EUFOR RCA, illustration du retard ahurissant de « l’Europe de la Défense » dans la gestion de crise
EUFOR RCA, menée en République centrafricaine d’avril 2014 à juin 2015, est pleine d'enseignements sur le retard de l'Europe de la Défense dans la gestion de crise. Récit et leçons pour l'avenir.
EUFOR RCA, menée en République centrafricaine d’avril 2014 à juin 2015, est pleine d'enseignements sur le retard de l'Europe de la Défense dans la gestion de crise. Récit et leçons pour l'avenir.
Contexte et déroulement d'EUFOR RCA
La guerre entre la Seleka (alliance de milices majoritairement musulmanes) et les anti-balaka (milices d’autodéfense) enclenchée en 2013 prenait vite une allure de conflit confessionnel. Dès la fin de l’année, Mme Gieorgeva, commissaire européenne bulgare à l’Aide humanitaire, alertait les institutions de l’UE sur le risque de génocide. En décembre 2013, alors que la France, déjà engagée au Mali, lançait l’opération Sangaris, de nombreux massacres de civils et exactions en tout genre étaient déjà connus de la communauté internationale. Mi-janvier 2014, les ambassadeurs du CoPS (Comité de politique et de sécurité) décidèrent de lancer une opération pour sécuriser certains quartiers de Bangui (notamment l’aéroport et le camp de réfugiés voisin) et de protéger les futures missions humanitaires.
Le 20 janvier, un conseil des ministres des Affaires étrangères approuva le CMC (Crisis Management Concept, ou concept de gestion de crise) et donna son feu vert à la « perspective » d’une opération militaire PSDC. Entre ces deux réunions européennes, plusieurs massacres avaient eu lieu, notamment à Boali, Bossembélé et Bossemptélé. Deux jours après le conseil des ministres du 20 janvier, plus d’une centaine de civils chrétiens était assassinés à Baoro par les Seleka, aidés de civils musulmans fanatisés. Un OHQ (quartier général d’opérations) fut fixé à Larissa, mais il fallut attendre le 10 février pour que soit clairement désigné le commandant de l’opération. La décision de lancer l’opération ne fut prise que le premier avril, en décalage complet avec la situation en Centrafrique, et il fallut patienter jusqu’à la fin du mois pour que soit annoncée la capacité opérationnelle initiale. La pleine capacité fut annoncée le… 15 juin. De février à juillet, période pendant laquelle les soldats français permirent heureusement d’éviter de nombreuses atrocités, plus de sept conférences européennes de gestion de force eurent lieu.
La « génération de force », processus à réformer d'urgence
Une « génération de force » est un processus permettant à l’UE de réunir les forces qu’enverront les États membres lors d’une opération en-dehors des frontières européennes. À la lecture de la feuille de route définie par le Comité militaire de l’UE, on constate l’incroyable complexité d’un tel processus. Les acteurs impliqués dans une génération de force sont aussi nombreux que leurs compétences sont difficilement compréhensibles pour le commun des mortels. Les étapes et processus décisionnels sont interminables, du PFCA (cadre politique en matière d’approche) aux plans de mission ou d’opération (MisPlan ou OpPlan) qui précèdent la décision de lancement d’une opération, elle-même sujette à de longues délibérations. CMC, IMC, CONOPS, MSO, la légendaire capacité de l’UE à produire des acteurs et étapes d’action aux sigles peu évocateurs se retrouve dans le domaine de la gestion de crise. Une génération de force devrait rimer avec efficacité et réactivité, mais dans l’état actuel des choses, c’est un processus dont la lenteur contraste avec les urgences humanitaires et sécuritaires auxquelles répondre.
