Désinformation, trolls et propagande : pourquoi la « Guerre de l'information » russe est plus importante qu'il n'y paraît
La guerre de l'information russe est de plus en plus assimilée à un fantasme russophobe à force d'être invoquée pour toutes les situations. Pourtant, son ampleur semble sous-estimée. Surtout, elle s'inscrit dans l'émergence d'un nouvel âge de l'information dont le complotisme n'est qu'une facette.
La question de la « Guerre de l'information » menée par la Russie, de son ampleur, de son efficacité et de ses buts, touche à l'un des aspects les plus importants de notre époque : la redéfinition des concepts de vérité ou de fait objectif, qui sont de plus en plus assimilés à une opinion comme une autre, refusés ou mis en doute sur l'autel du doute permanent et d'une polarisation (assortie d'une atomisation) croissante de la vie publique. Les données fiables ne manquent pas sur la guerre de l'information menée par la Russie et il y a largement de quoi prouver que celle-ci n'est pas le fruit de l'imagination des Occidentaux. Pourtant, il est particulièrement difficile d'écrire sur un sujet aussi brûlant, car le contexte l'est plus encore. Ce contexte n'est pas simplement fait de doute permanent, de fracturation de la vie politique à un point tel que des millions d'électeurs se réfugient dans des réalités parallèles, de viralité des informations fausses ou déformées, d'expansion continue des idées et réflexes complotistes. Ce contexte est celui d'un nouvel âge de l'information dont nous ne découvrons peut-être que les contours encore flous.
« Gouverner, c’est faire croire », disait Machiavel. Cette citation s’applique particulièrement bien à nos démocraties qui tendent à devenir des régimes d’opinion, à notre vie politique centrée sur la communication, les récits médiatiques et les ressentis qui l’emportent sur les faits. On ne s'étendra pas ici sur le rapport inquiétant à l'information et à la notion même de vérité qui se fait jour dans les démocraties occidentales. Entre le référendum sur le Brexit, la présidentielle américaine ou encore la campagne sur le référendum constitutionnel qui a scellé le sort de Matteo Renzi en Italie, l'année 2016 a marqué une première prise de conscience à la hauteur du danger, illustrée par l'irruption dans le débat public des notions de post-vérité, fake news et « faits alternatifs ». L'an 2018, caractérisé par une montée encore plus forte des populismes et des dérives autoritaires, a définitivement mis la question des batailles de l'information sur la table.
Avec la crise du COVID-19 et les multiples événements qui ont émaillé l'actualité, l'année 2020 a cristallisé toutes ces tendances lourdes, avec l'aggravation du phénomène de « bulles informationnelles » (ou bulles cognitives) dans lesquelles s'enferment de plus en plus de citoyens. Sur le plan politique, ce dernier phénomène a trouvé une inquiétante illustration avec le refus d'une grande partie de l'électorat de Donald Trump et de millions de ses soutiens à l'étranger de reconnaître la défaite de leur champion, l'assaut de militants factieux contre le Capitole le 6 janvier 2021 n'ayant été que l'expression la plus spectaculaire de ce déni. L'an 2020 aura vraiment mis sur la table un clivage entre les « complotistes » et les autres, clivage qui prend des allures de lutte des classes lorsque les « complotistes » sont parfois assimilés avec dédain à des couches sous-éduquées, ou s'identifient eux-mêmes au peuple se révoltant contre les mensonges d'une élite qui le manipulerait pour servir ses propres intérêts. Ce clivage ne recoupe pourtant pas toujours les catégories sociales, lesquelles sont toutes exposées à divers degrés à la désinformation. Le clivage social se retrouve plutôt dans la radicalisation continue d'une partie de la population qui s'enferme dans les bulles informationnelles évoquées plus haut. En face d'un noyau authentiquement complotiste, surreprésenté il est vrai au sein des catégories populaires, croit un noyau opposé de citoyens généralement issus des catégories CSP+, qui associent la moindre information ou opinion n'allant pas dans leur sens à du complotisme ou du populisme, même lorsqu'elles sont fondées ou étayées.
Le mot « complotisme » est devenu pour certains un terme à la fois fourre-tout et méprisant pour désigner tout et n'importe quoi, apportant de l'eau au moulin du véritable complotisme qui se voit ainsi renforcé. Tout comme les complotistes ne croient plus en autre chose qu'aux récits qu'ils se construisent dans leur propre espace informationnel et rejettent tout ce qui infirme leurs idées, le « camp d'en face » a une tendance croissante à confondre les opinions alternatives basées sur des faits avec les « faits alternatifs » mensongers promus par les complotistes et propagateurs de fausses informations ; à confondre l'esprit critique avec l'hypercritique maladive de ceux qui doutent de tout sans discernement ; à confondre ceux qui s'essaient ingénument à penser hors du cadre avec les rhétoriciens authentiquement populistes pour qui le fait d'être contre les médias et penseurs mainstreamest un but en soi. En somme, face au danger que font peser complotisme, contre-vérités et désinformation sur notre vie publique, le fait d'y assimiler des opinions et informations qui n'en relèvent pas renforce l'idée que nous serions soumis à une pensée unique, à la propagande du « système » et que si « la vérité est ailleurs », elle se situe dans le complotisme et les fake news. Nous courons le risque de ne plus avoir d'autre alternative qu'entre un îlot de pensée mainstreamqui sera devenu le refuge puritain du camp de la Raison assimilé au camp du Bien, et un torrent de boue charriant approximations, ultracrépidarianisme, complotisme et informations mensongères ou déformées. C'est déjà en partie le cas sur le plan politique dans certaines démocraties, où les tentatives de restructurer l'échiquier autour d'un camp du Bien et d'une opposition rejetée vers le camp populiste renforcent ce dernier (pensons aux exemples français, avec la quête d'un grand parti progressiste qui n'aurait pour opposition que les extrêmes, et américain, où la dérive « bien-pensante » du parti démocrate et pro-establishment du parti républicain ont contribué à la victoire du trumpisme dans ce dernier parti, trumpisme qui survivra visiblement à Trump).
Enfin, l'an 2020 a montré à quel point nous avions basculé vers une remise en cause totale de la parole venue de tout ce qui fait autorité. Pour prendre le seul exemple du débat scientifique, on pouvait observer depuis plusieurs années des amateurs remettre en cause la parole de scientifiques reconnus sur la base de « on m'a dit que » et de vidéos sur internet, qu'il s'agisse des vaccins, de la 5G, du nucléaire, des OGM, des perturbateurs endocriniens, du changement climatique ou de l'homéopathie. Progressivement, ces gens (on peut y intégrer des spécialistes reconnus dans leur domaine de compétence s'exprimant sur les domaines qu'ils connaissent visiblement moins, et des intellectuels de renom capables de raconter n'importe quoi sur un ton suffisant dans des médias à grande audience) ont été mis au même niveau de légitimité et de crédibilité que les scientifiques par le truchement des réseaux sociaux, du manque de rigueur de certains médias, et de l'irresponsabilité d'une partie de la classe politique ; la crise entourant la pandémie de coronavirus a donné une nouvelle dimension à ce phénomène, le tout sur fond d'exaltation par diverses personnalités politiques du « bon sens » face à la science, du relativisme et de l'hypercritique face à une communauté scientifique « officielle » assimilée à « l'élite » honnie. Que les citoyens se saisissent d'enjeux au cœur du débat public, cherchent à se construire un avis et à le partager, confrontent les points de vue, devrait être un signe de vitalité démocratique : en l'occurrence, ce qui se passe est un signe d'extrême malaise démocratique puisqu'il s'agit d'une déconsidération de l'information. L'AFP et divers médias peuvent produire des articles de fact-checking, de décryptage et de vérification d'affirmations fausses ou inexactes répandues sur la toile, ceux à qui s'adressent en priorité ces articles les lisent de moins en moins puisqu'il s'agit pour eux de propagande du « système », même lorsque les faits sont établis ou réfutés sans doute possible. Plus inquiétant, le fait de montrer les indiscutables contradictions de telle ou telle personnalité politique, médiatique ou scientifique peut n'avoir aucun effet sur ses partisans qui continueront à défendre quelqu'un capable d'être démenti par l'actualité comme par ses propres erreurs et revirements. Abraham Lincoln disait que personne n'avait assez de mémoire pour réussir dans le mensonge : or, les médias contemporains nous ont donné de quoi retracer tous les mensonges d'une personnalité que le public aurait fini par oublier, mais cela ne suffit apparemment pas...
Il est sinon facile de se moquer de ceux qui s'improvisent en une semaine experts en épidémiologie et en chloroquine, ou en experts de la fraude électorale dans des États américains qu'ils ne sauraient pas placer sur une carte. Pourtant, ce phénomène a des racines assez profondes. Il n'est guère étonnant qu'il se manifeste avec tant de force quand dans notre pays, des médias de grande audience (y compris du service public) sont par exemple prêts à reprendre des éléments mensongers pour ne pas aller à l'encontre d'idées reçues trop répandues, en plus de dérouler le tapis à des démagogues et des charlatans qui font grimper l'audimat : inutile de se plaindre du dévoiement du débat public lorsque l'on y propage des inepties par lâcheté ou quête d'audience, par conformisme ou ignorance. Tout ceci s'accompagne évidemment d'un phénomène plus large de polarisation de nos démocraties, de fracturation de nos sociétés où les barrières entre groupes s'érigent à mesure que disparaissent ces repères communs que sont la vérité, les faits, les acquis de la recherche ou de l'enseignement dans tous les domaines, les éléments de consensus.
S'il fallait résumer la notion de vérité à notre époque, nous pourrions dire que désormais toute vérité se vaut et ne vaut rien à la fois. Ceci parce que les faits peuvent désormais être « alternatifs », que l'on confond arguments faisant autorité (tel fait établi et a priori indiscutable) et arguments d'autorité (« si une majorité de gens croient à tel élément pourtant factuellement faux, il faut le considérer comme potentiellement... vrai », « si tel contenu sur les réseaux sociaux a un tel succès, c'est qu'il faut lui donner du crédit »). Parce que l'émotion et le ressenti priment toujours plus sur le reste. Parce qu'il faut bien plus d'énergie et de temps pour réfuter mensonges et approximations que pour en proférer. Parce que la société ouverte supposerait de ne rien laisser fermé à la critique ou à la remise en cause – sauf peut-être certains tabous nécessaires à la paix sociale ou au vivre-ensemble. Ou encore parce que la complexité croissante du monde autoriserait à se réfugier dans le simplisme, voire dans le complotisme qui aurait ses raisons d'être. Michel Rocard disait qu'il fallait « toujours préférer l'hypothèse de la connerie à celle du complot. La connerie est courante. Le complot exige un esprit rare » : en l'occurrence, nous avons de plus en plus tendance à choisir la première hypothèse comme mode de raisonnement et celle du complot comme réponse.
Au global, peut-être sommes-nous en train de vivre à l'âge de la mort de la Raison. On ne peut pas dire que tout cela soit l’œuvre de la main du Kremlin... Celui-ci a en revanche très bien compris la situation et se montre incroyablement actif pour en profiter : la Russie est peut-être aujourd’hui le pays le plus en pointe dans la « guerre de l'information ». C'est sur ce terreau de dévalorisation des notions de vérité et de désinformation que prospère sa stratégie.
