Bronzes d’Ife, ruines de Kano et Monomotapa : une autre vision de l’Histoire africaine
Quand l'archéologie des sites africains éveille de nouvelles questions sur l'Histoire globale.
Quand l'archéologie des sites africains éveille de nouvelles questions sur l'Histoire globale.
Alors que l’historiographie récente – notamment via les travaux pour l’Histoire générale de l’Afrique sous l’égide de l’UNESCO – s’emploie à reconstruire l’histoire oubliée du continent africain, la mémoire des civilisations d’Afrique subsaharienne réside souvent, faute d'écrit, dans des ruines et œuvre d’art énigmatiques qui ont intrigué des générations d’archéologues et d’historiens de l’art.
Ainsi des cités-États fondées par les Haoussas à partir du XIIe siècle, villes marchandes fortifiées bâties le long des routes du commerce transsaharien dans le Soudan central (région d'Afrique de l'Ouest sans rapport avec l'État actuel du Soudan), ou des vestiges encore mal connus du royaume de Kano. Parmi les caractéristiques de ces anciens États d'Afrique de l'Ouest, citons la place particulière qu'y occupaient les femmes, et ce jusqu'à l'époque moderne. L’une des femmes les plus puissantes du monde aux XVIe et XVIIe siècles n’était-elle pas la « reine guerrière » Amina, souveraine de la cité-État de Zazzau (actuelle Zaria au Nigeria) qui soumit ses rivaux régionaux et se rendit célèbre par sa bravoure ? Les femmes jouaient également un rôle de premier plan au Grand Zimbabwe, capitale de l’Empire Monomotapa dont les ruines imposantes ont étonné leurs découvreurs européens qui ont refusé d’admettre pendant des décennies que des Noirs aient pu bâtir une telle forteresse, allant jusqu'à imaginer une expédition phénicienne ou indienne au Zimbabwe. Dans la seconde moitié du XVe siècle, l’Empire Monomotapa était intégré au marché de l’océan Indien, échangeant son or contre les textiles du Gujarat. À la même époque, le Portugal explorait activement les côtes occidentales de l’Afrique, sur lesquelles ils seront solidement implantés quelques décennies plus tard. L’histoire des « Grandes Découvertes » aurait pu être différente si les Portugais avaient pu découvrir le Monomotapa à son apogée : mais lorsque ceux-ci pénétrèrent dans l’enceinte du Grand Zimbabwe, l’endroit tombait déjà en ruines, et les preuves matérielles de l’existence d’un commerce entre la région et l’Asie étaient enfouies dans le sol.
Le Bénin médiéval, en plein apogée artistique au XVe siècle et dont Braudel disait que « sa réputation dépass[ait] son étendue », était intégré comme l’Empire songhaï et celui du Mali aux circuits commerciaux qui allaient pour certains jusqu’au Caire. La région était fortement peuplée et émaillée de cités-États dynamiques, parmi lesquelles Ife. Cette ville se caractérisait en effet par une production artistique obéissant à des critères de réalisme « académique » plutôt qu’au symbolisme répandu sur le reste du continent noir. Nous autres Européens sommes en effet habitués à voir dans la quête du réalisme une signature artistique de l’Occident, du Groupe de Laocoon à la Pietà de Michelangelo, des bustes des Empereurs romains à ceux des grands hommes de la Révolution et de l’Empire. Au point que les africanistes qui ont étudié les sculptures découvertes sur le site d’Ife il y a quatre-vingt ans ont longtemps eu du mal à admettre qu’elles étaient l’œuvre d’artistes nés et morts dans la région.
La « Tête d’Ife », sculpture de bronze contemporaine des gisants des rois capétiens à Saint-Denis, semble avoir été réalisée selon des canons artistiques occidentaux. Elle représentait peut-être Oduduwa, premier « ooni » (roi) d’une lignée qui a perduré indirectement jusqu’à aujourd’hui. D’autres têtes de bronze – telle celle du roi Obalufon, fondue à l’époque où Giovanni Pisano réalisait la somptueuse chaire de la cathédrale de Sienne – montrent une production à grande échelle alors que le cuivre était quasi-introuvable dans les environs d’Ife. Ce matériau devait donc importé sur plusieurs milliers de kilomètres, preuve que la région était tout sauf isolée malgré les conditions géographiques. Mais la vitalité culturelle d’Ife connut un arrêt brutal avec les ravages de ce qui semble avoir été une épidémie de peste noire : à la différence de certaines régions d’Europe dont la population a pu chuter de 75% en quelques années à la même époque, Ife n’a pas réussi à retrouver son éclat, et sa culture a sombré dans l’oubli. Ife montre que la curiosité du monde et la volonté d’en rendre compte aurait pu amener à l’épanouissement d’un art africain complètement différent.
