Comment les Alsaciens ont véritablement vécu la domination allemande (1871-1918)
L'histoire de l'Alsace du temps de l'annexion au Reich est très mal connue, au point que l'on entend souvent que les Alsaciens se seraient vite accommodés de l'annexion et seraient redevenus français par défaut, ou que l'opinion française les aurait rapidement abandonnés. Mise au point.
L'histoire de l'Alsace du temps de l'annexion au Reich est extrêmement mal connue, au point que l'on entend souvent que les Alsaciens se seraient vite fondus dans le moule allemand et seraient redevenus français par défaut, ou même que l'opinion française les aurait longtemps abandonnés. Mise au point.
Je suis né et j’ai grandi en Alsace. Sans être moi-même Alsacien à proprement parler, ce que j’entends régulièrement sur la manière dont les Alsaciens ont vécu certaines périodes difficiles de leur histoire m’indigne. Je souhaiterais proposer ici une mise au point sur la manière dont l’Alsace a véritablement vécu à l’heure du IIe Reich, en invoquant au besoin le sentiment des Français vis-à-vis des « provinces perdues » sous la IIIe République.
En « France de l’intérieur » (la France au-delà des Vosges pour les Alsaciens) comme en Allemagne, la période durant laquelle l’Alsace et la Moselle ont été annexées à l’Empire allemand est en particulier l’objet de discours et d’affirmations historiques fortement discutables, voire blessantes pour les Alsaciens à qui l’on demande rarement leur point de vue. Parmi les poncifs infamants répandus à leur compte, figure l’idée que les Alsaciens se sont vite accommodés de leur incorporation au Reich, et se sont rapidement fondus dans le moule allemand.
Il ne s’agit certainement pas de propager sur ce blog des sentiments germanophobes, d’instrumentaliser les mémoires contre nos voisins d’Outre-Rhin. À Strasbourg, le superbe quartier de la Neustadt, un des rares joyaux d’architecture wilhelmienne à avoir survécu aux bombardements qui ont défiguré l’Allemagne au cours de la Seconde Guerre mondiale, rappelle avec le droit local que l’annexion de 1871-1918 a comporté bien des aspects positifs dont l’Alsace profite encore. Mais l’histoire des Alsaciens eux-mêmes au cours de cette période est terriblement mal connue, et il est impératif de restituer de manière synthétique, accessible, une histoire de l’opinion alsacienne sous la domination allemande, laquelle est indissociable du ressenti des Français d'alors vis-à-vis des régions annexées.
Pendant des décennies, la majorité de la communauté historienne s’est certes accordée à dire que l’annexion de l’Alsace et de la Moselle, conséquence du traité de Francfort (10 mai 1871) clôturant la guerre franco-prussienne de 1870, avait suscité en France une volonté de « Revanche » qui aurait été l’un des éléments déclencheurs de l’entrée en guerre du pays en 1914. De même, l’idée a longtemps prévalu que l’Alsace avait eu le sentiment de vivre sous l’oppression étrangère et avait patiemment attendu le jour de la délivrance par les armées françaises. À l’inverse, dans les années 1980 et 1990, de nombreux spécialistes de la IIIe République et de la Belle-Époque ont estimé que les Alsaciens s’étaient vite accommodés de leur nouvelle situation, tandis que les Français de l’intérieur auraient vite remisé, dans leur écrasante majorité, tout désir de Revanche, et n’auraient redécouvert l’Alsace qu’en août 1914. Cette vision est à la fois en partie fausse et trop répandue. Au-delà des cercles universitaires, cela fait depuis plus d’un siècle que l’on entend régulièrement que les Alsaciens ont été vite germanisés, et que tout compte fait, l’Alsace, berceau de la Marseillaise et de bien des grandes figures de l’Histoire de France, aurait pu rester allemande après le Traité de Francfort…
Il convient aujourd’hui de nuancer ces deux affirmations, celle d’une empathie indéfectible entre la « vieille France » et les « provinces perdues », et celle de l’indifférence collective qui aurait prévalu en Alsace et en France jusqu’à la Première Guerre mondiale, pour ne pas parler d’une supposée adhésion des Alsaciens à leur condition d’Allemands. Durant quarante ans, le malaise est resté patent dans l’Alsace-Moselle annexée. Même après qu’ait grandie une nouvelle génération d’Alsaciens nés Allemands, pendant que la grande majorité de l’opinion publique française gardait un œil sur la « ligne bleue des Vosges » jusqu’à la Première Guerre mondiale.
J’aimerais montrer ici comment a évolué l’opinion alsacienne durant la période du Reichsland, sans perdre de vue la manière dont la question et le souvenir des « provinces perdues » étaient traités par les arts et la vie politique dans la France de la IIIe République.
L’opinion alsacienne de 1871 à 1914
Les indignations soulevées « à chaud » par l’annexion
La question alsacienne s’installe dans la vie politique française avant la signature du traité de Francfort, dès le moment où les Alsaciens témoignent d’une indignation forte vis-à-vis des exigences allemandes (un phénomène bien plus accentué qu’au sein de la minorité danoise du Schleswig-Holstein avant l’annexion de ce territoire par la Prusse par exemple). Dans le Théâtre de Bordeaux où s’était réunie l’Assemblée nationale, les députés alsaciens et lorrains (élus lors des législatives du 8 février où la participation avait atteint en Alsace le seuil respectable de 72%) avaient protesté avec véhémence contre la cession de leur territoire à l’Allemagne, fût-ce indispensable à la signature de la paix. Quand l’Assemblée ratifia finalement (le 1er mars) le traité préliminaire validé par Thiers et Bismarck le 26 février, les députés des futurs territoires annexés démissionnèrent et quittèrent la salle. Le député-maire de Strasbourg, Émile Küss, qui s’était illustré dans la défense de la ville, fût emporté par une crise cardiaque au moment où l’Assemblée accéda aux revendications allemandes.