Avant de nous pencher sur le sujet, il convient d'apporter une précision fondamentale. La guerre de l'information telle que la pratique la Russie ne se limite pas à défendre un point de vue russe sur des enjeux d'actualité comme la question ukrainienne (ce qui est évidemment légitime, d'autant plus que nombre de récits médiatiques occidentaux oubliaient par exemple de préciser l'appartenance de certains groupes combattants ukrainiens à des mouvances néo-nazies, de donner toute sa place au soutien des États-Unis au renversement du pouvoir prorusse à Kiev en 2013, etc.) ou la guerre en Syrie (où des médias et dirigeants occidentaux ont eux aussi propagé de fausses informations ou en ont occulté des vraies). Il ne s'agit pas que de « guerre des récits », de lutte d'influence. Le but supérieur de la guerre de l'information menée par la Russie de Vladimir Poutine est celui de la déstabilisation des démocraties occidentales.
Dezinformatzia, et informatsionaya voyna : des traditions russes qui se réinventent
La désinformation est une pratique ancienne, mais le terme en lui-même vient du russe dezinformatzia, héritage de l’expertise du KGB dans ce domaine qui est une véritable tradition du pouvoir russe. Du temps du tsarisme, l’Okhrana présentait déjà un certain savoir-faire en termes de désinformation : en témoigne la rédaction et diffusion à cette époque des prétendus Protocoles des Sages de Sion, dont on connaît le triste succès jusqu’à aujourd’hui. Pour en revenir à une époque plus récente, les services secrets soviétiques ont été des pionniers de l’informatsionaya voyna, la « guerre de l’information » dans sa dimension la plus aboutie. Au cours de la Guerre froide, l’informatsionaya voyna soviétique ciblaitnotamment les dynamiques d’opinion dans les pays de l’Ouest là où la propagande américaine est restée connue pour les discours caricaturaux du maccarthysme. Des fausses informations sur la Guerre d’Algérie au SIDA en passant par l’assassinat de JFK et à l’attentat qui faillit emporter Jean-Paul II, l’URSS était active en son temps dans la propagation de théories et de fausses informations visant à fragiliser les pays de l’Ouest. Au point que certaines idées véhiculées par le KGB et autres organismes en pleine Guerre froide sont encore présentes dans le débat public malgré l’absence de preuve les étayant.
La désinformation mêlée à des éléments de propagande plus classique occupait l'essentiel de l'effort de « subversion idéologique » qui constituait autour de 80% de la charge de travail du KGB. L'ingérence électorale était sinon déjà pratiquée par l'URSS à une moindre échelle (contre Ronald Reagan à partir de 1982, contre Helmut Kohl en 1983...) ; sur ce point, les Occidentaux n'étaient bien sûr pas en reste (du financement massif de candidats anticommunistes en Italie par les Américains également impliqués en RFA et en France, en passant par l'influence de cette dernière dans les « élections » en Afrique). Les États-Unis continuent sinon de soutenir des opposants à Vladimir Poutine et ses alliés via des ONG ou des think tanksqui n'ont en vérité que peu d'influence en Russie. Les Occidentaux ne mènent en revanche pas d'effort de propagande comparable à celui déployé lors de la « Guerre froide » et sont dans tous les cas incapables de bouger les lignes à l'intérieur de régimes comme celui de M. Poutine. Les Russes, eux, déploient un effort de « guerre de l'information » beaucoup plus massif et surtout beaucoup plus efficace grâce à l'explosion des moyens, canaux et espaces de communication. L’informatsionaya voyna a changé de nature.
On lit parfois que la nouvelle « Guerre de l’information » a été théorisée et développée entre autres par le général Valery Gerasimov (généralement francisé en Guérassimov) ; elle s'est en tout cas greffée à sa vision de l'action militaire russe au XXIe siècle. Ce militaire influent, qui s’est récemment illustré en Syrie mais aussi dans le Donbass où il est suspecté d’avoir participé à des combats aux côtés des séparatistes prorusses (il aurait par exemple été l’un des commandants des forces séparatistes au siège victorieux d’Ilovaïsk, qui s’est soldé par plusieurs centaines de morts si ce n’est plus d’un millier) est désormais chef d’État-major et Général des Armées. Il fait partie des principaux concepteurs et organisateurs du redressement militaire russe, et semble peser influer à certains degrés sur la vision géopolitique du Kremlin. Contrairement à ce qui a parfois été affirmé dans la presse, il n’y a pas formellement de « doctrine Gerasimov ». Cette prétendue doctrine vient de l'interprétation par des observateurs étrangers de divers éléments de l'activisme russe dans le champ de l'information qui s'articulent dans une stratégie très cohérente de la part du Kremlin mais n'ont jamais été officiellement inscrits dans un document de doctrine militaire. Tout est parti d'une déformation de travaux d'un expert reconnu de la Russie contemporaine, Mark Galeotti, qui s'est même excusé d'avoir involontairement « créé la doctrine Gerasimov1 ». Dans cette guerre de l'information russe, certaines fake newssont parfois véhiculées par les adversaires du Kremlin... En revanche, Gerasimov et d’autres ont érigé la guerre de l’information au rang des priorités ; cette guerre est conçue en cohérence avec les autres ambitions stratégiques de la Russie, dont leur volet militaire. Le ministre de la Défense russe, le général Sergueï Choïgou, a ainsi déclaré en 2017 devant la Douma (chambre basse du Parlement russe) que la Russie avait des « troupes » spécialisées dans la guerre de l'information, avançant devant les députés que « la propagande doit être intelligente, compétente et efficace » ; le président de la Commission Défense de la Douma, le Colonel général Vladimir Shamanov, expliquait que ces troupes spécialisées dans l'information avaient été créées principalement « pour la protection des intérêts de la défense nationale et pour les contre-activités dans le domaine de l'information », dans l'idée que « le conflit d'information est une composante du conflit général. Partant de là, la Russie a fait un effort pour former des structures engagées à ce sujet2 ».
Cette cohérence entre « guerre de l’information » et action militaire peut s’appliquer directement sur le terrain, dans des actes de guerre. Citons l'excellent rapport du CAPS et de l’IRSEM Les manipulations de l'information : un défi pour nos démocraties, paru en 2018 : « Les soldats ukrainiens reçoivent déjà des messages qui visent à altérer leur moral ou leur cohésion, leur signifiant par exemple qu’ils sont « encerclés et abandonnés ». Puis, quelques minutes plus tard, ce sont leurs familles qui reçoivent un message leur annonçant la mort de leur fils, leur frère ou leur père, tué par l’ennemi – ce qui suscite généralement des appels des familles vers les soldats, et permet par la concentration de signaux de détecter leur localisation pour ensuite les bombarder– faisant des SMS envoyés une sorte de prophétie autoréalisatrice3 ». Une tragique illustration de la guerre hybride, laquelle s'affranchit souvent du droit des conflits armés.
Mais la relation entre « guerre de l’information » et buts militaires réside surtout dans la stratégie globale de Moscou. Tant que le régime russe est incapable de faire jeu égal sur le plan militaire avec ses adversaires occidentaux désignés, il lui faut prendre l’avantage dans de nouveaux champs de lutte et profiter de nos faiblesses. Le choix de frapper les démocraties occidentales au cœur en profitant des failles de la société ouverte et du pluralisme, comme celui de miser sur les capacités de déni d’accès, les missiles hypersoniques ou le spectre électromagnétique pour réduire l’avantage technologique et numérique des Occidentaux sur le champ de bataille, s’inscrivent dans la même logique d’égalisation des rapports de force. La guerre de l'information s'inscrit aussi dans l'optique de transformer un rapport de force dissymétrique en lutte asymétrique.
La campagne délibérée contre les sociétés occidentales (européennes en premier lieu) n’obéit que de manière secondaire à un but idéologique. Ceux qui ont élaboré cette stratégie au sein des milieux dirigeants russes restent pour la plupart inspirés par les concepts soviétiques de lutte d’influence et de déstabilisation interne, la différence étant qu’ils ne souhaitent plus préparer la révolution prolétarienne en Europe mais fragiliser les démocraties occidentales, les systèmes d’alliance ou les organisations internationales comme l’Union européenne. Là où existent des possibilités de mener des actions hostiles contre des États membres de l'UE ou de l'OTAN sans risquer de subir de lourds dégâts, Moscou entend les saisir. Attaquer de l’intérieur les États membres de ces organisations s’inscrit dans cette logique. Moscou considère (à tort ou à raison) qu’il lui est possible de contribuer au départ de l’UE de certains de ses principaux États membres ou à l’échec complet du projet européen. Et dans une autre mesure, à la destruction de la solidarité atlantique qui passe par une décrédibilisation de l’OTAN.
Réseaux sociaux : surestime-t-on vraiment l’importance des fameux « trolls » russes ?
Nous ne connaîtrons jamais l’impact réel des « trolls » russes sur les scrutins électoraux où ils ont été mobilisés : on peut quantifier le caractère viral d’une fake news, le nombre de messages postés sur les réseaux sociaux ou de comptes créés pour les poster, mais il est impossible de se mettre dans la tête des électeurs dont le vote a basculé à cause de ce qu’ils auront vu défiler sur leurs réseaux sociaux. Nous disposons cependant désormais d’assez de recul pour comprendre l’impact réel de l’activisme russe sur les réseaux sociaux. Il apparaît d’abord que la fameuse « ingérence russe » fait partie d’une stratégie particulièrement poussée, avec des moyens conséquents et des structures dédiées. La plus célèbre de ces structures est l’Internet Resarch Agency (IRA), troll farm4installée à Saint-Pétersbourg. L'IRA est financée par des oligarques comme Evgueni Prigojine, surnommé le « chef cuisinier de Poutine », également actif dans le mercenariat, les activités paramilitaires et dans des rôle troubles en Syrie, en Centrafrique, en Syrie et au Venezuela). Elle est encadrée par des personnalités comme Konstantin Rykov (ex-député du parti de Poutine), et soutenue en interne par le Kremlin. Créée dès 2013 et révélée en 2014 grâce à l’enquête de la journaliste finlandaise Jessika Aro (qui vit désormais sous les menaces, le harcèlement et l’espionnage de réseaux proches du pouvoir russe), elle fonctionne à une échelle industrielle. Cette « usine à trolls » emploie plusieurs centaines de jeunes rompus aux réseaux sociaux et à la manière de les retourner contre leurs utilisateurs (harcèlement, désinformation, provocations poussant les citoyens d’un ou de plusieurs pays les uns contre les autres ou contre leur gouvernement).
Assignés à des missions de déstabilisation et briefés sur la manière de souffler sur les braises de la vie politique occidentale (par exemple sur les questions identitaires et autres sujets sensibles), ces trolls payés par le pouvoir central russe parviennent bel et bien à peser sur le résultat des élections. Comme nous le verrons plus loin, leur impact dans l'élection présidentielle américaine de 2016 apparaît ainsi supérieur à ce que l'on a cru jusqu'en 2019.
