne vais pas m'étendre : l'autre dette, qui est bien sûr la dette écologique. Nous savons comment faire face à l'éclatement d'une bulle financière, mais saurons-nous gérer l'éclatement des poches de méthane ?
On a vu la Droite comme la Gauche s'opposer, entre elles et au sein d'elles-mêmes, non sur la nature mais sur le "degré" de réforme de l'État. Comment aborder celle-ci ?
Il y a deux façons d'aborder la réforme de l'Etat. Il y a celle, suivie depuis plusieurs décennies, qui consiste à bouger des curseurs, sans rien changer au niveau de la structure d'ensemble. Il est très facile d'empiler les couches. Les entrepreneurs le savent, mais ils constatent aussi que cela finit par leur enlever des marges de manoeuvre. Ces marges vous manquent cruellement au moment où il est obligatoire de repartir de zéro : s'il faut passer à une toute nouvelle version d'un site web où vous avez mis une équipe pendant cinq ans, vous rentrez dans plusieurs mois de turbulences, de bugs, de situations à gérer... vous sortez de votre zone de confort.
Mais une fois les choses consolidées, vous vous bénissez de l'avoir fait. Il nous faut aujourd'hui passer par une telle zone de turbulences, en changeant de logiciel. Napoléon, en réinventant les bases de l'Etat, a écrit le Code civil, mais il a aussi fait réécrire le Code pénal. Notre priorité aujourd'hui, ce doit être de redéfinir notre système fiscal et notre modèle social. Si l'on prend conscience du fait que le travail est de plus en plus concurrencé, que viser le plein emploi n'a plus de sens à long terme, il est sûr qu'on ne règlera pas l'équation avec l'Impôt sur le revenu et autres types de prélèvements obligatoires existants. Benoît Hamon propose par exemple de taxer les robots, idée qui mérite d'être mise sur la table. Mais taxer la consommation revêt beaucoup plus d'avantages. Le dire revient à risquer l'impopularité, mais c'est incontournable si l'on veut débattre d'une refondation de notre système fiscal.
Le manque d'action des politiques vient-il essentiellement de cette incapacité à affronter l'impopularité, même temporaire ?
Oui, sans aucun doute, mais je considère quand-même que le discours du sang et des larmes peut être aménagé. On peut tenir ce discours en proposant "en même temps" du rêve et du positif. La limite du programme de Fillon, pourtant très bon d'un point de vue économique, a été de ne pas faire passer une promesse de bonheur derrière. Il faut être courageux et aller sur des sujets difficiles, expliquer le pourquoi de certaines mesures impopulaires, mais, en construisant un cap positif et qui embarque, réussir à créer de l'enthousiasme sur ces mesures difficiles. C'est ça le challenge.
Question très (trop) brève sur l'international : faut-il absolument prioriser un renforcement de la construction européenne (tel que l'envisage Macron), une stratégie méditerranéenne comme vous le défendez depuis plusieurs années, ou une politique étrangère tournée vers la Francophonie ?
Les trois ! Ces ambitions ne s'opposent pas entre elles, en tout cas deux d'entre elles. La Francophonie, enjeu d'influence majeur - plus de 750 millions de personnes parleront le français en 2050 - dont on parle trop peu, ne doit pas être abordée en faisant appel à nos anciens ressorts coloniaux. Il y a pour le coup réellement quelque chose à co-construire avec les pays avec qui nous parlons la même langue, sans dimension impérialiste : avec les pays africains, comme avec le Québec, avec qui nous entretenons bien trop peu de liens. La Francophonie pourrait être l'un des trois enjeux majeurs de l'action d'un Président de la République.
Sur l'Europe, depuis des décennies que les campagnes électorales réclament "Une autre Europe" (alors qu'il ne faudrait raisonnablement pas détruire ce qui s'est déjà fait depuis 60 ans), se pose la question de s'il faut faire ou non saut fédéral, mais surtout avec qui. La pensée dominante consiste à dire que celui-ci se fera nécessairement avec l'Allemagne : je pense que ce serait une erreur historique. Il faudrait plutôt se rapprocher de l'Italie, avec qui nous partageons bien plus de choses.
Site du mouvement Objectif France