Philippe Meyer estime que l’annexion « bouleverse et maltraite la population alsacienne ». Il est difficile de jauger le sentiment de l’opinion alsacienne « à chaud » au moment de l’annexion. En effet, le nord de l’Alsace, ravagé par les opérations de l’été 70, craint de voir le conflit redémarrer si la France se montre inflexible sur son intégrité territoriale ; mais dans cette même région, les témoignages de rancœur vis-à-vis de l’annexion sont nombreux. Les habitants de l’arrondissement de Wissembourg par exemple contestent le désir du roi de Bavière d’annexer ce territoire pour l’intégrer au Palatinat. Le premier motif d’inquiétude des Alsaciens vient d’ailleurs du statut que va avoir leur région au sein de l’Empire allemand. Vont-ils être des sujets du roi de Bavière ou, pire que tout, un domaine prussien ? Peuvent-ils espérer devenir une république comme la ville libre de Hambourg ? Bismarck finit par imposer l’idée que l’Alsace-Moselle soit un « Reichsland », terre d’Empire neutre appartenant à l’ensemble des États allemands. Les Alsaciens, au-delà des questions linguistiques sur lesquelles se fonde leur appartenance à l’ensemble germanique, ont des raisons de se sentir dominés par une puissance étrangère. Bien que la question d’une participation politique ne soit pas la priorité immédiate de la population – l’avènement de la République le 4 septembre 1870 n’a guère enchanté que les grandes villes comme Strasbourg, qui reçoit cette nouvelle au moment où une aide humanitaire suisse interrompt le siège de la ville –, l’opinion locale est indignée par le fait que les Alsaciens n’aient pas voix au chapitre. Mais la résistance locale est jugée faible au point que les Alsaciens qui décideront comme nous le verrons de traverser la frontière passent parfois pour des espions prussiens. En fait, cette relative faiblesse de la « résistance » à l’occupation vient de la crainte d’une répression brutale de la part des autorités allemandes, d’une part, et de la perspective de voir l’Alsace comme la Moselle être soumises à un régime politique humiliant au sein du nouvel Empire allemand, d'autre part.
Dans l’immédiat, les 1 542 000 personnes qui vivent en Alsace-Moselle au lendemain du traité de Francfort sont dans leur écrasante majorité hostiles à leur nouvelle condition. Plus de 50 000 personnes quittent l’Alsace-Moselle le 30 septembre 1872, l’article 2 du traité de Francfort autorisant ceux qui veulent garder la nationalité française à gagner la France de l’intérieur avant le 1er octobre de la même année. Plus 160 000 Alsaciens quitteront au total leur terre pour rester Français dans les mois qui suivent l’annexion, 110 000 autres signant une déclaration affirmant qu’ils deviennent allemands malgré eux et se sentent par conséquent privés de leur patrie d’origine. Au total, plus de 400 000 Alsaciens auront, à la veille de la Grande Guerre, choisi d’émigrer en France. Ceux qui émigrent en masse sont des cadres, des artistes, des écrivains, des intellectuels, des personnes exerçant des professions libérales, francophones la plupart du temps.
Mais l’idée de devoir enfiler l’uniforme de ceux contre qui leur père s’est parfois battu, de servir dans une armée prussienne à la réputation sulfureuse, motive aussi des milliers de jeunes hommes à quitter le pays, y compris à la campagne, là où le profil des « optants » (ceux qui préfèrent fuir vers la France) est de manière générale plutôt citadin. Les Juifs, qui ont développé un certain attachement francophile du fait de leur émancipation sous la Révolution, l’Empire et la monarchie de Juillet, sont également nombreux à partir vers la France. Parmi eux, la famille Dreyfus qui quitte Mulhouse en 1872 et dont le fils Alfred, alors âgé de 13 ans, rêve d’en découdre avec l’occupant, mais connaîtra un sort particulièrement ingrat des années plus tard... Cependant, certains combattants Alsaciens stationnés en Algérie, obligés de revenir pour nourrir leur famille, sont assimilés à l’insignifiante mais bruyante minorité de locaux qui s’enthousiasment de l’annexion. Beaucoup d’Alsaciens et de Mosellans font le voyage inverse : à l’appel du cardinal Lavigerie, 1183 familles d’optants rejoindront l’Algérie. Ceux qui restent en Alsace ou qui y reviennent ne sont pas forcément moins attachés à la France que ceux qui émigrent, mais seront victimes de la suspicion et du mépris de ceux qui voient en eux des traîtres.
Des divisions qui se creusent dans le temps long malgré l’apaisement progressif des tensions
Dès l’annexion, on observe une profonde divergence d’intérêts et de ressentis au sein de la population alsacienne. Tout d’abord, en fonction des appartenances religieuses. Ainsi, les Protestants voient l’annexion comme un moindre mal, voire s’enthousiasment de celle-ci. Dans le canton de Bouxwiller, 18 maires protestants semblent favorables à l’intégration dans le Reich. Les seules élites à ne pas s’emporter contre l’annexion sont souvent des élites protestantes, à l’instar des quelques patrons Mulhousiens qui ne décident pas de quitter la région, se reconnaissant mieux dans un espace rhénan où ils ont déjà tissé des liens anciens avec le patronat allemand. À l’inverse, les Catholiques vivent beaucoup plus mal l’idée de vivre sous la tutelle de l’austère Bismarck et du Kaiser Guillaume.
Le Kulturkampf ne fera qu’aggraver l’appréhension des Catholiques d’Alsace vis-à-vis d’un Reich aux deux tiers protestant. En juillet 1872, se répand par exemple la rumeur que la Vierge serait apparue à des fillettes dans le Val de Villé, avant d’apparaître à de nombreux autres voyants dont les visions prennent une tournure de plus en plus politique, évidemment anti-allemande. À la peur d’une éventuelle persécution qui sévit dans certains milieux catholiques, s’ajoute donc, épisodiquement, des croyances populaires et des phénomènes de société qui continuent pendant des années d’entretenir un climat d’insécurité culturelle, mêlant mysticisme et peur de l’occupant. Les prêtres catholiques sont, du fait de leur rôle, obligés de « prendre parti », en montrant l’exemple de l’intégration (ou de la résignation), ou au contraire en s’affichant comme des relais de résistance culturelle. On reconnaît les prêtres protestataires à leur soutane traditionnelle qui est celle du clergé catholique en France, et ceux qui sont favorables à l’Allemagne (voire indifférents) à leur soutane courte laissant dépasser le pantalon.
Les dissensions sont considérables également entre les villes et la campagne. Les ruraux s’accommodent semble-t-il plus vite de l’annexion, à la fois parce que de nombreuses familles n’étaient toujours pas francophones en 1871, et parce que la germanisation forcée se fait de manière moins violente que dans les villes déjà « francisées ». De plus, l’arrivée d’une immigration « vieille-allemande » (Altdeutschen) concerne d’abord les centres urbains, les premiers Allemands à s’installer en Alsace étant des fonctionnaires et des soldats. La majorité des autochtones rejette les « Schwowe », surnom péjoratif signifiant au départ « Souabes » mais qui désigne l’ensemble des Allemands. En 1910, les immigrés d’outre-Rhin représenteront un sixième de la population (40% de la population strasbourgeoise) : à cette date, la cohabitation sera plus aisée, mais ce fragile vivre-ensemble volera en éclats au cours de la Première Guerre mondiale, signe que la germanisation par le peuplement aura échouée. Revenons justement à la question démographique : le fait que des centaines de milliers d’Alsaciens quitteront leur région pour rejoindre la France montre que la question du sentiment d’appartenance nationale n’a pas été tranchée en 1872, et qu’une génération plus tard, elle reste d’une brûlante actualité, dans des proportions inédites même à cette époque de revendications nationales poussées.