Les seules données dont nous disposons pour quantifier l'impact de l'activité russe sur les réseaux au cours de la campagne présidentielle américaine de 2016 sont celles qu'ont fourni les plateformes en ligne aux autorités américaines. Les actions de désinformation soutenues par Moscou, les campagnes de trollingou tout simplement de soutien à Trump ont été massives, altérant la campagne, ancrant dans la tête de dizaines de millions d’électeurs des mensonges répétés et une vision faussée de leur propre pays et de ses difficultés. L'Internet Research Agency basée à Saint-Pétersbourg a diffusé plus de 80 000 publications via 470 pages Facebook, touchant 126 millions d'Américains ; au moins 10,4 millions de publications sur Twitter avec « seulement » 3800 comptes humains répertoriés (ainsi que 50 000 bots5), touchant directement 1,4 million d'électeurs sur ce réseau ; 116 000 publications Instagram via 133 profils, touchant 20 millions de personnes ; 1 100 vidéos YouTube publiées par 17 chaînes, vues par 309 000 personnes. Les contenus et messages diffusés par les équipes de la troll farm russe ont suscité 187 millions d'engagements (interactions) sur Instagram, 76,5 millions sur Facebook, 72,8 millions sur Twitter. Selon le rapport The Tactics & Tropes of the Internet Research Agency, les opérations de l'IRA ont été conduites à une échelle « sans précédent6 ». Comme nous le verrons également plus loin, cette impressionnante « production » a beau être une goutte d'eau dans l'activité sur les réseaux sociaux, elle n'a pas été sans effets.
L'influence des faux comptes et fausses pages fabriqués dans les troll farmsa dépassé les réseaux sociaux pour porter ses effets jusque sur le terrain. On a d'ailleurs tendance à trop séparer le « terrain » de la toile, comme si les deux mondes étaient hermétiques. Ainsi du cas iconique de « Jenna Abrams », blogueuse pro-Trump influente et pourvoyeuse de fake news largement relayées y compris dans des réunions publiques, et qui n’était qu’une personne fictive créée par des trolls basés en Russie. Ou du compte « Blacktivist », créé pour radicaliser les électeurs démocrates et la communauté noire, liké par plus de 360 000 personnes (plus que le compte officiel du mouvement Black Lives Matter à l'époque), et qui a joué un rôle d’importance dans les émeutes raciales de 2016. Pendant que « Blacktivist » et une myriade d'autres comptes prétendument gérés par des électeurs de la communauté noire attisaient le ressenti contre les violences et discriminations faites aux Afro-américains, en déformant des faits divers ou en en inventant d’autres, d’autres compte made in Russia se faisant passer pour des citoyens américains venant renforcer le bord opposé, jouant sur l’inquiétude d’une partie de la population blanche vis-à-vis du ras-le-bol de leurs concitoyens noirs, ou diffusant du contenu raciste et mensonger. La manœuvre s’est répétée à la faveur de tensions interraciales, de polémiques sur le port d’armes ou sur l’immigration à la frontière mexicaine. On apprenait même en 2017 qu'une double manifestation (extrême-droite et suprémacistes blancs d'un côté, musulmans de l'autre) organisée en 2016 à Houston avait été pilotée à distance depuis Saint-Pétersbourg7. Les employés de la troll farm russe avaient organisé les manifestations des deux côtés, avant de pousser les deux groupes à l'affrontement. Les deux cortèges étant de taille modeste, l'affrontement n'a pas dégénéré, mais les trollsrusses ont parfaitement réussi leur coup, pour la modique somme de... 200 dollars américains. Côté extrême-droite, le rassemblement avait été initié par la page « Heart of Texas », forte de 225 000 abonnés, créée et pilotée par des Russes. Citons encore la page trumpiste « Secured borders », suivie par plus de 144 000 citoyens américains, qui a partagé des fake news massivement relayées comme le « fait » que 30% des enfants d'immigrés sans-papiers appartiendraient à des gangs, un mensonge qui continue encore de tourner aux États-Unis. Là encore, la page était tenue par des Russes.
Au moins le Kremlin ne cache-t-il plus son soutien aux troll farms. À la veille des élections midterms de l’automne 2018, l’US Cyber Command, rattaché au Département de la Défense américain, a mené une cyberattaque préventive contre l’IRA (Donald Trump ayant plus tard reconnu que les États-Unis étaient à l'origine de l'attaque8, chose rare) ; l’agence médiatique russe Federal News Agency a relativisé le succès de l’attaque, prenant donc la défense de l’usine à trolls. On est là dans de la cyberguerre à visage découvert. Qu’est devenue l’usine à trolls de Saint-Pétersbourg depuis sa première médiatisation en 2016 ? Elle a augmenté ses moyens et effectifs et s’est professionnalisée, les salariés devant obéir à des impératifs de productivité (nombre de messages postés, thèmes cibles…), avec à la clé des bonus ou des malus financiers en fonction de leurs coups d’éclat ou de leurs échecs. La stratégie de désinformation et de déstabilisation sur les réseaux sociaux va donc continuer. Lorsque Emmanuel Macron affirmait à Munich en février 2020 que la Russie allait « continuer à essayer de déstabiliser » les démocraties occidentales, il ne faisait que constater la décision du Kremlin d’amplifier sa politique actuelle : car c’est bien d’une politique à part entière, avec des buts et des moyens alloués dont il s’agit.
Les Russes enchaînent parfois des échecs cuisants dans leurs campagnes de désinformation en se trompant sur l’opinion publique et la mentalité des pays qu’ils ciblent. On sait par exemple que des trolls russes et des médias pro-Kremlin ont joué un grand rôle dans les rumeurs sur la supposée homosexualité d’Emmanuel Macron : difficile de savoir si ces rumeurs sont véritablement parties de Russie ou si elles ont juste été amplifiées depuis ce pays, mais les Russes pensaient alors créer un scandale retentissant, capable de couler la campagne de M. Macron, tant de telles rumeurs auraient été explosives en Russie. Or, les Français n’ont dans leur écrasante majorité pas de problème avec l’homosexualité de dirigeants politiques. Il s’agit là d’un exemple où les Russes ont calqué sur la société visée par leur campagne de désinformation leurs propres conceptions sociales, ou en tout cas des recettes qui marchent dans leur propre pays. De même, le vocabulaire et les ficelles dignes de la Guerre froide qu’utilisent parfois les trolls russes (qualifier à peu près n’importe quelle figure publique d’agent américain ou de fasciste inspiré par les nazis) peuvent avoir peu de prises sur l’opinion publique d’un pays comme la France, si l’on excepte certains milieux d’extrême-droite ou d’extrême-gauche. Pour autant, les médias soutenus par le Kremlin et les troll farmscomme l’IRA savent généralement analyser les sociétés occidentales, notamment européennes, et adapter leurs actions en conséquence.
À quel point la Russie avait-t-elle vraiment pesé sur la présidentielle américaine de 2016 ?
On a beaucoup moqué la paranoïa américaine concernant l’ingérence russe dans l’élection présidentielle de 2016 : diverses enquêtes ont montré qu'il s'agissait d'une crainte largement justifiée. Rappelons que si le rapport de Robert Mueller rendu public en avril 2019 n’a pas établi de collusion directe entre Donald Trump et les dirigeants russes au cours de la campagne présidentielle, il a définitivement confirmé l’ingérence de la Russie dans l’élection : « le gouvernement russe a interféré dans l’élection présidentielle de 2016 de manière généralisée et systématique9 », estime dès sa première page le rapport sur cette ingérence qui a « favorisé le candidat présidentiel Donald Trump et dénigré la candidate Hillary Clinton ». Cette ingérence a-t-elle cependant influé sur l'élection ? Était-elle en capacité de le faire ? Sans doute plus qu'on a tendance à le penser. Nous ne parlerons pas ici de l'ingérence russe dans la présidentielle de 2020 remportée par Joe Biden, car cette élection est bien trop proche et n'offre pas le recul nécessaire, à la différence du scrutin de 2016.
Il est question dans un autre article sur ce site des stratégies asymétriques de la Russie : quelque part, nous pourrions appliquer ce concept à la manière dont l'intervention russe a su profiter des déséquilibres du système politique américain. Àbien y regarder, le mode d'élection du président des États-Unis en lui-même peut permettre à une ingérence étrangère de peser sur les résultats d'une élection, voire d'en changer le cours, plus que dans d'autres démocraties.
On le sait, le système de suffrage universel indirect en vigueur pour les scrutins présidentiels aux États-Unis, avec de grands électeurs élus dans chaque État pour former ensuite un collège électoral élisant le Président, est souvent décrié pour son manque de représentativité ; cinquième candidat à obtenir une majorité au collège électoral tout en étant minoritaire en voix, Trump a battu le record de la plus vaste défaite au suffrage direct (avec presque trois millions de voix qu'Hillary Clinton) pour un candidat élu au suffrage indirect. Dans la totalité des États, à l'exception du Maine et du Nebraska mais en ajoutant le District de Columbia, la majorité simple du suffrage populaire suffit pour remporter la totalité des grands électeurs (l'attribution du nombre de grands électeurs elle-même reflétant mal les réalités démographiques locales). Il suffit donc d'une très faible marge d'avance, à la décimale près, pour faire basculer tout un État (principe du winner-take- all). On se souvient du psychodrame de l'élection présidentielle de novembre 2020 entre Trump et Biden, et de l'interminable attente autour des résultats électoraux dans le Michigan, le Wisconsin, la Pennsylvanie, la Géorgie, et surtout le Nevada. Début janvier 2021, une analyse du journal Le Monde montrait ainsi qu'avec environ 32 500 voix supplémentaires dans quatre Etats clés, Trump aurait pu remporter ce scrutin qu'il a perdu sur Joe Biden avec plus de 7 millions de voix d'écart10. Qu'un grand État comme la Pennsylvanie (en 2016, Trump n'a remporté cet État de 13,7 millions d'habitants qu'avec 44 292 voix d'avance, soit 0,7% de marge) ou le Michigan (où Trump n'a gagné la même année qu'avec 10 704 voix d'avance, soit 0,2% de marge) soient dans cette situation, et la composition du collège électoral s'en trouve fortement affectée comme c'est arrivé en 2016.
Dans ces conditions, la fameuse ingérence russe était réellement en mesure de changer le cours du scrutin ! Les Russes ont misé sur les campagnes d'influence, de trolling et de propagande en concentrant leurs efforts sur des électorats stratégiques capables de changer la donne dans certains swing states (États susceptibles de basculer en faveur des démocrates ou des républicains d'une élection à l'autre). Ils ont aussi choisi une approche encore plus directe et agressive : pirater directement les instruments de la démocratie américaine. Une trentaine d’États américains utilisent des machines de vote électroniques. Du fait des multiples types de vote autorisés, comme le vote par correspondance, les agences électorales décentralisées ont également un fonctionnement très complexe. Les services russes ont essayé de profiter de cette faille. Un rapport du Sénat américain rappelle que « les services de renseignement russes ont obtenu et maintenu l'accès à des éléments de plusieurs commissions électorales fédérales ou locales américaines11 »). Citant l'exemple de l'Illinois, État très peuplé où vit aussi une forte communauté noire, le rapport confirme que les hackers ont exfiltré des données concernant les registres de vote, et surtout qu'ils étaient « en position de supprimer ou de changer les données [d'inscription] d'électeurs », bien qu'il n'y ait pas de preuve qu'ils aient fini par le faire (« Les cyberacteurs russes étaient en mesure de supprimer ou de modifier les données des électeurs, mais le Comité n'a connaissance d'aucune preuve indiquant qu'ils l'ont fait12 »). Concrètement, les agents qui étaient en capacité de trafiquer les listes d'inscription électorales qu'ils avaient piratées auraient par exemple pu s'attaquer aux noms à consonance latino ou asiatique, ou bien répertorier les électeurs noirs : autant d'électeurs s'apprêtant dans leur écrasante majorité à voter démocrate (quoique l'élection de 2020 ait vu basculer une partie de ces électorats dans celui de Donald Trump). Au passage, si les Russes n'ont pas rayé de noms des listes électorales, les Républicains américains ne se gênent pas pour écarter des urnes des catégories d'électeurs susceptibles de voter pour les Démocrates (stratégie controversée de voter suppression).