Les leçons d'EUFOR RCA pour l'Europe de la Défense
Que retenir de l’épisode de l’EUFOR RCA ? Au-delà de la lenteur déconcertante de la génération de force, il a fallu une dizaine de semaines entre l’approbation du CMC et la décision de lancer l’opération, alors qu’il faut normalement moins d’une semaine pour les GTUE (groupements tactiques de l’UE, ou battlegroup). Une telle lenteur aurait pu se justifier si l’Union avait déployé toute une armée, mais seuls 700 hommes ont été engagés (dont la moitié de Français initialement). Si demain l’UE devait envoyer une force multinationale européenne pour éviter un génocide à grande échelle, ou une famine organisée comme en Somalie au début des années 1990, faudra-t-il six mois pour agir ? Et quand il faudra faire face à des menaces directes pour la sécurité du continent, ou à des crises humanitaires infiniment plus dramatiques (qu’illustre notamment l’hypothèse de flux migratoires bien plus importants que ceux émis lors du paroxysme de la crise des réfugiés en 2015) ?
Autre leçon d’une opération comme EUFOR RCA, les coopérations européennes de ce genre sont le reflet de l’incapacité militaire de la plupart des États membres. La France était officiellement nation-cadre de l’opération, mais elle l’a plutôt maternée. La culture militaire et les règles d’engagement des soldats français se prêtaient évidemment bien mieux à la situation que celles des Polonais ou des Géorgiens qui ont participé à l’opération. L’Estonie, qui a particulièrement contribué à l’opération et tente de se forger une expérience du feu pour se préparer à la guerre avec la Russie, a en partie voulu témoigner sa reconnaissance à la France après que la DGSE a libéré sept cyclistes estoniens pris en otages au Liban en 2011 par le groupe Harakat al-Nahda wal-Islah. Les Italiens et Espagnols, avec qui nous gagnerions à renforcer nos liens, n’ont pas les moyens ni les capacités (commandement, formation, culture de guerre et expérience) pour mener des opérations d’une plus grande envergure.
Pendant que l’UE se félicitait d’EUFOR, la France seule a fait l’essentiel du travail avec Sangaris. Trois soldats français sont morts à l'heure actuelle, 120 autres ont été blessés, certains souffrant de stress post-traumatique, séquelles psychologiques que peu d’armées européennes ont connu ces dernières décennies. Pour agir en partie dans l’intérêt de l’Europe et au nom de ses valeurs, la France a, sur le plan financier, mis 200 millions pour Sangaris, quand EUFOR coûtait 26 millions. Certains pays peuvent continuer de répéter qu’ils ne veulent pas payer pour le sous-développement des PECO retardés par 40 ans d’asservissement communiste, ou pour les pays méditerranéens qui ne sont jamais que le berceau de l’Europe, qu’ils prennent encore une fois en considération le fait que les contribuables français payent pour la sécurité de tout le continent.
Certes, certaines opérations européennes ont été de meilleurs succès, aussi bien sur le plan de la coordination et du partage des tâches qu’au niveau des forces engagées (ainsi d’ATALANTE qui a mobilisé 1 200 hommes et jusqu’à 7 navires). Mais là où les crises appellent une réponse rapide, l’Europe de la Défense est presque toujours incapable de faire face en temps réel. Les opérations EUTM RCA et EUTM Somalia ont été retardées d’un an, EUNAFVOR Med, EUTM Mali, EUCAP Nestor et EUCAP Sahel Niger ont quant à elles été déclenchées avec plusieurs années de retard.
Certes, le système de décision requiert l’unanimité des États membres ou participants. Mais une telle lenteur montre à quel point nous sommes (ou plutôt à quel point nos voisins sont) encore incapables de faire face à des crises que l’on pourrait considérer comme mineures et simples de résolution comparé aux dangers qui se profilent. Cela veut dire aussi qu’au-delà du manque de volonté ou de compétence de la plupart des États européens, notre PSDC ne dispose pas d’un outil de réponse rapide et efficace, ce qui est inquiétant car c’est l’un des seuls domaines où l’Europe de la Défense est censée avoir un début de fonctionnement au moment d'écrire ces lignes.