Un autre exemple de division de la population vis-à-vis de l’annexion est le rapport au service militaire obligatoire. En 1872, sur 33 475 inscrits, 7 454 seulement s’y présentent. 42 ans plus tard, jusqu’à 20 000 hommes franchiront la frontière pour aller se battre côté français. La propagande française saura exploiter de nombreuses anecdotes, comme celle de ces 584 Alsaciens qui lâcheront en août 14 le 99e régiment d’infanterie bavarois au sein duquel ils combattent sur le plateau de Niargoutte (commune de Plaine, près de Saint-Blaise-la-Roche), pour rejoindre les lignes françaises. Mais plusieurs milliers d’Alsaciens s’engageront aussi volontairement dans l’armée allemande, se mêlant à la grande majorité de ceux qui enfileront l’uniforme du Reich sans protester ou tenter de déserter, la plupart du temps du fait des pressions exercées par les autorités sur les appelés eux-mêmes ou sur leurs familles. Et plus nombreux encore seront les Alsaciens qui se battront jusqu’au bout dans l’armée allemande, parfois par sens du devoir, souvent par contrainte, et la plupart du temps avec résignation. Alors que la question de la conscription et du service militaire est fondamentale dans l’Europe à l’ère des nationalismes, faut-il conclure à une intégration renforcée des Alsaciens dans la société allemande de l’époque ? Tout semble montrer que non.
Pendant toute la durée de l’annexion, le cadre militaire reflète le statut d’infériorité latente des Alsaciens et Mosellans. L’exemple le plus fameux de cette situation douloureuse réside dans l’affaire de Saverne. En 1913, alors que les tensions autour des conséquences du traité de Francfort resurgissent dans un contexte de durcissement des relations franco-allemandes, le tout jeune lieutenant Gunter von Forstner s’en prend violemment aux soldats alsaciens et lorrains sous ses ordres. Traités de « Wackes » (voyous, chenapans), ces derniers sont obligés de sortir du rang pour se faire humilier en public devant les Altdeutschen à qui von Forstner promet 10 marks s’ils poignardent un soldat alsacien. Après que des manifestations populaires aient entraîné des mesures de répression arbitraire, l’incident de Saverne ébranlera la vie politique du Reich. Si des protestations, dans toute l’Allemagne, contre l’arbitraire militaire et les abus contre la population, montreront une certaine solidarité de la société civile allemande avec ces Alsaciens qu’on estime lésés dans leurs droits de citoyens, cette affaire montre que la place des ressortissants d’Alsace-Moselle dans la société du Reich était encore loin d’être assurée.
Alors que l’opinion publique allemande voyait l’Alsace intégrée à l’Empire du fait d’un affaiblissement de la contestation initiale, le caractère anti-allemand que prend la contestation des autorités militaires dans la région est une mauvaise surprise. Suite à l’affaire de Saverne, la méfiance vis-à-vis des Alsaciens l’emportera sur l’élan de solidarité qui s’était manifesté au plus fort de la crise. À la veille de la Grande Guerre, le fossé entre ceux qui souhaitent, au sein de l’opinion publique alsacienne, poursuivre l’intégration dans la société allemande, et ceux qui s’opposent toujours à l’annexion, se creuse à nouveau, ruinant ce qui semblait être un début de « dégel » au sein d’une population fracturée.
La question institutionnelle et statutaire
On l’a vu plus tôt, la question du statut des provinces annexées et de la représentation politique pèse tôt dans l’opinion alsacienne. Elle est en fait cause et conséquence du ressenti populaire. Au moment où, en vieille France, la IIIe République succède à un Second Empire qui s’était déjà fortement libéralisé sur le plan politique, les princes allemands réfléchissent à voix haute sur la manière de se « partager » l’Alsace, comme nous l’avons vu plus haut. Cela accrédite au sein de l’opinion alsacienne l’idée que leur région sera le lot d’une puissance étrangère. Jusqu’en août 1871, la région était gouvernée par un « Generalgouverneur » chargé d’expédier les problématiques liées à l’incorporation du territoire dans le jeune Reich. Le mois suivait, Bismarck avait créé à la chancellerie impériale une sorte de ministère de l’Alsace-Lorraine. Désormais, le Reichsland était administré par un « Oberpräsident », Eduard von Moeller. Une Loi d’Empire promulguée le 30 décembre de la même année donne un premier cadre institutionnel à l’Alsace-Lorraine. Son paragraphe 10, surnommé le « paragraphe de la dictature » et qui inquiète une population encore brusquée par cette transition politique expéditive, confère à l’Oberpräsident les plein-pouvoirs en cas de danger pour la sûreté publique, une notion suffisamment vague pour que chacun se sente menacé. Alors que, de l’école à l’Université (inaugurée début mai 1872), la germanisation culturelle commence à peine à se mettre en place, l’Alsace a le sentiment de vivre sous une occupation militaire : les tentatives de créer un cadre favorable à la pacification de ce territoire sont donc contre-productives.
En janvier 1873, le redécoupage administratif, qui voit les anciens départements français devenir des « Bezirk », chacun divisés en « Kreise » (8 en Basse-Alsace, 6 en Haute-Alsace) n’a pas de grande incidence sur l’opinion. Les « Bezirktag », dont les attributions sont proches de celles d’un conseil départemental, accueillent des Alsaciens. Mais les « Bezirkspräsident » et les « Kreisdirektor » sont tous allemands, venus parfois de loin, ce qui mécontente la population. On remarque cependant que si les Alsaciens souhaitent gérer eux-mêmes leurs affaires, la remise en question de l’annexion s’essouffle vite : bientôt, l’opinion penche davantage en faveur d’une autonomie dans le Reich. Auguste Schneegans – qui fait partie de ces quelques « optants » qui ont fini par revenir en Alsace faute d’avoir réussi à monter une affaire en France, ou se sentant méprisés pour leur maîtrise de la langue –, incarne le mouvement autonomiste qui naît dès 1873. Son Elsässer Journal sera le principal relais des idées régionalistes.