L'enquête dirigée par Robert Mueller a confirmé en 2019 que les Russes avaient massifié leurs efforts sur les fameux swing states : les Russes sont entre autres parvenus à s'introduire dans le système informatique des agences électorales de deux districts de Floride, le plus stratégique de tous les swing states car le plus peuplé d'entre eux. Là non plus, les agents concernés n'ont pas modifié directement les listes électorales (potentiellement parce qu'une telle manœuvre aurait été repérée et aurait vite alerté l'ensemble du pays sur le danger d'un piratage de l'élection ; le rapport risques-bénéfices était ainsi trop désavantageux). Àla différence du piratage des données du Parti démocrate qui ont permis de nourrir la campagne de Donald Trump (ou plutôt de pourrir celle d'Hillary Clinton), le piratage des infrastructures électorales n'a pas pesé sur l'élection à en croire les enquêtes les plus sérieuses, bien que le risque était énorme.
Les campagnes de propagande et d'influence, elles, ont véritablement pesé dans les États stratégiques. Qu'une quantité suffisante de contenus viraux favorables à Trump et hostiles à Clinton soient diffusés dans un État, et on peut estimer ici qu'au moins quatre variables pouvaient changer : les inscrits censés a priori voter Clinton par dépit, mais renonçant à le faire après être tombés sur des contenus parfois diffusés depuis l'étranger ; les inscrits enclins a priori à l'abstention, mais se décidant à voter Trump après avoir consulté de pareils contenus ; les électeurs démocrates populistes (notamment chez les blue collars déçus de la gauche, dont beaucoup sont revenus vers Biden en 2020) et de l'aile droite du parti (électeurs démocrates du sud à la sociologie proche des anciens Dixiecrats, électeurs centristes ralliés par les New Democrats dans les années 1990...) basculant vers Donald Trump pour les mêmes raisons ; les électeurs démocrates les plus à gauche préférant un candidat de tiers-parti plus proche de leurs convictions (comme alors Jill Stein ou Gary Johnson), faisant perdre des voix à Hillary Clinton, là encore parfois après avoir parcouru du contenu diffusé depuis l'étranger sur les réseaux sociaux américains.
Pour peser sur ce type de variables (qui correspondaient grossièrement à la sociologie électorale du match Clinton-Trump), les Russes ont fait des choix stratégiques particulièrement poussés, à la fois dans le ciblage des électorats clé et dans la manière d'influer sur leur vote. On l'a vu, l'électorat noir était une cible prioritaire. Les innombrables messages postés sur les réseaux sociaux par des profils censés être tenus par des électeurs afro-américains, mais animés par des trolls russes, étaient terriblement réalistes. Ils s'appuyaient sur le ressenti d'une partie de l'électorat noir, pour rouvrir de vieilles plaies ou relayer de fausses informations capables de heurter les électeurs concernés. La plupart du temps, le but n'était pas de chercher à convaincre des électeurs pour l'essentiel révulsés par Donald Trump de voter pour ce dernier, mais de les pousser soit à l'abstention, soit au vote en faveur de candidats capables de grignoter des voix à Hillary Clinton (face à deux candidats démocrate et républicains, l'écologiste Jill Stein et le libertarien Gary Johnson ont bénéficié d'une audience rare pour des candidats de tiers parti, ce sur quoi certains trolls russes insistaient sur les réseaux sociaux). L'action en faveur de l'abstention des noirs face au duel Clinton-Trump a fonctionné : le taux de participation des électeurs noirs a chuté de sept points alors qu'il était en augmentation constante depuis deux décennies. L'ingérence russe n'est pas seule responsable de cette chute du taux de participation des électeurs afro-américains, mais sans doute y a-t-elle contribué. Les efforts russes pour disperser des voix démocrates vers Jill Stein et Gary Johnson ont été vains (Stein a cependant été soupçonnée notamment par le sénateur républicain Richard Burr de collusion avec la Russie), mais ceux consistant à pousser des électeurs démocrates déçus vers Trump semblent avoir mieux porté leurs fruits, notamment dans la fameuse Rust Belt(États du nord des USA ayant souffert de la désindustrialisation). Que quelques dizaines de milliers d'électeurs soient concernés au niveau d'un État, et cela suffit à le faire basculer avec tous ses grands électeurs en vertu du mode de scrutin évoqué plus haut. Il est donc possible qu'avec la stratégie et les moyens qui étaient les leurs, les agents impliqués dans les opérations d'ingérence russe aient pu modifier le cours de l'élection dans un ou plusieurs swing states.
Il convient d'aborder un autre point. À l'échelle des États-Unis, le nombre de publications de trolls Russes se faisant passer pour des Américains durant la campagne a été, on l'a vu, massif. Les petits soldats de l'IRA et d'autres officines russes ont formé une force de frappe non négligeable à l'échelle d'une campagne présidentielle, agissant comme une force auxiliaire officieuse des équipes de Trump avec cet avantage supplémentaire qu'ils n'étaient généralement pas identifiés comme des militants républicains mais comme de simples internautes. On objectera vite que la masse de toutes ces publications est une goutte d'eau dans l'océan des réseaux sociaux. Un des arguments repris pour minimiser les effets de ces opérations avance ainsi que les contenus générés par des comptes basés en Russie ne pesaient que pour 0,004% du trafic sur Facebook dans la période de l’élection présidentielle américaine. Cet argument ne tient pas la route puisque le contenu politique sur Facebook ne représente qu’une infime partie du trafic global (si immense que le moindre buzzpèse finalement peu dans l’ensemble des actions sur le réseau social), et qu’une même (fausse) information partagée en masse touche beaucoup plus d’internautes qu’un flot continu de messages. À l'échelle de Facebook, la diffusion d'un match du Super Bowl ou d'un épisode de série comme Game of Thrones en son temps génèrent aux États-Unis un flot d'interactions gigantesque qui ne représente qu'une part infime du trafic sur l'année ; une vidéo de chats ou est bien plus partagée qu'un discours de campagne politique, sauf si le discours en question est à l'origine d'un « mème ». Les communications à caractère politique représentent une part marginale de l'ensemble du trafic des réseaux sociaux ; des contenus qui pèsent peu à l'échelle du trafic de Facebook ou Twitter peuvent peser bien davantage à l'échelle, réduite, des conversations et publications politiques. Inutile d’inonder les réseaux sociaux jusqu’à saturation pour peser sur les élections d’une grande démocratie connectée. Les efforts de propagande et de désinformation de la part des Russes avaient beau être insignifiants à l'échelle du trafic total des réseaux sociaux, ils étaient réellement capables d'influer sur la campagne.
Les actions menées par le Kremlin qui ont eu le plus d'impact dans toute la campagne présidentielle américaine de 2016 ont probablement été celles impliquant des acteurs déjà influents dans la vie politique américaine : les médias, l'équipe de campagne de Trump, et une partie des whistleblowers (lanceurs d'alertes) en guerre contre Clinton. Moscou a su profiter des intérêts et des besoins de chacun d'entre eux pour faire de ce qui s'annonçait comme l'une des campagnes présidentielles les plus décisives de l'histoire des États-Unis la plus trash d'entre toutes. Les responsables de WikiLeaks, Julian Assange en premier lieu, cherchaient à la fois à se venger d'Hillary Clinton et à empêcher l'arrivée au pouvoir de celle qu'ils considéraient comme une nouvelle incarnation du néoconservatisme et un danger pour la sécurité du monde. Disposant déjà de dossiers sur une candidate perçue par une large partie de l'opinion comme le produit de l'establishment, WikiLeaks jugeait avoir besoin de davantage de matière pour abattre Clinton. Les équipes de la chaîne Fox News et d'autres médias anti-Clinton étaient demandeurs de tout ce qui pouvait nourrir de nouvelles polémiques jusqu'à la fin de la campagne. Quant à l'entourage de Trump, à défaut de pouvoir relever le niveau de leur candidat, il leur fallait de quoi rabaisser le plus possible leur adversaire. Un gouvernement disposant de services secrets parmi les plus efficaces au monde allait leur fournir plus que tout ce dont ils auraient pu rêver.
Rappelons quelques éléments de contexte. Depuis 2015, l'unité 26165 du renseignement militaire russe avait dérobé des centaines de milliers de fichiers au parti démocrate américain (dont 50 000 mails de John Podesta, directeur de campagne d'Hillary Clinton). Les unités 26165 et 74455 du GRU ont ensuite créé deux entités fictives censées être des initiatives de citoyens américains sur le modèle de WikiLeaks : Guccifer 2.0 et DCLeaks. Derrière le masque de Guccifer, le GRU a communiqué et s'est coordonné avec WikiLeaks pour publier des dizaines de milliers de mails compromettants pour la campagne d'Hillary Clinton à l'été 2016, en pleine convention du parti démocrate, pour plomber la dynamique de nomination de la candidate. Àl'automne 2016, alors que la campagne de Donald Trump traversait un passage difficile (du fait notamment de la publication par le Washington Post d'une ancienne vidéo où le futur président se vantait d'attraper les femmes « par la chatte »), d'autres fichiers fragilisant la campagne de sa rivale ont été publiés en masse.
Par l'intermédiaire de ses avatars, le GRU a également communiqué directement des informations compromettantes à des membres de l'équipe de campagne de Donald Trump et à des candidats républicains au Congrès dans des swing states (Floride, Pennsylvanie). Les médias américains (Fox News en particulier, mais aussi des médias favorables à Clinton, soient la quasi-totalité du paysage médiatique américain) ont eux consacré du temps d'antenne et des articles au flot d'informations soutirées par le renseignement russe, quête d'audience oblige. La campagne a été phagocytée par les polémiques successives autour de ces « leaks », des débats entre candidats aux reportages des différentes chaînes, des contenus viraux sur les réseaux sociaux aux attaques de Donald Trump basées sur ces révélations. Quand il ne s'agissait pas d'organiser eux-mêmes des émissions sur les scandales entachant la campagne de Clinton, les médias ont relayé aussi l'activité des réseaux sociaux, en faisant parfois inconsciemment la publicité de fake newsvenues tout droit... de l'IRA basée à Saint-Pétersbourg. Leçon pour les démocraties européennes : un régime autoritaire combattant les lanceurs d'alertes et la liberté des médias comme celui de Vladimir Poutine, maîtrise parfaitement le fonctionnement des médias et de la société civile d'une grande démocratie au point de les avoir manipulés pendant des mois.
Parmi ces cas de désinformation, songeons par exemple aux théories entourant la mort à l'été 2016 d'un jeune salarié du parti démocrate, Seth Rich. Le SVR (équivalent russe de la DGSE française) s'est rapidement chargé de produire un faux document de police qui a circulé sur des sites et réseaux conspirationnistes : Rich (en vérité tué dans une agression) aurait été assassiné ! Le jeune homme de vingt-sept ans a été présenté comme la source des « fuites » compromettantes pour les démocrates, issues du piratage par les services secrets russes. Julian Assange lui-même a entretenu cette théorie faisant passer Hillary Clinton pour une tueuse en série (les époux Clinton ont été accusés de meurtres par des complotistes à plusieurs reprises depuis la présidence de Bill). Au parti républicain, Newt Gringrich et Roger Stone ont accusé ouvertement Clinton d'avoir trempé dans la mort de Seth Rich, tandis que l'inénarrable Steve Bannon a alimenté en « off » cette théorie dont divers médias parmi lesquels Fox News seront trop heureux de s'emparer. Autre leçon pour les démocraties européennes : un régime lui-même coutumier de l'assassinat d'opposants a été capable d'amener une ancienne figure de la société civile internationale, et des personnalités de tout premier plan dans la vie politique américaine, à accuser une candidate à l'élection présidentielle d'avoir recours à de telles pratiques meurtrières.