Si la peste noire n’avait pas fait son œuvre au Nigeria, le paradigme réaliste de l’art d’Ife se serait peut-être substitué dans d’autres régions au symbolisme qui domine l’art traditionnel africain, symbolisme que les Européens ont longtemps interprété comme la preuve du caractère sauvage et primaire de l’« art nègre ». En remontant les routes du commerce transsaharien ou en sortant du Golfe de Guinée, des bustes d’ooni en bronze auraient pu finir dans des cabinets de curiosité européens, voire trôner au milieu des statues antiques et des vases chinois dans la salle d’apparat de quelque famille patricienne. Pour rester dans l’histoire contrefactuelle, nous pourrions même imaginer que des artistes européens des XVIe ou XVIIe siècles auraient pu éprouver pour l’art réaliste africain le même intérêt que ces artistes français qui, en découvrant l’art japonais de l’estampe à la faveur de l’ouverture du Japon au milieu du XIXe siècle, découvrirent de nouvelles manières de peindre sans lesquelles l'impressionisme n'aurait pas vu le jour.
Pourquoi tant de « what if » sur ces oeuvres d'art africain ? Parce que la découverte des capacités artistiques d’une culture disparue ou incomprise contribue grandement à contenir la force des préjugés que l’on peut avoir sur elle. Ainsi la redécouverte des œuvres des orfèvres gaulois a-t-elle contribué à effacer le cliché d'une Gaule peuplée de rustres et de barbares, qui n'aurait découvert la civilisation qu'avec l'arrivée des marchands puis des légions de Rome. De même, les futurs colonisateurs européens auraient peut-être été moins prompts à nier l'existence de toute civilisation proprement africaine, et à voir dans l’Afrique un vaste espace sans histoire autonome, s’il n’avait pas fallu attendre 1938 pour découvrir le site d’Ife. Bien plus anciennes et situées à des milliers de kilomètres, les ruines de Méroé, Kerma ou Napata en plein désert de Nubie rappellent qu’une civilisation « noire » avait là aussi prospéré avant d’être définitivement emportée par le durcissement des conditions climatiques et la désertification. Nous ne savons pas grand chose de cette culture qui a laissé peu de traces, au point que son histoire ne peut être comprise à partir de seuls textes. Mais qu’auraient été nos connaissances des cultures gauloises, dépourvues d’écrit, si César n’avait pas mis par écrit la conquête de notre future pays ? Quel chemin l’histoire de l’Europe aurait-elle emprunté si les Grecs n’avaient pas, en adaptant l’alphabet phénicien, retrouvé l’usage de l’écriture au VIIIe siècle avant notre ère, après l’avoir perdu pendant toute la période des « Siècles sombres » ?
Les cultures africaines citées dans cet article se sont effondrées pour des raisons écologiques - ainsi du Grand Zimbabwe, dont la prospérité n'a pas survécu à la fragilité de son environnement - et démographiques - ainsi d'Ife, éradiquée par la Peste comme aurait pu l'être l'Europe à la même époque - peu avant le coup d'envoi des Grandes Découvertes et de leur volet africain. Ainsi, l'expansion planétaire de l'Europe a succédé à l'effondrement brusque de sociétés dynamiques et intégrées dans les réseaux commerciaux pré-mondialisés. A quelques décennies près, la rencontre des futurs colonisateurs et des colonisés en devenir aurait pu être toute autre, et le sort de l'Afrique en aurait été considérablement changé. Les bronzes d'Ife ou les ruines de Monomatopa nourrissent ainsi de passionnantes questions d'Histoire contrefactuelle, un champ de recherches encore peu développé en France où il est trop souvent associé à de l'uchronie.