Le 1er janvier 1874, la Constitution d’Empire est introduite en Alsace-Moselle. Signe que le Reichsland est toujours considéré comme une région de second ordre, les Alsaciens-Mosellans n’ont pas de représentation au Bundesrat. Mais ils peuvent désormais envoyer des députés au Reichstag. Pour ces premières élections législatives, la participation est forte (75% de votants), et le résultat sans appel : les protestataires obtiennent 78% des voix. Jusqu’en 1887, l’ensemble des députés locaux seront protestataires (avec un seul député pro-allemand cependant en 1884). Nous avons vu plus haut que les prêtres catholiques jouent un rôle important dans la « résistance » à la germanisation. Or, 6 des 11 députés alsaciens-mosellans sont des ecclésiastiques en 1874. Les 9 députés proprement alsaciens marquent la séance législative du 18 février à Berlin. Ainsi, Edouard Teutsch, député de Saverne, affirme ouvertement que les Alsaciens sont victimes d’un mariage forcé et demande l’autodétermination pour la région. Si la tonalité d’un tel discours reprend l’hostilité à l’Allemagne qu’expriment les annexés dans leur majorité, il ne faut pas non plus y voir un plaidoyer francophile : en reprenant les grandes lignes de la « Protestation de Bordeaux », Teutsch montre aussi que les Alsaciens-Mosellans ont été abandonnés par le reste de la France. Teutsch est suivi à la tribune de Mgr Raess, qui exprime lui aussi son refus de faire allégeance au Reich, mais qui, se voulant plus conciliant que le député de Saverne, affirme que ses électeurs ne comptent pas remettre en cause l’annexion. Le grand public ne retient de ce discours de Mgr Raess que l’idée de la résignation, ce qui lui vaudra des remontrances d’une grande partie de l’opinion, dont beaucoup de prêtres. Cependant, Berlin comprend que la situation ne peut durer, et cherche une soupape de sécurité pour ne pas accroître le mécontentement de la population. Le 29 octobre, un rescrit impérial autorise le Reichsland à avoir son « Landesausschuss »
Il ne s’agit cependant pas d’un parlement régional élu, mais d’une délégation de 30 membres (dix pour chaque « Bezirk », élus par le « Bezirksrat »). Le Landesausschuss n’a qu’un pouvoir consultatif, en tout cas jusqu’en 1877 où il lui est possible de participer à l’élaboration des lois locales avec l’accord du Bundesrat. Le Reichstag n’ayant pas son mot à dire, les Alsaciens-Lorrains le voient de plus en plus comme le lieu où exprimer à l’échelle fédérale leurs demandes d’émancipation. La même année voit aussi la mise en place d’une circulaire qui créé un certain émoi : les officiers d’État-civil n’ont plus le droit d’accepter les prénoms français. Toujours en 1877, les autonomistes enregistrent un succès croissant durant les élections au Reichstag. Il s’agit désormais de trouver des marges de manœuvre au sein même du Reich, pour ménager la meilleure situation possible pour l'Alsace faute d'alternative crédible (Berlin reste sourde aux revendications locales, Paris ne remet pas en cause le Traité de Francfort). De nouvelles élections l’année suivante voient le retour à la députation de Jacques Kablé, qui se fait le porte-voix d’un programme « de protestation et d’action », et reste populaire auprès d’une bonne partie de l’opinion.
L’Empire décide de donner de nouveaux gages au Reichsland en 1879, ce qui prouve que la contestation ne faiblit pas. Le 4 juillet, une loi relative à la Constitution et à l’Administration de la région est adoptée par le Reichstag. La fonction si controversée d’Oberpräsident est supprimée, de même que la section de la chancellerie dévolue aux affaires d’Alsace-Lorraine. Un poste de Staathalter (gouverneur) est créé, avec un « Ministerium für Elsass-Lothringen » qui siège à Strasbourg mais ne contient que des Allemands. Un Staatsrat de 12 membres, à la fonction délibérative, contient quelques membres alsaciens, mais cela n’enlève pas de la tête des administrés le sentiment d’être dirigés par des « Schwowe ». Le nouveau Staathalter, Ewin von Manteuffel, s’en inquiète lui-même. Autre changement de taille : le Landesausschuss, aux compétences toujours limitées, comporte 28 députés élus au suffrage indirect. Mais le Reichsland n’est toujours pas démocratiquement représenté au Bundesrat… Le sentiment de non-représentation va perdurer pendant des années, mais est contrebalancé par deux phénomènes plus heureux : le redémarrage économique, qui est en partie le fruit d’une réadaptation des industries et du marché régionaux qui deviennent moins dépendants des échanges avec la France (et donc des droits de douane), et l’institution de mesures sociales qui satisfont globalement la population. Ces dispositifs, comme la loi de 1883 sur l’assurance maladie, sont en avance sur la législation française.
De fil en aiguille, l’opinion alsacienne-lorraine se fait aux nouvelles institutions, qui deviendront pleinement représentatives avec la Constitution de 1911 qui donne au Reichsland un statut quasi-égal aux autres États fédérés. L’affaire Schnaebelé de 1887 par exemple, si elle remet sur la table la question d’Alsace-Moselle dans un contexte de refroidissement des relations franco-allemandes, n’a pas une influence déterminante dans l’opinion alsacienne qui préfère se concentrer sur l’émancipation au sein de l’Empire. En fait, l’opinion semble s’adapter à une intégration de plus en plus large dans la vie politique allemande. Même si les régionalistes et protestataires restent arithmétiquement le premier « bloc » électoral, la population vote de plus en plus pour des partis « allemands ». Cependant, ce vote reflète aussi les divisions, évoquées plus haut, de la population entre des groupes religieux ou communautaires. Le SPD, qui connaît une forte progression à partir de 1890 (année qui coïncide avec la mort de Bismarck et voit l’autonomise reculer), est d’abord le parti des Altdeutschen. Le Zentrum représente les intérêts des Catholiques. Là où le Zentrum est, au sein du Reich, opposé au Kulturkampf, il est en Alsace le parti des Catholiques protestataires, enregistrant ses meilleurs scores notamment dans les vignobles et la campagne. Nicolas Delsor, qui anime une Revue Catholique d’Alsace où sont écrits des articles en français, sera l’une des principales figures de ce catholicisme opposé à la germanisation. À l’inverse, le courant libéral attire à partir des années 1890 les Protestants, qu’ils soient alsaciens d’origine ou Altdeustchen. Le retournement de situation lié à l’incident de Saverne qui exacerbe des tensions que l’on croyait endormies, et la marche à la guerre en 1914 achèveront de faire éclater ce qui semblait être un début d’intégration dans le Reich. L’opinion était-elle en voie de résignation, ou plutôt en train de s’ouvrir avec plus d’intérêt à la société allemande ? Il est difficile de trancher, même après des décennies de débat historiographique.