Enfin, retenons de l'intervention russe dans l'élection présidentielle américaine de 2016 que des pays européens comme la France pourraient un jour voir une campagne électorale majeure être plombée par des accusations d'ingérence étrangère. Les dirigeants russes sont habitués à être pointés du doigt aux États-Unis, y compris dans des affaires où ils n'ont eu aucun rôle avéré. Ils s'attendaient sans doute à ce que la découverte de l'une ou l'autre de leurs actions durant la présidentielle américaine de 2016 soit rendue publique, déclenchant une controverse. Au vu de la sophistication de leurs opérations, il est donc possible qu'ils aient misé sur la possibilité de nuire à la vie politique américaine par la seule révélation de leur ingérence dans la campagne, dans le cas où leur tentative d'influer sur celle-ci aurait échoué.
En effet, la réputation de Donald Trump et des Républicains en aurait dans tous les cas été entachée, avec un effet maximisé en cas de victoire : l'intégralité du mandat de Trump a ainsi souffert d'une crise de légitimité d'autant plus forte que l'ingérence étrangère venait d'un régime autoritaire héritier de l'ancien adversaire soviétique. L'agenda du président aura été phagocyté par l'enquête sur l'ingérence russe pendant quatre ans, polarisant encore plus la vie politique américaine. Avant même la victoire de Trump, le seul soupçon a suffi à empoisonner la campagne. Quant aux Démocrates et à la partie de « l'establishment » favorable à Clinton, le seul fait d'avoir dénoncé une ingérence russe leur a valu d'être accusés d'instrumentaliser une menace imaginaire, de vouloir rendre un bouc-émissaire russe responsable de tous leurs maux, de chercher à salir le candidat adverse en l'accusant de travailler pour une puissance hostile. Au moment d'écrire ces lignes, il est probable que les prochaines années seront entachées par des doutes persistants sur la légitimité de l'élection de Joe Biden du fait des accusations de fraude électorale, au même titre que la légitimité de l'élection de Donald Trump était mise en doute par l'affaire russe. Le vers est dans le fruit. Découvrira-t-on que la Russie a contribué une nouvelle fois à diffuser fake news et théories du complot durant l'élection de 2020 et les polémiques qui l'ont suivie ? Il ne faut présager de rien, mais au vu de ce qui est advenu en 2016, ce ne serait pas étonnant.
Au global, il apparaît que l'intervention russe dans l'élection présidentielle américaine de 2016 a bel et bien bougé les lignes. Sans cette ingérence, le plus probable (est-ce toutefois vraiment certain ?) est que Donald Trump aurait remporté une majorité de grands électeurs, mais avec une marge plus étroite ; surtout, l'image de l'establishment démocrate n'aurait pas été autant dégradée et la campagne présidentielle n'aurait pas atteint un niveau aussi bas, deux éléments qui ont considérablement renforcé la polarisation de la vie politique américaine et la déception de l'électorat. Àleur échelle, des scenarii tels que celui-ci peuvent advenir en Europe. En juillet 2020, un rapport parlementaire britannique (qui a entre autres confirmé les tentatives d'influence au cours du référendum sur l'indépendance de l’Écosse de 2014) concluait que le danger posé par l'ingérence russe au Royaume-Uni était probablement sous-estimé13 : certes, l'ingérence russe au Royaume-Uni a jusqu'ici été bien moins importante, bien moins efficace qu'aux États-Unis. Il en va de même en France où l'ingérence étrangère n'était de toutes manières pas de nature à peser substantiellement sur le cours de l'élection présidentielle de 2017, en dépit du soutien russe à Marine Le Pen. Ce n'est cependant pas une raison pour balayer d'un revers de la main le risque de voir l'arsenal russe de désinformation, trolling et cyber-militantisme perpétrer en Europe des actions de l'ampleur de celles mises en place durant l'élection présidentielle américaine de 2016. Un tel scénario a toutes les chances d'advenir un jour. Nous ne sommes qu'au début de telles opérations que vont mener d'autres États, et la Russie a plusieurs longueurs d'avance.
Des kompromat aux deepfakes ?
Certaines traditions russes puis soviétiques en matière de dezinformatzia se perpétuent jusqu’à aujourd’hui en profitant des innovations technologiques ou des nouveautés dans le domaine des médias. Sur le plan intérieur, la Russie perpétue par exemple le système des kompromat, dossiers compromettants visant à déstabiliser une personnalité, un groupe ou une organisation et dont l’utilisation massive était une marque de fabrique du pouvoir soviétique. La plupart de ces kompromat étaient montés de toute pièce, et le système se perpétue aujourd’hui. Au cours de sa carrière au KGB, Poutine aurait lui-même utilisé un kompromat fait de dossiers pornographiques pour forcer un professeur est-allemand à lui montrer une étude sur des poisons. Lorsqu’il était directeur du FSB, l’actuel président russe y a également eu recours pour se débarrasser du Procureur général de Russie, Youri Skuratov, qui menait des enquêtes à risque sur les activités illégales du président Eltsine et des oligarques, menaçant leur pouvoir. Une sextape montrant un homme ressemblant à Skuratov avec deux femmes fut diffusée par la télévision d’État, puis soumise au FSB qui identifia formellement le Procureur : beaucoup soupçonnent ce kompromat d’être une mise en scène fomentée par le FSB, mais les enquêtes initiées par Skuratov n’ont jamais pu être rouvertes, permettant à l'entourage présidentiel d'échapper à la justice, et à Poutine de poursuivre son ascension. Les kompromat continuent d’être employés face à des dissidents de la société civile ou des personnalités gênant d’une manière ou d’une autre l’action de Poutine et de ses proches.
Sur le plan extérieur, la propagande russe, même masquée, est devenue experte dans la diffamation et la propagation de leaks et scoops mensongers visant à alimenter le ressentiment contre les milieux dirigeants occidentaux et à favoriser les populistes : les organisateurs de cette stratégie consistant à jeter de l’huile sur le feu sont parfois les mêmes qui utilisent contre les dissidents de leur pays des méthodes rappelant les procès truqués de l’époque soviétique… Précisons ici que non, la main du Kremlin n’est pas derrière la sextape de Benjamin Griveaux qui avait provoqué la chute de ce dernier début 2020 ; en revanche, le risque de voir les services de renseignement russes mettre leur savoir-faire au service des troll farms pour diffuser des kompromat ciblant des responsables politiques occidentaux est très élevé. Il s'agirait d'une nouvelle étape dans la guerre de l'information. L'un des pires risques en termes de désinformation et d'intoxication médiatique repose sur l'emploi de nouvelles technologies qui rendront extrêmement difficile de démêler littéralement le vrai du faux. Parmi ces innovations qui vont ébranler davantage encore notre vie publique, les deep fakes(ou deepfakes) sont particulièrement dangereuses. Ces vidéos truquées atteignent déjà un degré inédit de réalisme grâce à l’emploi d’une intelligence artificielle permettant notamment d’incruster le visage d’une personnalité ou de modifier les expressions de son visage. Une vidéo de Buzzfeed montrant un Obama plus vrai que nature qualifiant son successeur à la Maison-Blanche de « grosse merde » avait ainsi fait le tour du monde. Encore s’agissait-il d’un contenu réalisé pour montrer le potentiel de supercherie des deepfakes, mais d’autres de ces vidéos truquées avaient des visées moins louables. Ainsi d’un faux revenge porn mettant Emma Watson dans une situation dégradante.
On a vu que les services de Vladimir Poutine étaient adeptes des kompromat pornographiques : qu’en sera-t-il lorsqu’il sera possible pour une agence gouvernementale comme celles déjà mises en place par le Kremlin de détruire avec une violence inédite l’image d’un chef d’État « surpris » dans une situation gênante dont il sera difficile de prouver ou non l’authenticité ? Les deepfakes vont par exemple permettre de réaliser des contenus humoristiques géniaux ou de reconstituer à la perfection le physique et la voix de personnages réels au cinéma, mais peuvent représenter un énorme danger démocratique, surtout s’ils sont détournés par des puissances et intérêts menaçant la sécurité publique. S'il est aujourd’hui relativement simple de détecter ce genre de hoaxparticulièrement poussés, les fulgurants progrès en matière d’IA vont cependant rendre progressivement infernale la tâche des journalistes et de l’opinion publique. Réaliser un deepfakede plus ou moins bonne qualité n'est pas encore à la portée du plus grand nombre, loin de là. Mais un groupe ou un État hostile dotés de moyens conséquents pourront bientôt faire de gros dégâts informationnels. La production de deepfakes par des services secrets comme ceux du Kremlin apparaît comme un scénario envisageable dans un futur proche. Il sera bientôt difficile de contrer cette menace par quelque législation que ce soit ; seules des technologies de détection pourraient offrir des moyens de lutte efficace, et cela ne suffira pas à raisonner des millions de citoyens qui seront convaincus de la véracité d'un deepfake.
Du danger du relativisme face à la « guerre de l’information »
Auparavant, la guerre de l’information à la Russe consistait surtout à tenir un discours de propagande à la population russe elle-même, ainsi qu’aux populations de « l’étranger proche » quand celles-ci n’étaient pas la cible d’opérations de déstabilisation de l’opinion. Par exemple, en poussant les communautés russophones des États baltes à se sentir persécutées et à entrer en résistance passive contre le reste de la population, ce qui constitue au demeurant un acte de guerre hybride. On ne compte plus les exemples de fausses informations à destination des populations russes des pays baltes qui ont contribué à fragiliser la société de ces pays. Aujourd’hui encore, l'essentiel de la guerre de l'information est dirigé contre trois types de pays : les pays de « l'étranger proche », les pays d'Europe centrale et orientale, les pays d'Europe du Nord, qui ont tous un poids bien inférieur à un pays comme le nôtre mais sont situés dans une zone où Moscou entend dominer.
Les États baltes et scandinaves et les pays d'Europe centrale et orientale, victimes à plus ou moins grande échelle de campagnes de déformation et manipulation de l’information et d’ingérence médiatique de la part de la Russie, n’ont pas été écoutés pendant de longues années lorsqu'ils ont alerté sur l'émergence de ce qui allait s'apparenter à la nouvelle guerre de l'information conduite par Moscou. Ceux qui s’étaient illustrés par leur alignement sur les positions et initiatives de Washington jusqu’à suivre les États-Unis dans leurs erreurs et excès, comme la Pologne, étaient vus comme des bastions du néoconservatisme et de la russophobie ; les autres États alertant sur ce sujet, comme les pays baltes, n'étaient tout simplement pas pris au sérieux. Force est de constater que la menace était pourtant réelle, et qu’elle se concrétise aujourd’hui.