L’idéalisation de l’Alsace-Lorraine et l’appel à la reconquête du territoire dans les arts
L’Alsace-Moselle dans les chansons françaises
Alsace et Lorraine, écrite par le parolier Gaston Villemer est l’une des chansons populaires les plus célèbres des débuts de la IIIe République. Elle connaîtra un regain d’intérêt lors de la crise boulangiste de 1887-1890, permettant de faire vivre le souvenir des provinces perdues et de conserver l’idée d’une la reconquête de l’Alsace au sein des revendications populaires. Aux côtés du Fils de l’Allemand, cette chanson qui appelle à la haine contre les « Boches » n’a, contrairement à une légende, pas été apprise par cœur par les écoliers français. Ceux-ci apprenaient en revanche les Chants du soldat de Déroulède, ainsi que les vers – souvent médiocres et grossièrement militaristes – du fondateur de la Ligue des Patriotes. La plupart des chansons françaises évoquant l’Alsace-Lorraine évoquent l’envie de Revanche et la solidarité avec l’Alsacien qu’on estime opprimé par l’ennemi allemand commun, ou le deuil de provinces peut-être perdues à jamais. Mais d’autres, qui se situent plutôt dans la nostalgie de l’Alsace et de la Lorraine françaises ou dans l’esprit (plus joyeux mais également belliqueux) d’une victoire prochaine. Ainsi, Le Rêve passe, d’Armand Foucher et Charles Helmer, rappelle la gloire des soldats de Kléber, évoque « le vieux Strasbourg [qui] frémit sous ses cheveux de neige » (est-ce l’objectif suprême de la victoire contre l’Allemagne, ou bien le mirage d’une ville que la France ne retrouvera jamais plus ?), abaisse « l’hydre au casque pointu » pour mieux célébrer la supériorité de la France de l’An II et de l’Empire, à la gloire de laquelle les Alsaciens et Mosellans ont participé. Ce genre de chansons célébrant l’Alsace et la Lorraine françaises est plus ambigu, car on ne sait pas si elles s’inscrivent dans le souvenir de provinces perdues idéalisées dont il faudra un jour ou l’autre tourner la page (un « rêve » qui ne redeviendra plus réalité), ou si elles participent du combat culturel en faveur de la Revanche et de la reconquête (un « rêve » qui doit inspirer le soldat français).
Bartholdi, un Alsacien francophile dont l’œuvre sert en partie la propagande en faveur de l’Alsace française
Le célèbre sculpteur colmarien Auguste Bartholdi, chef d’escadron et proche de Garibaldi au cours de la guerre de 1870, est engagé dans des réseaux visant à faire vivre l’enjeu alsacio-mosellan (il est par exemple membre de la Loge Alsace-Lorraine, chambre maçonnique à la vocation avant tout patriotique). Mais c’est évidemment dans le domaine des « beaux arts » que sa contribution est la plus nette. Son monument auvergnat à Vercingétorix s’inscrit dans un renforcement de la propagande autour de « nos ancêtres » les Gaulois, mythe nationaliste qui se développe vraiment sous Napoléon III mais qui trouve un nouvel élan avec la question des provinces perdues puisqu’il stipule que les civilisations gauloise puis gallo-romaine étaient déjà séparées de la barbarie germanique par le Rhin, proclamé frontière naturelle de la France depuis 2000 ans. Le Lion de Belfort (reproduit place Denfert-Rochereau à Paris), qui commémore la résistance héroïque des belfortains en 1870, est aussi un monument à la seule grande ville historiquement alsacienne à ne pas avoir été annexée du fait de sa bravoure. Comme nous le verrons plus bas, les origines de Bartholdi seront instrumentalisées y compris au moment de l’inauguration de la Statue de la Liberté. Le fait que le plus célèbre sculpteur de l’époque soit un « Alsacien patriote » et que la statue représentant les valeurs de la Révolution française dans le monde entier soit celle d’un homme qu’on présente comme un exilé est du pain béni pour la propagande pro-Alsace française.
Erckmann-Chatrian, Barrès, Bazin, Daudet… l’Alsace fantasmée des poètes et romanciers
Les Oberlé (1901) de René Bazin connaît un vif succès dès leur parution, et sera constamment réédité. Le roman prend place à Alsheim, un bourg fictif qui rappelle cependant des localités existantes, et montre les souffrances liées à la division de la société alsacienne au sein d’une famille. Le père, Jospeh Oberlé, incarne ces Alsaciens qui choisissent de « collaborer » avec l’Allemand pour sauver leur entreprise familiale. Le fils, Jean, envoyé à Berlin pour étudier et devenir magistrat, se rend compte qu’il n’a pas « l’esprit allemand », et retourne dans la Plaine reprendre la scierie de son père, attendant – le « grand retour » est une constante de l’œuvre de René Bazin – que l’Alsace revienne à la France. Il finira par déserter l’armée du Reich et quitter le pays. Philippe, le grand-père, incarne un esprit de résistance qui, à une époque où les Alsaciens sont rares à vouloir encore en découdre, relève plutôt du fantasme de l’écrivain français. Mais son opposition aux Allemands, quand elle passe par son refus de voir sa petite-fille Lucienne épouser l’officier Wilhelm von Farnow, est plus plausible. De même, Moniqe, la femme de Joseph Oberlé, est « résistante ».
Maurice Barrès mène un combat culturel revanchiste et viscéralement germanophobe sur lequel nous ne nous attarderons pas. Sa vision de la société alsacienne de l’époque dans Au service de l’Allemagne a de quoi émouvoir le lecteur français, mais elle ne semble pas fidèle à la réalité décrite dans la partie précédente de cet exposé. Les descriptions qu’il fait du mont Sainte-Odile dans cet ouvrage valent cependant le détour. L’Alsace est représentée dans les romans barrésiens dans toute sa splendeur, pour en faire une terre romantique, un paradis perdu, plutôt qu’un simple champ de bataille politique. Barrès n’oublie cependant pas de faire passer ses messages : il dépeint une Alsace qui conserve son charme et sa chaleur malgré une oppression « prussienne » haïssable, qui malgré les perversions de l’infâme esprit germanique garderait son âme… éminemment française. Comme souvent chez l’auteur des Déracinés, un fond de vérité ressort déformé par les motivations politiques du militant et les exagérations stylistiques du poète.