Notons que la « guerre de l'information » répond au complexe obsidional de la Russie, qui se considère comme entourée par l'ennemi, et à l'obsession du contrôle de la population et du maintien au pouvoir qui habite Poutine et son entourage. Après avoir constaté l’attrait des idées occidentales dans les pays de l’ex-URSS et leur rôle dans les révolutions de couleur, Moscou a décidé de répliquer beaucoup plus fortement : d'abord convaincus que l’Occident cherche à instaurer un regime changeen Russie, les dirigeants russes ont estimé qu’ils devaient provoquer le désordre politique dans les pays qui les dérangent. Cette logique défensive (se protéger contre la menace d'idées étrangères) existe toujours, mais a progressivement cédé la place à une logique offensive (combattre les démocraties occidentales dans le cadre d'un dessein stratégique de plus en plus réalisable aux yeux de Moscou).
La « guerre de l’information » a commencé en Russie, dans un effort de propagande interne et de manipulation de l’information auprès des Russes (les citoyens de la Fédération de Russie comme les Russes de « l’étranger proche » d’ailleurs). Cela veut dire aussi que les méthodes déployées à l’étranger par le Kremlin dans les sphères de l’information et du débat public l’ont d’abord été massivement contre la population russe. Certes, il existe en France comme dans les autres pays européens un discours médiatique que l’on pourrait qualifier de dominant, et il existe au-delà de ça des perceptions locales et nationales dont la marque se retrouve généralement dans la conception de l’information (il n’y a qu’à comparer la manière dont on parle de la Russie en Pologne et en Serbie). Pour autant, aucun État membre de l’Union européenne ne manipule l’information ni ne « s’occupe » des médias d’une manière comparable à ce que fait le gouvernement russe ; aucun ne consacre une stratégie et des ressources entières à une guerre de l'information aussi poussée pour détruire l’opposition potentielle au sein de leur pays et nuire à la stabilité politique de leurs voisins. La Chine cependant pourrait dans un futur proche rattraper la Russie dans cette guerre de l'information contre l'Occident : elle y consacre des moyens conséquents mais manque encore d'un savoir-faire comparable à celui de la Russie qui écrase toute concurrence.
Avant d’objecter que les démocraties occidentales elles-mêmes auraient un discours médiatique « officiel » et useraient de désinformation à l’encontre de la Russie poutinienne (s’il existe des biais dans le traitement médiatique de ce pays sur lequel on raconte parfois des âneries, on ne peut pas parler de « désinformation »), qu’on se souvienne du sort réservé aux dissidents dans un pays prompt à se présenter comme une démocratie plus saine que celles dans lesquelles nous vivons. Qu’on se souvienne aussi du profil de ses dirigeants, Poutine en premier lieu, et de leur rapport à l’information. Ce dernier a ainsi remporté la présidentielle de 2000 – qu’il risquait initialement de perdre de la même manière qu’Eltsine aurait perdu l’élection de 1996 sans recourir à la fraude – en se bâtissant notamment une image de chef de guerre en Tchétchénie. Or, certains des attentats médiatisés de 1999 qui ont permis à Vladimir Poutine de se poser en recours la même année et de déclencher une guerre ayant fait 150 à 200 000 morts sur un million d’habitants semblent avoir été commis par des membres du FSB plutôt que par des terroristes tchétchènes, ou en tout cas perpétrés alors que certains dirigeants du FSB savaient qu'ils allaient se produire. Les journalistes ayant travaillé sur les zones d’ombre entourant ces attentats ont fait l’objet de poursuites judiciaires infondées qui ont entraîné la liquidation de leurs chaînes d’information... voire de certains journalistes.
Gardons ce genre « d’anecdotes » à l’esprit à l’heure où nombre de citoyens sont tentés de comparer le monde politico-médiatique français, au comportement parfois très critiquable, à une « dictature » subjuguée par la censure et la propagande. Les journalistes Français qui ont dénoncé à raison le scandale à l’origine de « l’Affaire Benalla » n’ont pas été retrouvés « suicidés » de trois balles dans la tête ou noyés dans leur piscine en pyjama et en plein hiver, que l’on sache ; les journalistes du Canardenchaîné qui ont révélé le « Pénélopegate » n’ont pas été emportés par une mystérieuse maladie ni ne sont morts dans une série d’accidents de voitures.
Il n’y aurait pas besoin de rappeler de telles évidences s’il n’y avait pas, dans les médias ou sur Internet, tant de personnalités pour renvoyer dos-à-dos notre pays où l’on peut se plaindre sur le service public d’être censuré par une dictature et la Russie dirigée par le système poutinien. Ou pour oser comparer les rédactions de France 24 et de la BBC à celles de RTet Sputnik. France 24 et la BBC pratiquent une forme de diplomatie publique et contribuent au soft powerfrançais et britannique, en couvrant l’actualité avec un point de vue national plus ou moins affirmé ; RT et Sputnikciblent la majorité de leur contenu en fonction de critères de propagande et produisent souvent de la désinformation complète, comme nous le verrons plus loin.
Le danger réside peut-être moins dans le contenu de la désinformation que dans notre rapport à elle. Il est vrai que des gouvernements démocratiques occidentaux ont proféré des mensonges éhontés sur les dossiers internationaux, à commencer par les États-Unis, et que les médias dits mainstream en viennent parfois à relayer tout et n’importe quoi par souci d’audience, y compris sur les dossiers internationaux sensibles. Mais relativiser l’impact des campagnes de propagande et de désinformation venant de dictatures au motif que l’objectivité médiatique n’existe pas revient à leur rendre un magnifique service.
La démultiplication des sources d’information et la rapidité de celle-ci, caractéristiques de notre époque, étaient censées contribuer au renforcement de l’esprit critique des citoyens et fragiliser les discours de propagande. C’était sans compter sur le potentiel d’adaptation de régimes autoritaires qui devaient ne pas survivre à la démocratisation médiatique, mais qui retournent contre les démocraties l’une de leurs meilleures armes. Propagande et déstabilisation ont devant elles un futur radieux du fait des technologies et supports médiatiques qui devaient entraîner leur disparition.
En Europe, la Russie soutient les populistes d’extrême-droite et d’extrême-gauche… mais pas seulement
Ce n’est pas un mystère, la Russie soutient les mouvements populistes en Occident et surtout en Europe, et principalement le populisme d’extrême-droite auprès duquel elle apparaît comme un sanctuaire des valeurs traditionalistes et nationalistes face à la supposée décadence de l'Occident. Il y a bien une dimension idéologique à ce soutien, même s’il n’est que secondaire comme nous allons le voir. L’URSS a été la vitrine et la promotrice du communisme international ; la démocrature russe est devenue le modèle et le soutien d’un national-populisme14qui tend à se muer en internationale populiste. Une telle comparaison a longtemps fait sourire par sa facilité, et exaspéré par son aspect manichéen. Du temps où le communisme et la gauche radicale représentaient la principale opposition au « système », on les disait manipulés par l’URSS, et maintenant que le nationalisme et la droite populiste ont pris l’ascendant dans le vote contestataire, la Russie serait à la manœuvre : « hystérie », « paranoïa », « propagande », a-t-on d’abord entendu dans la bouche des bénéficiaires de ce soutien. Au vu de l'audience du discours prorusse en France, l'idée que les accusations d'ingérence russe relèvent de l'hystérie, voire du mensonge, est bien ancrée ; dénoncer la réalité de la guerre de l'information russe sur les réseaux sociaux appelle à se faire traiter de « mouton » biberonné par les médias mainstream, de bien-pensant, de pro-Américain.
Au-delà du cercle réduit des laudateurs du Kremlin et de ses idiots utiles, le scepticisme de nombreux Français explique en partie que les journalistes confrontent par exemple assez peu Marine Le Pen à ses liens avec le régime de Vladimir Poutine. Tout porte pourtant à croire que Marine Le Pen est bel et bien sous son influence, et est probablement redevable envers l'aide apportée par des officines russes, au premier plan celles du sulfureux Konstantin Rykov (les 12 millions d'euros de prêts accordés par deux banques russes au Front national en 2014 et 2016 ne constituant que l'exemple le plus quantifiable de cette aide15). La présidente du Rassemblement national est visiblement sous l'emprise d'une puissance étrangère hostile qui ne conçoit véritablement une bonne relation avec la France que dans la soumission de celle-ci aux intérêts de Moscou. Marine Le Pen est-elle tenue en partie par des intérêts russes ? Probable. Marine Le Pen, est-elle un agent d'influence du Kremlin, fût-ce malgré elle ? Sans doute – c'est le cas d'une grande partie de son entourage. Marine Le Pen est-elle coupable de collaborer avec un régime adversaire de notre pays et de ses valeurs pour des intérêts bassement politiciens ? C'est une certitude. Une forme de trahison qui devrait la disqualifier moralement à toute candidature à la présidence de la République, et qui ne la gêne pas plus que ses ennuis judiciaires.
Depuis 2014, le soutien par Moscou de forces servant sa vision du monde (et surtout ses intérêts) au sein des démocraties occidentales a été progressivement révélé au grand public. Le régime ne cache désormais plus son affection pour les principales forces eurosceptiques et souverainistes du Vieux Continent, dont il est devenu le soutien assumé au plan idéologique ; il ne cache plus que l'ampleur de son soutien financier et médiatique. FN puis RN en France, ainsi que divers petits partis et organisations anti-UE ou nationalistes comme l'Union populaire républicaine de François Asselineau qui est un sectateur zélé du régime russe dont il reprend la propagande ; Ligue et Fratelli d’Italia en Italie ; PVV aux Pays-Bas ; brexiters au Royaume-Uni ; FPÖ en Autriche ; AFD en Allemagne ; Kotleba en Slovaquie… À la liste des formations nationalistes européennes soutenues par le Kremlin s’ajoute un soutien moins explicite et moins massif à des formations de Gauche radicale, soutien qui passe davantage par l’ingérence de trolls sur les réseaux sociaux, la diffusion de certaines idées de la Gauche favorables aux intérêts russes (antimilitarisme, anti-interventionnisme, opposition aux USA, à l’OTAN ou à l’Europe de la Défense, positions proches de celles de la Russie sur la Syrie, le Venezuela ou la Libye, vision complotiste de certains sujets d'actualité...). Moscou soutient particulièrement les nationalistes et l’extrême-droite, mais n’hésite pas à aider au besoin certaines causes défendues par le bord politique opposé.
La démocrature russe s’attache évidemment à se présenter en contre-modèle : un régime fort, véritablement souverain, ferme sur les valeurs, qui a redressé un pays « vaincu » pour en refaire une très grande puissance capable de tenir tête non plus seulement aux États-Unis, mais aussi à une certaine vision de l’ordre international. Il est vrai que la popularité dans une partie de l'opinion européenne d’un Poutine vu comme l’homme à poigne résolvant tous les problèmes que les dirigeants occidentaux seraient incapables d’appréhender est impressionnante. Celui que l’on a plusieurs fois présenté comme étant l’homme le plus puissant du monde réveille des fantasmes inavouables lorsqu’il se pose en rempart contre le terrorisme que les démocraties ont tant de mal à combattre, ou qu’il pratique une version musclée du « dégagisme » consistant à se débarrasser de ceux qui se mettent en travers de son chemin. Il imprime sa marque en s’opposant ouvertement à une Union européenne mal-aimée ou en bravant la puissance américaine. Chez ses millions d’admirateurs en France et en Europe, sa popularité n’est que faiblement entachée par la répression, les arrestations et meurtres d’opposants, le pillage de l’économie russe par l’oligarchie, puisque de tels faits prouvés maintes fois sont assimilés à de la désinformation occidentale ou jugés anecdotiques face aux réussites de M. Poutine. L’hôte du Kremlin reste malgré tout majoritairement impopulaire en Europe, son régime l’étant bien plus encore. Quant à sa « démocratie dirigée » ou « démocratie souveraine », elle risque difficilement de faire des émules en Europe, la dérive illibérale de certains pays d’Europe centrale et orientale n’étant pas comparable à l’autoritarisme poutinien. Si Poutine incarne aujourd’hui le culte de l’homme fort vers lequel pourraient se tourner un nombre croissant de Français ou d'Européens en cas d'aggravation de la crise démocratique (la probabilité de voir des démocraties bien installées évoluer demain en régimes autoritaires proprement dits étant faible), rien ne dit que son pays servira de modèle dans le futur.
Une large partie de l’élite russe souhaite voir une alternative sérieuse aux démocraties libérales s’affirmer au XXIe siècle, une autre voie politique dont leur pays serait l’un des pionniers aux côtés notamment de la Chine. Mais l’idée n’est pas de promouvoir un tel mode de gouvernement à l’étranger ; il n’est pas question de faire de Matteo Salvini ou de Marine Le Pen des répliques locales de Vladimir Poutine, malgré les fantasmes de certains. Ni de faire basculer des pays comme le nôtre dans un hypothétique camp autoritaire. Quand bien même cette volonté existerait, la Russie sait qu’elle n’en a pas les moyens – il y a une certaine différence entre contribuer à la victoire de partis populistes, et précipiter l’avènement d'un pouvoir autoritaire. Elle estime en revanche avoir les moyens de plomber de l’intérieur des démocraties dont il vaut mieux qu’elles restent empêtrées dans leurs difficultés.
Là où l’effort de propagande de l’URSS à l’étranger et son soutien à des organisations et partis communistes locaux procédaient d’abord d’une croisade idéologique, également livrée par les États-Unis, la guerre de l’information et les campagnes d’influence et d’ingérence menées par la Russie de Poutine servent moins une idéologie (laquelle reste à déterminer) que les intérêts du régime russe. L’enjeu n’est plus de diffuser dans l’opinion la propagande communiste pour renverser par la voie des urnes ou de la révolution les démocraties libérales « bourgeoises », mais de polariser l’opinion publique autour de tout ce qui peut cliver, d’amplifier le mécontentement populaire comme la perte de confiance envers les institutions et acteurs de la vie publique, pour fragiliser les démocraties de l’intérieur. D’un objectif d’exportation du modèle soviétique, on est ainsi passé à un simple objectif de fragilisation d’États aux intérêts adverses ; leur déconsolidation intérieure et donc leur perte de puissance extérieure deviennent un objectif en soi. L’enjeu n’est plus de parrainer des partis alignés idéologiquement, mais de favoriser l’accession au pouvoir de formations alignées sur les intérêts de Moscou, ou tout simplement d'accroître leur poids dans la vie publique. « Aligné sur les intérêts de Moscou » ne signifie pas simplement soutenir la politique étrangère russe à laquelle les citoyens de démocraties comme la France portent évidemment peu d’intérêt, mais nuire aux intérêts de puissances comme la nôtre.
Plus que des alliés idéologiques, le Kremlin soutient surtout des forces hostiles à l'Union européenne et à l'OTAN dans le but de bloquer les chantiers qui iraient dans un renforcement du poids de l'Europe sur la scène internationale, de son autonomie, de sa souveraineté collective. La Russie déploie d'intenses efforts pour ralentir des chantiers afférents à « l'Europe de la Défense », aux politiques de sécurité commune, aux progrès européens en matière de cybersécurité... Moscou a fait de la fragilisation de la construction européenne une véritable obsession, et surfe sur l'opposition à l'UE au sein des États-membres. En faisant feu de tout bois, la guerre de l'information menée par le régime poutinien marche dans les pas des services secrets soviétiques lorsque ceux-ci soutenaient par exemple des mouvements pacifistes inquiets face au péril nucléaire16dans l'optique de freiner les programmes nucléaires européens, même si ces mouvements étaient idéologiquement éloignés de l'URSS. La crise du COVID-19 a également été l'occasion pour les services liés au Kremlin de diffuser un nombre considérable de fake news, notamment de fausses informations surfant sur la faiblesse initiale de l'Union européenne face à cette catastrophe.
Ajoutons enfin un dernier élément, beaucoup moins connu : la guerre de l'information poussée par Moscou n’hésite pas non plus à cibler les populations issues de l’immigration extra-européenne (notamment les musulmans) au même titre que les populations européennes « autochtones », ainsi que les pays d'Afrique ou du monde musulman dont sont originaires une partie des immigrés en Europe. Cela se fait notamment en diffusant du contenu parfois exagéré, souvent mensonger, et toujours à charge contre les sociétés des pays d’accueil : passé colonial, islamophobie, racisme, soutien au « sionisme » qui obsède une partie de l'opinion publique des pays musulmans… La Russie se présente comme un rempart contre l’islam radical, mais sur les réseaux sociaux et dans les médias, ses agents d’influence n’hésitent pas à faire le jeu du communautarisme et des islamistes, pour faire monter le rejet des sociétés occidentales et contribuer à fracturer davantage encore celles-ci. Pendant que certains réseaux du Kremlin financent l’extrême-droite européenne et favorisent ses idées sur Internet et dans les médias dits « alternatifs », d’autres de ces réseaux cherchent à amplifier les phénomènes sur lesquels l’extrême-droite construit l'essentiel de son succès.
Pour citer le rapport du CAPS et de l'IRSEM sur les manipulations de l’information : « Les populations maghrébines sont largement exposées à la propagande des médias russes en arabe, qui véhicule des messages anti-européens dont elles ne sont que la cible indirecte, le vecteur. L’objectif est que ces populations, qui sont en lien quotidien avec leurs familles et leurs proches vivant en Europe, leur transmettent ces messages et les convainquent que les médias européens leur mentent et que les Européens leur sont hostiles. La propagande anti-immigration que l’on voit en Europe visant à exciter les communautés nationalistes n’est donc qu’une face de l’opération. Pour diviser, monter les communautés les unes contre les autres, il faut aussi convaincre les populations issues de l’immigration qu’elles sont maltraitées et, de ce point de vue, le fait de passer par des relais en Afrique du Nord est particulièrement habile17 ».
Dans cette optique, songeons à l’exemple évoqué ailleurs dans cet article du compte « Blacktivist » tenu par des trolls russes durant la présidentielle américaine de 2016. En Europe, cette stratégie de « souffler sur les braises » lors de tensions raciales est encore limitée, mais on n’ose imaginer ce qu’une manœuvre analogue à celle employée dans le cadre d'émeutes raciales américaines pourrait par exemple donner en cas de nouveaux soulèvements d’ampleur dans les banlieues françaises, où se concentrent les populations d’origine maghrébine et sub-saharienne. La stratégie d’informatsionaya voyna prépare déjà le terrain en alimentant en contenu haineux aussi bien la « fachosphère » européenne que les médias, sites et réseaux sociaux fréquentés par des populations issues de l’immigration extra-européenne ou par leurs familles restées au pays. Par cette stratégie, la guerre de l'information russe cherche visiblement à alimenter le risque de guerre civile. Elle sert aussi à nuire aux intérêts et à l'influence de pays comme la France en Afrique dans le monde musulman. En Afrique, la Russie (tout comme la Chine) intensifie ses campagnes de propagande et de désinformation pour entretenir un climat anti-français, avec des résultats assez probants.
Que pèsent réellement les médias prorusses comme RT ou Sputnik ?
Moscou, 23 Mai 2019 : Margarita Simonyan, rédactrice en chef de la chaîne gouvernementale Russia Today (rebaptisée RT) reçoit des mains de Vladimir Poutine la médaille de l'Ordre d'Alexandre Nevsky. « Je sers la Russie18», rappelle celle dont le « service à la Russie » consiste aussi à implanter des antennes européennes du média pro-Poutine, dont la désormais bien connue chaîne RT France. À cette dernière s’ajoute dans le paysage audiovisuel français une déclinaison locale du média Sputnik, comme dans la plupart des grandes démocraties occidentales. Ces deux médias appartiennent à l’organisme d’information du Kremlin à l’international, Rossia Segodnia, et sont intégralement financés par le pouvoir russe, lequel dépense l’équivalent de 300 millions d’euros par an dans son effort de propagande en Europe, en-dehors des dépenses privées d'oligarques proches de Poutine. Alors que Margarita Simonyan compare son travail à celui d'une ministre de la Défense, le véritable ministre de la Défense Serguei Choïgou aurait qualifié l'information de « composante des forces armées19 » : si cette citation exacte reste à vérifier, elle rappelle ses propos (avérés) cités plus haut sur l'utilisation par la Russie de « troupes » dédiées à la guerre de l'information, et ceux de Vladmir Shamanov sur la guerre de l'information comme « composante » d'un conflit général20. Les médias d'influence du Kremlin comme Sputnik et RT s'inscrivent dans cette logique. Nous ne nous étendrons pas ici sur la ligne éditoriale de RT France et Sputnik, ni sur les polémiques qui les entourent. S'il fallait résumer la ligne de RT France, la chaîne ne diffuse pas (ou peu) de fake news, si ce n'est celles que profèrent certains invités, elle se concentre sur tout ce qui peut nuire à l'image de la France, de ses dirigeants, de sa société, sans parler de l'Union européenne et de ses membres... bref, relayer tout ce qui va mal, y compris de manière trompeuse ou exagérée, pour entretenir un climat déjà anxiogène. Pour citer un extrait d'un excellent article de Vanity Fair dédié à la chaîne : « Un bon reportage est un reportage morbide. Il fallait la voir [Ekaterina Lazareva, dite Katya, directrice de l'information, de RT France] le jour de l’attentat qui a coûté la vie au colonel Arnaud Beltrame, lancer, folle d’excitation : "Vite, des reporters à Carcassonne. C’est à combien de stations de RER ?"21 ». Nul moyen de vérifier l'authenticité de cette anecdote, mais elle reflète et résume bien la ligne éditoriale et le mode de fonctionnement de RT France.Ce qui va brièvement nous intéresser ici est plutôt la réalité du poids de ces médias, et en particulier de RT France, dans l’audiovisuel français : son audience, la croissance de celle-ci, et la capacité de ce média fait pour s’inviter dans la vie politique et sociale française à réussir sa mission.