Émile Erckmann et Alexandre Chatrian, qui avaient déjà centré leur œuvre sur l’Est de la France et connu un immense succès avec L’Ami Fritz, dressent un portrait un peu plus authentique de leur région d’origine, mais leurs publications postérieures à 1871 traduisent une volonté de préserver l’identité des « provinces perdues ». Par peur qu’on l’oublie un jour, si l’Alsace et la Moselle devaient rester définitivement dans le giron allemand ? Daudet, engagé comme Barrès dans la cause nationaliste, est plus proche d’Erckmann et Chatrian dans la forme puisqu’il est spécialiste des contes, légendes et recueils de nouvelles. Mais il croque d’affreux Allemands et d’affreux traîtres au service de ces derniers, leur opposant de braves Alsaciens tour à tour victimes des occupants ou plus fort qu’eux. Les Contes du Lundi, sur un ton comique mais acide, ridiculisent ceux qui font allégeance au Kaiser, comme le juge Dollinger du tribunal de Colmar, personnage lâche et ventripotent qui meurt dans la honte de sa collaboration et ne voit à son enterrement que des Allemands. Les Cigognes fait intervenir l’oiseau symbole de l’Alsace sur le ton du légendaire et du merveilleux : elles viennent aux Alsaciens, oppressés de différentes manières par des Prussiens décrits comme les vilains d’un comte de fées.
Le rôle moteur des « provinces perdues » sous la IIIe République
La IIIe République : un projet politique où la mémoire de 70 et de la perte des provinces perdues joue un rôle moteur
La IIIe République, en dépit de la relative instabilité de son exécutif et des nombreuses menaces intérieures qui ont failli l’emporter, se distingue par sa capacité à porter des projets de long terme, qui survivent à la valse des gouvernements. C’est un régime pleinement tourné vers l’avenir, et le fait que les monarchistes, les bonapartistes ou les socialistes ne manquent jamais une occasion de rappeler dans quelles circonstances tragiques il a pu naître n’enlève rien au fait que la nouvelle France républicaine n’est certainement pas un pays frustré par l’amputation de son bras Est, occupé à ronger son frein en attendant sa Revanche et la reconquête de Strasbourg. Malgré tout, la mémoire de la Guerre et des provinces perdues vit derrière la plupart des réalisations de la jeune République. Elle en est même un acteur opérationnel.
Le plus connu des grands projets de cette IIIe République est un dessein géostratégique. Il s’agit de l’entreprise coloniale, initiée comme beaucoup de chantiers « républicains » par le Second Empire. Là encore, le souvenir de 1870 est au cœur des préoccupations. La France cherche-t-elle sa « place au Soleil » pour tourner la page des provinces perdues et s’atteler à la création d’une République universelle (quitte à abandonner l’Alsace-Lorraine aux Allemands et donc aux limbes de l’Histoire), où prend-elle le large avec l’espoir de marcher un jour vers le Rhin, quand elle aura recouvré sa puissance militaire ? Dans un premier temps, cette question concerne surtout les milieux dirigeants, les Français s’étant longtemps montrés indifférents à l’impérialisme à la différence notoire des Britanniques.
Le « parti colonial », en portant à l’autre bout de la planète les limites du pays, s’affranchit du retour aux frontières naturelles de la France (une doctrine géopolitique défendue entre autres par Richelieu, Danton ou bien plus tard par le Général de Gaulle). Mais il serait faux d’affirmer que l’entreprise coloniale a vocation à compenser la perte des départements frontaliers ; même lorsqu’il s’agit de créer de « nouvelles Frances », il faut garder à l’esprit le souvenir de la « blessure saignante ». Il y a bien une opposition entre partisans d’une politique étrangère centrée sur les affaires du Vieux continent et partisans d’une ambition coloniale planétaire. L’objectif de long terme reste de retrouver l’ascendant sur l’Allemagne, et même de lui reprendre l’Alsace-Lorraine, préalable à la restauration de l’hégémonie française en Europe. Même quand la politique coloniale obéit à des calculs économiques et stratégiques « froids » (ne pas laisser des nations rivales profiter des incroyables atouts que représente la possession d’un empire d’exploitation, refaire de la France l’une des toutes premières puissances mondiales), l’idée qu’une France ainsi renforcée sera à même de laver l’humiliation de 1870 et de libérer une région qui a vu naître le patriotisme révolutionnaire n’est jamais loin. Dans le cas de la France républicaine, le colonialisme obéit d’ailleurs à des considérations politiques davantage qu’à des motifs économiques. Et si Strasbourg et Metz devaient rester allemandes, alors la politique de puissance planétaire viendrait effacer l’humiliation évoquée plus haut.
Malgré sa volonté de bâtir un patriotisme à vocation universelle censé dépasser la seule patrie des Droits de l’Homme (l’historiographie de l’époque met à l’honneur l’intervention de Garibaldi), la IIIe République semble forcée de regarder vers l’Est : la Statue de la Liberté qui se dresse à partir de 1886 à l’entrée de New York, est comme nous l’avons vu l’œuvre d’un colmarien qui entend retourner un jour dans sa ville natale en tant que citoyen français. En évoquant la « petite patrie » perdue de Bartholdi lors de la présentation de la Statue de la Liberté, Laboulaye soulève les applaudissements. « Miss Liberty » tient également debout grâce à l’ossature métallique conçue par un Franco-Suisse né dans le Haut-Rhin, Maurice Koechlin, qui sera l’autre père de la Tour Eiffel.
Quand le souvenir de la débâcle et ses leçons forme les générations de l’après-1870… avec la reconquête de l’Alsace-Moselle en tête ?
Le gigantesque chantier que furent la théorisation et la mise en place de l’Instruction universelle (gratuite, laïque et surtout obligatoire) a obéi en premier lieu à une volonté sincère de bâtir l’égalité des chances, de concrétiser enfin l’idéal révolutionnaire de la méritocratie qui l’emporte sur les déterminismes sociaux. Les « hussards noirs » chers à Péguy ont réellement pour priorité de garantir la maîtrise des fondamentaux et de former des citoyens à l’esprit critique ; le mythe d’une Instruction publique intéressée, dont la vocation archéo-fascisante aurait été de républicaniser par la force le pays et de former des lignards fanatisés relève du mythe… mythe qui relève du roman national en lui-même.