RTs’est installée en France en 2015, RT France ayant été officiellement lancée en décembre 2017. RT était déjà en 2017 la première source de désinformation parmi les médias traditionnels, et était le treizième site le plus influent du pays dans la désinformation tous supports confondus. La croissance de ces médias de « réinformation » s’est faite en sourdine. En mars 2019, une étude d’Avaaz22(selon laquelle des fake news « entourant le mouvement des Gilets jaunes » auraient dépassé les 100 millions de vues sur Facebook entre novembre 2018 et la publication de l'étude) montrait que RT était devenue la chaîne d'information n°1 sur YouTube. Cet exploit doit se comprendre à la lumière de la crise des « Gilets jaunes », grâce à laquelle RT a pu totaliser en quelques semaines plus de 23 millions de vues, soit deux fois l’audience cumulée du Figaro, du Monde, du Huffington Post et de L’Obs sur le même format. À partir de l’automne 2018, l’audience du site de RT France a doublé, dépassant celle de CNews et talonnant celle de BFM TV. Plusieurs figures radicales des « Gilets jaunes », qui ont dû une bonne partie de leur ascension médiatique à la chaîne controversée, ont fait l’éloge de celle-ci. Ainsi d’Éric Drouet, qui a été jusqu’à qualifier de « seul média libre de France » la chaîne russe avec laquelle il a monté plusieurs coups médiatiques. Ou de Maxime Nicolle, dit « Fly Rider », dont le discours complotiste est entré en écho avec celui du média au logo vert. Ou encore de Jérôme Rodrigues, que la chaîne tenue par le même Kremlin qui emprisonne ou tue journalistes et militants de l'opposition a largement contribué à présenter comme une victime de la « dictature policière » française. Les pancartes « Merci RT France ! » visibles dans plusieurs manifestations des « Gilets jaunes » et la propension de nombreux sympathisants du mouvement à citer RT parmi les seuls médias qu'ils affirment consulter ont illustré durant cette période l’étonnante capacité d’un média financé par un régime alliant dérives oligarchiques et autoritarisme répressif à passer pour un porte-parole du « Peuple », et surtout de ses légitimes colères dont l’exploitation et l’amplification constituent l’un des fondamentaux de l’informatsionaya voyna. Il n'est guère étonnant que durant la crise du COVID-19, plusieurs communautés qui se sont formées sur les réseaux sociaux au plus fort du mouvement des « Gilets jaunes » aient joué un rôle important dans la diffusion de fake news d'origine russe ou chinoise.
La crise du COVID-19 a justement confirmé à quel point la « guerre de l'information » menée par la Russie continuait de gagner en intensité ; s'y adjoignent désormais de plus en plus des pratiques proches (quoique moins sophistiquées) de la part de la Chine, de la Turquie ou de l'Iran. Il est encore trop tôt pour analyser l'ampleur et l'impact réels de la guerre de l'information menée dans le cadre de la crise du coronavirus. Plusieurs études publiées à chaud permettent cependant de poser quelques jalons. Fin juin 2020, une étude23de l'Oxford Internet institute montrait ainsi que les fake news, théories complotistes et « récits alternatifs » diffusés par des médias russes comme RT et Sputnik, ainsi que des médias chinois, avaient continué de susciter visionnages partages et interactions encore plus viraux qu'auparavant. L'étude analysait les 20 articles les plus populaires de chaque média entre les 18 mai et 5 juin : durant cette période, les contenus francophones de RT obtenaient une moyenne d'engagement de 528 sur Twitter et Facebook, contre 105 pour Le Monde, ou 374 pour les contenus diffusés par l'agence Chine nouvelle. Difficile dans ces conditions d'affirmer que le poids des médias russes sur les réseaux sociaux resterait marginal face aux mastodontes de la presse française !
Étudier en profondeur la guerre de l'information menée par la Russie de Vladimir Poutine exigerait d'y consacrer un livre entier. De ce qui précède, nous pouvons retenir une chose essentielle. Cette guerre ne relève ni d'un fantasme paranoïaque, ni d'une exagération volontaire de la part de médias ou de gouvernements occidentaux désireux pour les premiers d'attirer de l'audience, et pour les seconds d'instrumentaliser une nouvelle dimension de la « menace russe ». La menace est aussi réelle que les intentions des initiateurs de l'informatsionaya voyna sont nocives, et que les moyens mis en œuvre sont massifs, avec des effets qui s'avèrent être supérieurs à tout ce que nous aurions pu imaginer. La guerre de l'information menée par la Russie doit définitivement être prise au sérieux, et une stratégie globale mise en œuvre pour la contrer.
Certains signes sont encourageants. Du côté des entreprises, Twitter a pris la décision de notifier les fake news virales et d'indiquer le fait que certains médias étaient financés partiellement ou totalement par des gouvernements, comme pour RT ou Sputnik (il serait judicieux d'étendre cette mesure à des médias comme AJ+, média qatari diffusant un discours communautariste, « décolonial » et complaisant avec l'islamisme sous un vernis intersectionnel et multiculturel). Du côté des gouvernements, si le quinquennat d'Emmanuel Macron a multiplié les mesures parfois contreproductives sur le terrain de la désinformation, des pays en première ligne en Europe prennent des mesures radicales face à la guerre de l'information russe : ainsi la Lituanie et la Lettonie ont-elles fini à l'été 2020 par interdire RT et d'autres médias russes à l'été 202024, en réaction à leur discours révisionniste sur l'histoire de la Seconde Guerre mondiale. En février 2021, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a interdit par décret Zik TV, NewsOne et 112 Ukraine25, trois chaînes prorusses contrôlées par un proche de Poutine, Viktor Medvedtchouk. Cette solution ne serait pas la plus appropriée en France. C'est toutefois une marque de courage dans cette guerre de l'information que nos démocraties doivent affronter pour, espérons-le, en sortir grandies. Le nouvel âge de l'information décrit en introduction n'est pas plus une fatalité que ne l'est une victoire programmée des discours complotistes, démagogues et fallacieux. Le régime au pouvoir en Russie nous a déclaré la guerre dans ce qu'il appelle le « champ informationnel », nous devons enfin réagir en conséquence. D'autant plus que cette guerre de l'information pourrait contribuer à l'avènement d'une « surprise stratégique » telle que nous la décrivons ailleurs sur ce site, ou en tout cas jouer un rôle dans le cas d'une grave crise internationale impliquant la Russie en Europe.
1Mark Galeotti, « I’m Sorry for Creating the ‘Gerasimov Doctrine’ », Foreign Policy, 5 mars 2018, https://foreignpolicy.com/2018/03/05/im-sorry-for-creating-the-gerasimov-doctrine/
2« Russia sets up information warfare units - defence minister », Reuters, 22 février 2017, https://www.reuters.com/article/russia-military-propaganda-idUSL8N1G753J
3Rapport conjoint CAPS/IRSEM, Les manipulations de l’information : un défi pour nos démocraties, site du Ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, septembre 2018, p. 164, https://www.diplomatie.gouv.fr/IMG/pdf/les_manipulations_de_l_information_2__cle04b2b6.pdf
4« Ferme » ou « usine à trolls » formant et employant des agitateurs quasi-professionnels sur Internet, dans un but de sabotage et de déstabilisation.
5CAPS/IRSEM Les manipulations de l’information : un défi pour nos démocraties, op. cit., p. 87.
6Renee DiResta Kris Shaffer Becky Ruppel David Sullivan Robert Matney, The Tactics & Tropes of the Internet Research Agency, University of Nebraska – Lincoln, octobre 2019, p. 6., https://digitalcommons.unl.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1003&context=senatedocs
7Natasha Bertrand, « Russia organized 2 sides of a Texas protest and encouraged 'both sides to battle in the streets' », 1er novembre 2017, https://www.businessinsider.fr/us/russia-trolls-senate-intelligence-committee-hearing-2017-11
8Marc A. Thiessen, « Trump confirms, in an interview, a U.S. cyberattack on Russia », The Washington Post, 11 juillet 2020, https://www.washingtonpost.com/opinions/2020/07/10/trump-confirms-an-interview-us-cyberattack-russia/
9United States Department of Justice, « Report On The Investigation Into Russian Interference In The 2016 Presidential Election », Volume I of II, site du Département de la Justice, mars 2019, https://www.justice.gov/storage/report.pdf
10Pierre Breteau, Grégor Brandy, « Présidentielle américaine : malgré son retard de 7 millions de voix, Trump aurait pu l’emporter en « retournant » 32 507 voix dans quatre Etats-clés », Le Monde, 4 janvier 2021, https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2021/01/04/presidentielle-americaine-malgre-son-retard-de-7-millions-de-voix-trump-aurait-pu-l-emporter-en-retournant-32-507-voix-dans-les-bons-etats_6065157_4355770.html
11United States Senate, « Report of The Select Committee on Intelligence, United States Senate, on Russian active measures campaigns and interference in the 2016 U.S. Election, Volume 1: Russian efforts against election infrastructure », site du Sénat américain, 25 juillet 2019 p. 22, https://www.intelligence.senate.gov/sites/default/files/documents/Report_Volume1.pdf
12Ibid., p. 22.
13Intelligence and Security Committee of Parliament, Russia Report, Presented to Parliament pursuant to section 3 of the Justice and Security Act 2013 Ordered by the House of Commons, lien sur le site de l'ISC, 21 juillet 2020, https://docs.google.com/a/independent.gov.uk/viewer?a=v&pid=sites&srcid=aW5kZXBlbmRlbnQuZ292LnVrfGlzY3xneDo1Y2RhMGEyN2Y3NjM0OWFl
14Aucune référence ici au national-socialisme hitlérien, mais à une famille idéologique revendiquée (dixit Marine Le Pen : « j’accepte le terme “national-populisme” »).
15Les responsables du Rassemblement national justifient souvent l'affaire des « prêts russes » en avançant le fait qu'aucune banque française ne voulait prêter à ce qui était encore le Front national (problème d'ailleurs commun à la majorité des formations politiques françaises). C'est oublier le fait que l'un des hommes clés du financement russe du FN, Alexandre Babakov, soit directement lié au Kremlin.
16Dimitri Volkogonov, Staline : triomphe et tragédie, Paris, Flammarion, 1991, p. 475.
17Rapport conjoint CAPS/IRSEM – Les manipulations de l’information : un défi pour nos démocraties, op. cit., p. 165.
18Tweet de l'intéressée : https://twitter.com/M_Simonyan/status/1131545626863386624?s=20
19Benjamin Dubow, Evanna Hu, Jacob N. Shapiro, Ulaş Erdoğdu, Kamya Yadav, « Here’s how Russia’s RT spread propaganda in the lead-up to the election », Bulletin of the Atomic Scientists, 9 novembre 2020, https://thebulletin.org/2020/11/heres-how-russias-rt-spread-propaganda-in-the-lead-up-to-the-election/#.X7PMQRyzW48.twitter
20Reuters, « Russia sets up information warfare units - defence minister », op. cit.
21Romain Bornstein, « RT, la chaîne russe qui bouscule les médias français », Vanity Fair, 19 juin 2019, https://www.vanityfair.fr/pouvoir/medias/story/rt-la-chaine-russe-qui-bouscule-la-tele-francaise/5918
22 « Yellow vests flooded by fake news », Avaaz, 15 mars 2019, https://avaazimages.avaaz.org/Report%20Yellow%20Vests%20FINAL.pdf
23 Katarina Rebello, Christian Schwieter, Marcel Schliebs, Kate Joynes-Burgess, Mona Elswah, Jonathan Bright, Philip N. Howard, « Covid-19 News and Information from State-Backed Outlets Targeting French, German and Spanish-Speaking Social Media Users Understanding Chinese, Iranian, Russian and Turkish Outlets », The Computational Propaganda Project (site édité par l'Oxford Internet institute), 29 juin 2020, https://comprop.oii.ox.ac.uk/wp-content/uploads/sites/93/2020/06/Covid-19-Misinfo-Targeting-French-German-and-Spanish-Social-Media-Users-Final.pdf
24Marielle Vitureau, « La Lituanie et la Lettonie interdisent la diffusion de RT et d’autres médias russes », RFI, 26 juillet 2020, https://www.rfi.fr/fr/europe/20200726-pays-baltes-interdisent-la-diffusion-rt-et-dautres-m%C3%A9dias-russes
25Faustine Vincent, « Le président ukrainien Zelensky fait fermer trois chaînes prorusses », Le Monde, 5 février 2021, https://www.lemonde.fr/international/article/2021/02/05/le-president-ukrainien-zelensky-fait-fermer-trois-chaines-prorusses_6068914_3210.html