Pourtant, le programme délivré par l’école de la République se teinte rapidement de nationalisme, un nationalisme qui regarde vers la ligne bleue des Vosges et la plaine qui s’étend derrière. Le messianisme patriotique prend la place de ce Dieu que Nietzsche a déclaré mort. Pour renforcer la cohésion nationale, la République cherche à intégrer les « petites patries », parfois en imposant le français aux idiomes locaux. Si la géographie sert d’abord à faire la guerre, l’enseignement de cette matière se limite presque à la fin du XIXe siècle à sa seule fonction militaire. Comme nous le verrons en III avec l’exemple du Tour de la France par deux enfants, le petit Français apprend, en même temps que le nom de chaque région, qu’il devra défendre cette dernière contre le Boche qui viendra de l’Est comme Attila ou les Hongrois avant lui. Parce qu’il faut se préparer à prendre une Revanche sur l’Histoire, c’est cette dernière qui est au cœur de la formation du citoyen.
« L’Angleterre est un empire, l’Allemagne est un pays, la France est une personne », pouvait écrire Michelet. À la lecture du Petit Lavisse, la France semble être une héroïne romantique amenée à se battre au fil des siècles pour réaliser le destin que lui ont tissé les Parques : ériger la République des Droits de l’Homme. « La France avait beaucoup souffert des fautes commises par Louis XIV et Louis XV. La France désirait que le roi ne fût plus libre de faire tout ce qu’il voulait, et que la [N]ation eût le droit de s’occuper de ses affaires ». Qu’advient-il aux chefs de ces Gaulois patriotes, représenté comme on l’a vu par Bartholdi, dont la reddition a fait l’objet d’une « peinture pompier » de Lionel Royer ? Vercingétorix a « combattu pour défendre sa patrie » et « est mort dans une affreuse prison ». Mort pour la France éternelle, que le Rhin et non les Vosges séparaient déjà de la « race » germanique à qui les Romains n’ont pu apporter la civilisation. Les oripeaux dont seront affublés pour des décennies les Gaulois, les Francs, les Vikings, les Anglais, les coalisés de 1815 et autres acteurs populaires de l’Histoire de France trouvent en grande partie leur origine dans le souvenir de 70. L’Anglais a « occupé » la France, l’Allemand lui vole l’Alsace et la Lorraine. Consciemment, quand il s’agit de mettre en place une propagande (si les Français sont censés être le peuple le plus héroïque de la Terre, la défaite face à la Prusse et la perte de l’Alsace n’est qu’une parenthèse qu’il convient de corriger), ou inconsciemment quand le paradigme de la Guerre franco-allemande vient se greffer sur d’autres événements historiques.
La ligne bleue des Vosges
Un détail de la place de la Concorde en dit long sur l’état d’esprit général en vieille France à l’époque où le sentiment anti-allemand s’apaise en Alsace, sans que ne disparaisse l’affection pour la France. Une quinzaine d’années après la Semaine sanglante, Paris a tourné la page de la guerre civile et rivalise avec Londres par son dynamisme censé refléter celui d’une France qui a changé de visage. Mais elle n’a pas tourné la page de la guerre contre l’Allemagne. Le voyageur peut constater à quel point la blessure de 1870 a du mal à être pansée. Un fait qui n’échappe pas au jeune Winston Churchill lors d’un séjour dans la capitale française en 1883, bien loin de savoir qu’il aura à mener deux guerres contre deux Reich allemands.
Le temps où l’on entonnait autour d’un verre les chansons belliqueuses de Villemer est passé, mais le souvenir de 1870 et de la perte de l’Alsace-Lorraine reprend peu à peu vie à mesure que les Français s’attachent à leur République. À mesure, aussi, que les mémoires se réconcilient et que le passé « passe mieux ». Jusqu’à la fin des années 1880, le souvenir des provinces perdues rencontre peu d’écho, voire pas du tout, dans le débat politique intérieur. Même à l’évocation de la figure de Jeanne d’Arc, l’idée d’en découdre n’est pas forcément majoritaire. Quand Monet peint les rues de Paris pavoisées (La Rue Montorgueil), ça n’est pas pour faire la promotion d’un nationalisme qu’il rejette, mais pour fêter une République qui regarde vers l’avenir et veut se suffire à elle-même.
Le retour en force du souvenir de 1870 dans la vie publique française ne procède donc pas d’un soudain regain d’intérêt pour le sort de l’Alsace. Si la mémoire de 70 est ravivée, c’est également en raison d’un sentiment de culpabilité qui anime de nombreux « anciens » vis-à-vis des jeunes générations : non seulement la Revanche ne s’est pas faite, mais le souvenir de la Guerre semble avoir été mal transmis. On recommence à publier des témoignages, des souvenirs, des correspondances, dont le flot s’était tari dès la fin des années 1870.
Quand Édouard Detaille peint Le Rêve en 1888 (monument de la peinture française qu’Armand Foucher et Charles Helmer mettront comme nous l’avons vu en musique en 1906 ou 1907 à des fins nationalistes), il ne peint pas le souvenir romantique d’une épopée passée, mais le rêve de Revanche qui devrait animer tout soldat français. Detaille, qui avait sa carte à la Ligue des Patriotes, s’inscrit dans une « guerre culturelle » gramscienne, qui vise à rassembler les Français derrière leur armée, leur patriotisme inclusif fondé sur les valeurs de la Révolution et leur Histoire, qui devraient les amener a priori à rejoindre le camp de la Revanche. Déroulède avait rencontré un succès immense lors de la parution de ses Chants du soldat, que Ferry aura à cœur de distribuer dans les salles de classe comme nous l’avons vu plus haut.
Un succès loin d’égaler celui du Tour de la France par deux enfants, à la fois manuel de Géographie physique et humaine, Bible citoyenne (Augustine Fouillée n’est pas hostile à la République) et manifeste moralisateur. Le Tour de la France par deux enfants raconte l’histoire de deux jeunes garçons, André et Julien Volden, qui, orphelins à la fois de leurs parents et de leur patrie, décident de quitter Phalsbourg (petite ville mosellane où j’ai personnellement passé ma première année au Lycée) après l’annexion allemande. La France qu’ils découvrent est riche de ses « petites patries » qui forment la grande. Le message est clair : de même que la Bretagne, la Gascogne, la Provence ou l’Auvergne sont les reflets d’une France diverse à laquelle tous les petits citoyens doivent s’attacher, l’Alsace n’est pas une terre allemande mais une province française au patois et aux coutumes particulières. De même, André et Julien représentent une jeunesse alsacienne prisonnière des griffes de l’infâme occupant. Le jeune Français doit s’apitoyer sur le sort de ses compatriotes qui, de l’autre côté des Vosges, vivent sous le joug étranger, et se préparer à les délivrer un jour. Jusqu’à la Colline inspirée de Barrès en 1913 (roman qui consacre plutôt « l’âme » de la Lorraine), la mobilisation culturelle pour inciter les Français à regarder vers l’Est restera intense.
Le souvenir des provinces perdues et le revanchisme à l’ère du durcissement des relations franco-allemandes (fin des années 1880-1914)
À force « d’en parler souvent, y penser jamais », Gambetta et les Républicains poussent bientôt les partisans de la Revanche à battre le pavé.
Freycinet, en faisant à nouveau de la rivalité avec l’Allemagne l’axe majeur de la politique étrangère de la France, avait fait tomber quelques tabous. La succession des « affaires » (affaire Schnabelé en 1887, Coup de Tanger en 1905, crise d’Agadir en 1905, incident de Saverne quelques mois avant que l’Europe n’entre en guerre…), en remettant en permanence sur la table l’option d’une guerre avec l’Allemagne, ravive sans cesse le souvenir de la Défense nationale et de la signature d’une paix plus humiliante encore que la débâcle elle-même.
Côté allemand, le pouvoir scrute depuis longtemps les velléités revanchistes de l’Erbfeind (ennemi héréditaire) français. Quelques années après le conflit, Bismarck envisageait déjà la répétition de celui-ci, pleinement conscient du fait que la France ne pardonnerait jamais l’amputation de son territoire. Mais tout comme les Français affirmeront avoir été agressés dans leur pacifisme, les milieux dirigeants allemands considéreront au moment d’entrer en guerre que la France s’oppose à une volonté allemande de détente. De même, les Français estimeront que l’Allemagne était déjà dans une perspective agressive en « occupant » l’Alsace, là où les Allemands considéreront que la France attaque une province allemande en voie de réintégration dans la mère patrie après avoir été occupée par la France depuis le XVIIe siècle…
Qui entretient le souvenir de 70, entretient celui de la naissance de la IIIe République, et l’idée répandue chez les plus conservateurs que les républicains sont parvenus au pouvoir « par effraction ». Le régime est vu comme incapable de rassembler les Français, de corriger les travers de la société, et surtout de tenir tête à l’Allemagne maudite. Fort, « on ne l’est pas en République », dit Maurras. Pour certains Républicains imprégnés du « devoir de mémoire » de 1870 et résolument attachés au maintien d’institutions démocratiques, la République sera en danger tant que les valeurs sur lesquelles repose la monarchie allemande n’auront pas été décrédibilisées. L’idée que la conception allemande de la nation est anti-républicaine et construite contre la France fait son chemin. Car le souvenir de 70 pèse inconsciemment ou non sur la manière de penser la République, de concevoir la Nation et de structurer sur la France un nouveau regard sur elle-même. Même la conception que Renan donne de la Nation se nourrit d’une justification à apporter au retour de l’Alsace-Lorraine au pays. Dans tous les partis ayant un poids réel dans la vie politique française de 1871 à 1914, la question alsacienne est donc déterminante, y compris autour de sujets qui devraient s’en éloigner a priori. Ainsi du débat sur les institutions : les défenseurs du régime parlementaire agitent parfois, face aux populistes, l’épouvantail de l’autoritarisme allemand et appellent à surmonter les divisions partisanes en communiant dans l’amour de la patrie et l’espoir de la Revanche, quand les partisans d’un exécutif plus fort comme Déroulède veulent un régime solide pour préparer la Revanche qu’une République collégiale ne permettrait pas.
Rendre justice à la mémoire alsacienne
L’opinion alsacienne, dans sa plus ou moins large majorité, n’a jamais véritablement « digéré » l’annexion à l’Empire allemand. La plupart des Alsaciens ont fini par s’intégrer progressivement à la vie intérieure de l’État allemand, tout en étant minoritaires à rejoindre la communauté nationale. Comme nous l’avons vu, de nombreux « optants » ont continué à rejoindre la France jusqu’en 1914, tandis que les aspirations régionalistes et francophiles ont gardé un poids et une vigueur considérable jusqu’à cette date. Les affaires telles que l’incident de Saverne ont révélé le malaise des Alsaciens au sein d’une Allemagne qui continuait de les traiter avec méfiance. Quant aux « Français de l’intérieur », s’il est faux de prétendre qu’ils aient été tous rassemblés derrière un désir de Revanche qui n’aurait jamais faibli, il est tout aussi faux d’affirmer qu’ils aient détourné leur regard des Vosges, oubliant peu à peu la blessure de 1871, qui ne s’est en vérité jamais refermée jusqu’à la Grande Guerre.
Nous avons vu au début de cet article que le maire de Strasbourg Émile Küss était mort de chagrin en apprenant la cession de l’Alsace-Moselle à l’Allemagne. Comme un clin d’œil de l’histoire, l’abbé Jospeh Cetty, à Mulhouse, est quant à lui mort de joie le jour de la libération de sa ville par la France, le 17 novembre 1918. Ces preuves spectaculaires d’attachement à la France sont évidemment peu représentatives de l’attitude des Alsaciens vis-à-vis de la « mère patrie » française, du Traité de Francfort à l’Armistice de Rethondes. Mais l’histoire ne mentionne pas d’Alsacien mort de joie à l’idée d’être annexé au futur Reich, ou mort de chagrin au moment du retour à la France. Nous avons cité l’abbé Cetty : les Mulhousiens avaient déjà réservé un accueil enthousiaste aux troupes du général Bonneau lorsque celles-ci avaient brièvement repris la ville du 7 au 9 août 1914, amenant les troupes allemandes à opter pour la fermeté et la répression comme si elles étaient en territoire occupé. Quelques jours plus tard, sur le plateau de Niargoutte, des centaines d’Alsaciens vidaient les rangs allemands en pleine bataille pour rejoindre les Français, comme le feront au total 18 000 Alsaciens et Mosellans durant la guerre, un nombre limité par les mesures de représailles des autorités impériales contre les familles et l’entourage des « réfractaires ». Il faudrait un article complet pour rendre compte de l’opinion et du comportement des Alsaciens au cours de la Première Guerre mondiale, ce que je compte faire sur ce blog.
Quoiqu’il en soit, j’espère avoir apporté ici un éclairage sur la question, brûlante et méconnue, de l’opinion alsacienne du temps de l’annexion à l’Allemagne. Rendons justice aux Alsaciens et à leur mémoire collective : non, l’Alsace n’a jamais délaissé la France et les Français, fût-elle incorporée pendant près d’un demi-siècle à une Allemagne triomphante et au faîte de sa puissance. Maintenant que la réconciliation franco-allemande semble enfin inébranlable, et que l’Alsace incarne mieux que tout le rapprochement de part et d’autre du Rhin, il est temps de réconcilier les mémoires, et de donner définitivement aux Alsaciens la place qu’ils méritent dans l’Histoire populaire et affective de la France.
Aurélien Duchêne